Il s’agit notamment de celle du Laos (Rassemblement Orthodoxe Populaire) de Georges Karatzaferis, puni par son électorat pour sa participation au gouvernement d’union nationale du technocrate et académicien Loucas Papadimos, au pouvoir de l’automne 2011 au printemps 2012. Les valeurs de la résistance nationale, un ressentiment collectif antisystème, qui prend parfois des formes violentes contre le personnel politique de l’"ancien régime", dessinent un air de guerre civile.
Des sondages et des enquêtes scientifiques confirment cet état d’esprit qui a régné pendant une longue période (depuis l’été 2011), dont l’ambition pendant toutes ces années de crise était de "sortir les sortants". La défiance à l’égard du Parlement, du gouvernement et surtout des partis politiques est constante, tandis que la confiance en l’armée et la police et, dans une moindre mesure, en l’Église orthodoxe, est affirmée. Dans une première enquête scientifique de l’institut Dianeosis menée en 2016, la confiance envers les partis politiques ne recueille que 24 % et le Parlement 34 %, tandis que les taux de confiance en l’armée, en la police et en l’Église totalisent respectivement 69 %, 60 % et 50 %. La même enquête dévoile que les Grecs sont majoritairement suspicieux à l’égard de la mondialisation, considérée comme une "menace" pour le pays (57,8 %), tandis que la "fierté d’être grec" totalise un écrasant 95,3 %, et 70,7 % déclarent que la Grèce est en "déclin". Concernant l’Europe et l’Union européenne, alors que 69 % des personnes interrogées considèrent l’appartenance du pays à l’UE comme étant positive ou plutôt positive (contre 30,6 % qui la jugent négative ou plutôt négative), 53,9 % affirment que c’est l’UE qui bénéficie de l’appartenance grecque à son ensemble. Les réponses à la question "comment vous définissez-vous ?" sont également éloquentes : seuls 31 % se définissent uniquement comme Grecs, 61,1 % considèrent qu’ils sont d’abord Grecs et ensuite Européens, 4,6 % d’abord Européens puis Grecs, et 2,3 % seulement Européens. Si une large majorité accepte l’appartenance du pays à la zone euro (73,9 % contre 20,7 %), 77,3 % (contre 21,2 %) refusent toute cession supplémentaire de "souveraineté nationale" dans la perspective d’une Europe politiquement unifiée. Une seconde enquête réalisée par ce même institut en décembre 2016 dévoile une progression de l’euroscepticisme (59,6 % pour le maintien dans la zone euro, tandis que 33,1 % soutiennent l’abandon), tandis que la mondialisation demeure une "menace" (59,7 %). Les institutions les plus populaires demeurent la famille - qui devance nettement les autres, avec un taux d’adhésion situé entre 97 et 99 % -, l’armée, la police et l’Église.
Il convient néanmoins de souligner que la défiance à l’égard de la classe politique ne s’accompagne pas d’une remise en cause de la démocratie représentative, puisque la grande majorité des citoyens ne cherche pas "un homme fort" pour "sauver" le pays, et est plutôt "tolérante" à l’égard de l’immigration, comme le démontre une enquête de la Fondation pour l’innovation politique de 2017. Si l’autoritarisme n’est ainsi pas à l’ordre du jour, les sensibilités évoluent : une enquête menée par Dianeosis en 2018 dévoile que 47,5 % des sondés considèrent que le pays a besoin d’un "homme fort" (contre 41,8 % qui pensent le contraire) et parmi eux, le plus en vue est Poutine (30 %), suivi de Merkel (14,2 %) et Macron (12,8 %), tandis que Trump ne recueille que 2,1 % des suffrages.
Ainsi, l’attachement à la démocratie représentative, mais également à l’Union européenne et à l’euro demeurent, malgré un fort rejet du système politique en place et une émergence de la question nationale face à des "périls nouveaux", la mondialisation perçue comme une "menace" pour l’"identité" grecque et la sauvegarde de la souveraineté nationale. De ce point de vue, même s’il puise ses slogans dans un passé social et politique de résistance nationale grecque, l’imaginaire de cette "révolte contre les élites" ne manque pas de participer à ce que Pierre-André Taguieff a qualifié de "revanche" d’un nouveau nationalisme de style populiste.
