Le troc, par exemple, s’est substitué pendant quelques mois aux échanges monétaires rendus impossibles par le gel des comptes bancaires et la fragmentation du marché monétaire national. Chaque province a alors émis des bons à valeur territoriale nécessairement limitée.
Anomalie démocratique ? Les moments de crise ont donné naissance à un hybride, intégrant en oxymore contestation et perpétuation de la démocratie. De là a surgi le justicialisme, parfois appelé péronisme, en référence à son fondateur, Juan Domingo Perón. Or le péronisme, qui se définissait initialement, au sortir de la Seconde Guerre mondiale, comme anti-communiste, et s’inspirait de valeurs interclassistes puisées dans le fascisme, le franquisme et le vichysme, a toujours respecté les enjeux électoraux."Fascisme va de pair avec dictature, alors que le populisme est toujours associé aux élections", explique l’historien argentin Federico Finchelstein (2018), qui ajoute : "Le populisme est une expérience historique de démocratisation". Paradoxalement, le péronisme a mis en œuvre, certes en contre-feux, une politique sociale active, dans le contexte d’une économie libérale.
En clair, la société argentine n’a jamais adhéré aux discours de radicalité rupturiste. Elle a en revanche trouvé une voie médiane, lui permettant de répondre aux défis de la récession et du déclassement, en votant pour un parti ambigu, attaquant verbalement les élites, afin d’arracher quelques concessions sociales dans un système perpétué en l’état. Le justicialisme est fils des crises à répétition que vit l’Argentine. En période calme ou relativement calme, la Casa Rosada - le palais présidentiel argentin -, est occupée par des chefs d’Etat plus rationnels qu’émotionnels, Raúl Alfonsin, Fernando de la Rúa, Mauricio Macri. Alors que les vents de crise portent au pouvoir des "caudillos" surfant sur les émotions du moment, comme Carlos Saúl Menem, Nestor et Cristina Kirchner. Cette émotion, pour autant, n’a pas de dénominateur commun politique en dehors des "père" et "mère" du justicialisme, Juan Domingo et Evita Perón, référents incontournables et vénérés. Le péronisme, en effet, a été tout à la fois social, anti-intellectuel, laïque, clérical, interclassiste avec Perón ; néo-libéral avec Carlos Saúl Menem ; dirigiste et nationaliste avec Nestor et Cristina Kirchner.
Ces combinaisons sont d’un abord déconcertant pour un observateur extérieur (Kourliandsky, 2016). Elles ont cela dit "bricolé" un stabilisateur démocratique imparfait, certains diront populiste, dans un pays soumis de façon constante à de fortes houles économiques aux conséquences sociales brutales. C’est ce contexte qu’il convient de privilégier pour analyser le scénario des prochaines élections présidentielles.
L'échéance du 27 octobre 2019, un rendez-vous en anomalie démocratique ?
Le décor de la prochaine consultation électorale, le 27 octobre 2019, s’inscrit dans le cadre le plus habituel, celui d’une forte dégradation de la situation économique, assortie du mécontentement croissant d’une bonne partie de la population. Les paris de politique économique faits depuis 2015 par le Président élu, Mauricio Macri, n’ont pas donné les résultats escomptés. La réintégration de l’Argentine dans le concert occidental avait un coût, celui de solder les dettes non payées par ses prédécesseurs, Nestor et Cristina Kirchner. En retour, l’Argentine attendait des facilités de la part du FMI, et l’arrivée d’investisseurs étrangers. Les investisseurs ne sont pas venus. Le FMI, en revanche, a accordé un crédit de 57,1 milliards de dollars. Mais, en l’absence de reprise et d’attractivité extérieure, il a replacé le pays dans le cercle vicieux de l’endettement. L’Argentine doit payer 52 milliards de dollars au FMI entre 2021 et 2023. La dette représentait 45 % du PIB en 2015, et 97% fin 2018. La monnaie a chuté, les taux d’intérêt ont doublé. Au final, la croissance n’a pas été au rendez-vous. Elle a été négative en 2018 : -2,5 %. L’inflation en 2018 a été de 47,5 %. Le marché du travail s’est dégradé. Le revenu par habitant a baissé de -2,7 % en 2018. 30,8 % de la population vivait sous le seuil de pauvreté en 2018, soit 5 points de plus qu’en 2017.
Le climat social est tendu, comme cela était prévisible. Sans que pour autant, ici encore, on note une volonté de renverser la table de la part des acteurs politiques et syndicaux. Au contraire, on assiste à une démarche convergente rapprochant l’offre électorale des uns et des autres. La carte émotionnelle du justicialisme, traditionnellement la mieux placée en Argentine dans les moments de crise, est revendiquée par les candidats principaux, qui ont volontairement choisi de brouiller l’offre électorale en lançant des OPA croisées sur le justicialisme. Le sortant, le libéral Mauricio Macri, a choisi comme numéro deux Miguel Angel Pichetto, président du groupe péroniste du Sénat. Cristina Kirchner, justicialiste, a choisi de figurer comme vice-présidente d’un péroniste critique, Alberto Fernández. Roberto Lavagna, soutenu par plusieurs formations de centre gauche, a été ministre de Nestor Kirchner. Son associé sur le ticket électoral, Juan Manuel Urtubey, est gouverneur péroniste de la province de Salta.
Opération électoraliste destinée à sauver les meubles, disent certains. Sans doute. Mais ces choix reflètent également, consciemment ou non, celui, en greffant justicialisme à réalisme, de répondre au mécontentement social, sans faire dérailler le train démocratique argentin. En effet, comme l’explique Marc Saint-Upéry (2018), "Le péronisme a légué à l’Argentine un patrimoine institutionnel et culturel ambigu (..) qui est parvenu à accommoder (..) une forme de démocratie sociale avec des règles de démocratie procédurale".
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Bibliographie
Federico Finchelstein, Del fascismo al populismo en la historia, Buenos Aires, Taurus, 2018
Jean-Jacques Kourliandsky, Perón llave sin doble "r" para entender la Argentina", en Santiago Farrell, Peronismo como explicar lo inexplicable, Buenos Aires, Ariel, 2016
Frédéric Lévêque, Le laboratoire argentin, Paris, indymedia, avril 2002
Alain Rouquié, Le siècle de Perón, Essai sur les démocraties hégémoniques, Paris, Seuil, 2016
Marc Saint-Upéry, Péronisme et chavisme : affinités et divergences, in Bertrand Badie
Dominique Vidal, Le retour des populismes, Paris, La Découverte, 2018
Copyright : EITAN ABRAMOVICH / AFP
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