Ces organisations démontrent que l’implication de la société civile dans la lutte contre tout abus de pouvoir est un atout majeur pour veiller à la stabilité démocratique d’un pays comme l’Afrique du Sud. Son action, bien que positive et nécessaire, ne peut néanmoins être suivie d’effet que si le pouvoir en place, ainsi que l’opposition, sont réceptifs aux revendications portées par celle-ci au nom du peuple. Dans le cas sud-africain, l’action des partis politiques - tels que l’ANC dont l’héritage en matière de défense de la démocratie est hautement symbolique au vu de son histoire, et des deux principales forces d’opposition, l’Alliance démocratique (Democratic Alliance – DA) et les Combattants de la Liberté Économique (Economic Freedom Fighter – EFF), - repose en fait sur un paradoxe en matière de protection de la démocratie en général, et en particulier dans un contexte de lutte contre le State Capture.
Le rôle des partis politiques dans la défense de la démocratie sud-africaine : un paradoxe ?
Avec l’ANC à la tête de l’Afrique du Sud depuis 25 ans, il serait tentant de décrire le système politique comme un régime de parti unique par opposition au multipartisme. Néanmoins, le bon déroulement des élections - comme précisé précédemment - et l’environnement politique stable, démontrant une maturité de la démocratie, écartent cette hypothèse. D’autant plus que plusieurs signes montrent sur le terrain que l’ANC perd de son influence et doit composer avec son opposition, quand il n’est pas lui-même sur le ban de l’opposition.
Bien que majoritaire au Parlement sud-africain, le parti gouvernemental est passé pour la première fois en dessous de la barre des 60 % en mai dernier. Alors que le Congrès était à 62,2 % en 2014, en mai 2019, il obtenait 57,5 % des voix et, au vu du contexte dans lequel la campagne électorale a eu lieu, profondément marqué par le State Capture, il aurait pu largement se retrouver sous la barre des 50 % sans le charisme de l’actuel Président. Le parti Democratic Alliance (DA), quant à lui, demeure le premier parti d’opposition avec ses 20,77 %, bien qu’en perte de vitesse comparativement à 2014 (22,23 %). Par ailleurs, la seconde force d’opposition a progressé en passant de 6,35 % en 2014 à 10,79 % lors des dernières élections. Enfin, l’ANC ne gouverne pas toutes les provinces sud-africaines – le Western Cape étant sous la gouvernance du DA – et la province du Gauteng demeure de justesse sous sa coupe.
En matière de protection de la démocratie, l’ANC alterne entre un statut de garant de cette démocratie et celui de danger pour cette dernière. S’agissant de la régularité des élections internes, le parti politique est assurément démocratique. Tous les cinq ans, l’exécutif de l’ANC est réélu, élection qui a une incidence directe sur l’avenir du pays. Si le mode de fonctionnement du parti est démocratique, son dirigeant a le pouvoir de saper les bases de la démocratie sud-africaine.
En effet, l’élection de Nelson Mandela comme Président de l’ANC en 1991 a assuré et rassuré sur la possible capacité de l’Afrique du Sud à entrer dans un processus démocratique résilient. La passation de pouvoir en faveur de Thabo Mbeki, son prédécesseur (1997 et 2002), à la présidence de l’ANC, bien que contestée à termes, n’a fondamentalement pas sapé la démocratie du pays. C’est avec l’avènement de Jacob Zuma à la tête de l’ANC (2007) que s’est posée la question de la sauvegarde de la démocratie. Il est en effet déjà rattrapé par des faits de corruption en 2005 lorsqu’il est poussé à la démission de sa position de vice-président du gouvernement, lors de la seconde mandature de Thabo Mbeki. Des signes précurseurs d’une possible déstabilisation de la démocratie sud-africaine étaient alors évidents. L’arrivé au pouvoir de Jacob Zuma marque l’avènement du népotisme et du clientélisme, tant à la tête du parti qu’une fois arrivé à la présidence du pays. C’est ainsi que se met en place ce réseau sophistiqué de corruption qu’est le State Capture, qui menace les fondements de la démocratie sud-africaine.
Or, paradoxalement, le contexte politique entre décembre 2017 et février 2018, a à nouveau démontré résilience de la démocratie sud-africaine. En effet, l’arrivée à la présidence de l’ANC de Cyril Ramaphosa en décembre 2017 a provoqué un regain de confiance, bien que limité, en la démocratie à travers le pays. L’intensification de la lutte contre le State Capture et les acteurs impliqués y a également contribué, ainsi que l'obligation pour Jacob Zuma d’écourter son second mandat de Président en février 2018 - qu’il aurait dû achever en mai 2019 - une démission, qui, contrairement à celle de Thabo Mbeki qui avait provoqué une déstabilisation politique en septembre 2008, a été considérée comme une délivrance par tout le pays.
Les deux partis d’opposition, bien que n’ayant jamais réussi à évincer du pouvoir Jacob Zuma durant toute sa seconde mandature, même suite aux révélations sur le State Capture, ont joué un rôle dans la protection de la démocratie sud-africaine. En effet, les chefs de fil du DA, Mmusi Maimane, et de l’EFF, Julius Malema, ont été très virulents face à l’inaction des parlementaires ANC contre le Président Zuma. D’une part, Mmusi Maimane, outre ses prérogatives de parlementaire à s’opposer régulièrement à la politique de l’ANC et de dénoncer la succession de scandales impliquant l’ancien chef d’Etat et les Gupta, a sollicité le PPO. D’autre part, Julius Malema et son parti ont régulièrement pris à parti Jacob Zuma dans l’enceinte de l’Assemblée nationale et dans la rue. Or, si l’opposition systématique au chef d’Etat de l’époque et au parti majoritaire dans un tel contexte a assuré la sauvegarde de la démocratie sud-africaine, aujourd’hui, les intentions de ces partis d’opposition posent question. D’autant plus qu’il semblerait que le PPO soit récemment devenu un enjeu de déstabilisation politique contre le Président Ramaphosa à peine élu.
Par ailleurs, l’affaiblissement du DA au profit de la monté de l’EFF, qui devient un parti de plus en plus populiste, représente un nouveau danger pour la démocratie sud-africaine. D’autant plus que le parti majoritaire est lui-même englué dans des divisions internes (les partisans de Jacob Zuma étant encore nombreux) et les révélations de corruption liées au State Capture qui n’en finissent pas d’émerger devant la Commission d’enquête.
Conclusion
S’agissant de la capacité de la démocratie à être résiliente, la force des institutions et la puissance de la société civile constituent les deux principaux piliers, davantage que les partis politiques et leurs leaders. Cependant, cette démocratie est confrontée à deux problèmes majeurs : la lutte contre la corruption, qui est malheureusement bien enracinée, d’une part, et les problèmes socio-économiques, qui demandent des réformes urgentes de la part du parti gouvernemental et peut-être un soutien des partis d’opposition au-delà de l’idéologie politique, d’autre part. Par ailleurs, la monté du parti EFF, que l’on peut considérer comme populiste, pourrait lancer des signaux d’inquiétude. Le nouveau chef d’Etat, bien que confronté à des forces d’opposition interne au parti et une accusation de blanchiment d’argent de la part du PPO, est, semble-t-il, le dernier espoir de l’ANC, et sans doute celui qui pourrait redonner confiance aux sud-africains en leur démocratie. La résilience de la démocratie sud-africaine sera-t-elle encore au rendez-vous, pour lui permettre d’affronter ces nombreux défis ? Rien n’est moins sûr.
Copyright : Rodger BOSCH / AFP
Ajouter un commentaire