Nouveaux clivages politiques et intégration systémique
Comme déjà indiqué, l’ébranlement du système politique et partisan, dont la principale victime a été le Pasok, et l’apparition de nouvelles formations politiques reposent sur le nouveau clivage entre les anti- et les pro-mémorandum. Le Syriza, qui va occuper progressivement sur l’échiquier politique la place du Pasok comme pôle anti-droite, adopte une rhétorique contestataire populiste et même nationaliste, bien que non déclarée. C’est sur cet axe que va se former son alliance gouvernementale avec les souverainistes de droite des Grecs Indépendants, donnant un exemple unique en pratique à l’échelle européenne d’une "convergence des extrêmes". Le slogan de Syriza pendant ses années d’opposition (entre 2011 et 2014), selon lequel il entend supprimer les mémorandums "d’une seule loi" votée au Parlement dès qu’il accédera au pouvoir, illustre son volontarisme populiste anti-austérité, doublé d’une défense de la souveraineté nationale. L’allocution de Tsipras annonçant la tenue du référendum du 5 juillet 2015, par lequel les citoyens ont rejeté les propositions des créanciers à 61,31 % (contre 38,69 %), évoquant "l’ultimatum" inacceptable, une situation que, selon Tsipras, le peuple grec connaît en raison de son histoire de résistance aux provocations étrangères auxquelles il sait dire "non", est indicative. Mais le compromis dont il est convenu ensuite avec la Troïka, visant à éviter une sortie irrégulière de la zone euro, avec tout ce que cela pourrait signifier pour la stabilité économique et politique du pays, est révélateur de la difficulté de peser sur le cours des choses, malgré ses espoirs.
C’est dans ce désenchantement soudain du gouvernement de la gauche radicale grecque (et la "trahison" de la volonté populaire exprimée), dans ce pragmatisme du dernier moment, au sens de la prise en compte du rapport de forces existant qui a dilué les "illusions" selon les propres termes de Tsipras , que réside une des causes de l’affaiblissement politique et surtout idéologique du radicalisme au pouvoir. Depuis son heurt avec la "réalité", le discours du Syriza est moins idéologique, son récit national-populiste d’avant le référendum (période au où il traitait ses adversaires politiques comme des "ennemis", les désignant même comme la "Troïka de l’Intérieur") est démantelé. Ainsi le Syriza devient-il une force de l’"establishment". Son national-populisme des années de gouvernement (2015-2019) s’épuise désormais dans un social-populisme de façade, s’efforçant, en vain, de se revêtir d’une aura "nationale" en se réappropriant le concept de "patrie" dans un sens social à travers une politique favorable aux plus défavorisés, mais jugée par ses adversaires comme "clientéliste". En outre, depuis l’apparition de ce que l’on peut appeler la nouvelle question macédonienne, à savoir l’accord conclu entre Athènes et Skopje sur le nom de la Macédoine du Nord début 2019, et les vives réactions nationalistes et même complotistes et judéophobes provoquées en Grèce, il semble que, pour une large part, la dimension identitaire du populisme grec s’est tournée vers la droite et une extrême droite plurielle, ou vers l’abstention. C’est d’ailleurs ce qu’ont dévoilé les résultats des élections européennes du 26 mai 2019, lors desquelles le Syriza a été devancé de 9,4 % par la droite de la Nouvelle Démocratie de Kyriakos Mitsotakis. L’intégration de la contestation nationale-populaire anti-mémorandums par le Syriza, ainsi que les réactions contre ce que l’on peut dénommer un "mémorandum identitaire" (à savoir l’accord sur la Macédoine du Nord) se retournent, en partie au moins, contre lui. Certes, la contestation sociale anti-mémorandum est relativement "normalisée" et ne menace pas actuellement le "système", et le Syriza a joué un rôle important dans cette évolution, mais la question est loin d’être réglée. Les résultats des élections législatives du 7 juillet 2019 ont confirmé qu’en obtenant 31,5 % des voix, le Syriza conserve une place importante sur la scène politique, malgré sa difficulté à se poser en agent d’intégration des revendications populaires, dans la perspective d’une victoire électorale.
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