Deuxièmement, certains observateurs indiens justifient l’intervention russe en Ukraine par l’extension de l’OTAN "aux portes" de la Russie. C’est notamment le cas d’un autre ancien Secrétaire des affaires étrangères indien, Kanwal Sibal qui fut ambassadeur à Moscou après l’avoir été à Paris. Pour lui, "L’Occident connaît bien les inquiétudes russes et se doute bien que laisser la porte de l’OTAN ouverte à l’Ukraine comporte bien des dangers, mais il a misé sur le sentiment de faiblesse de la Russie." En d’autres termes, l’invasion de l’Ukraine est une réaction compréhensible de la part d’un pays qui se voit comme assiégé par l’Occident. De façon très intéressante, Kanwal Sibal, qui est le "membre le plus connu" du Forum of Former Ambassadors of India (FOFA), un groupe réputé proche du gouvernement Modi, ajoute que "la séparation de l’Ukraine - le cœur historique de l’État russe slave et de son caractère orthodoxe -a été un traumatisme pour la Russie".
Certains nationalistes hindous parmi les plus extrémistes vont plus loin et expliquent l’invasion de l’Ukraine par la Russie au nom d’un irrédentisme bien compris - une troisième justification de l’invasion à prendre en considération. Le 6 mars, une organisation de cette mouvance, la Hindu Sena (l’armée hindoue) a défilé à Delhi en entonnant "Russia tum sangharsh karo, hum tumhare sath hain" ("Russie, tu te bats, nous sommes avec toi"). La Hindu Sena entendait ainsi manifester son soutien à l’idée d’"Akhand Russia", par analogie à la notion d’"Akhand Bharat", "l’Inde réunifiée", un objectif des nationalistes hindous qui entendent ainsi ramener le Pakistan, le Népal, le Sri Lanka et le Myanmar dans le giron de l’Inde.
Si les trois justifications de l’invasion de l’Ukraine par la Russie que nous venons de lister n’ont pas toutes le même poids dans le débat public indien, elles renvoient toutes à ce qu’Ashley Tellis appelle l’"ambivalence" de l’Inde vis-à-vis de "l’ordre international libéral" : "lorsque son désir de préserver l’ordre établi se heurte aux intérêts indiens, New Delhi préfère poursuivre ses propres intérêts comme le montre son souhait d’apaiser la Russie malgré ses graves entorses aux grands principes de cet ordre, dont l’interdiction d’utiliser la force pour conquérir du territoir". Cette analyse rejoint la vision du monde de Jaishankar, dont le livre va même plus loin. L’auteur y présente en effet le système multilatéral mis en place par les Occidentaux en 1945 comme un ordre à abattre - aux côtés des Chinois si nécessaire.
Conclusion
L’analyse qui précède met en lumière les raisons pour lesquelles l’Inde n’a pas condamné l’invasion de l’Ukraine par la Russie, en allant des plus évidentes aux plus complexes - sans oublier deux idées triviales, mais répétées ad nauseam et suivant lesquelles il s’agit d’une guerre "entre Européens et sur le sol européen" qui "ne changera pas la dynamique géopolitique fondamentale en Asie", le nouveau "centre de gravité du monde" et si l’Occident a laissé tomber l’Inde en Afghanistan, pourquoi l’Inde viendrait-elle à son secours en Europe ?
Quelle que soit les raisons invoquées, la ligne de conduite indienne tient du pari.
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