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20/01/2020

De Taipei à Téhéran, pour une "géopolitique des valeurs"

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De Taipei à Téhéran, pour une
 Dominique Moïsi
Auteur
Conseiller Spécial - Géopolitique

La victoire du Parti démocrate progressiste à Taïwan, en résistance à l'impérialisme chinois, et la révolte des Iraniens face aux mensonges du régime des mollahs dans la frappe de l'avion ukrainien, aussi éloignés soient-ils géographiquement, sont révélatrices d'un même phénomène, pour Dominique Moïsi. Les pressions excessives exercées par les États ne sont pas sans limites, et l'attachement aux idéaux démocratiques est mieux partagé à travers la planète qu'on veut bien le laisser croire.

Itinéraire de Paris à Jérusalem. C'était le titre d'un récit de voyages publié en 1811 par François René de Chateaubriand. Plagiant Chateaubriand, devrait-on en ce début d'année 2020, parler d'un "Itinéraire de Taipei à Téhéran" pour bien saisir la complexité du monde et en rejeter les interprétations culturelles simplistes ?

La comparaison/opposition entre les événements qui viennent de se dérouler à Taïwan et en Iran est particulièrement éclairante. Au moment où Taïwan disait pacifiquement, par la voie électorale, "non" à la Chine, l'Iran disait "non" dans la rue au régime des mollahs. À Taïwan, Tsai Ing-wen était réélue triomphalement avec 57 % des voix et une majorité renforcée pour le DPP (le Parti Démocrate Progressiste). En remettant en cause le statut quo existant à Hong Kong, la Chine de Xi Jinping a jeté les habitants de Taïwan dans le "camp de la liberté". Ce qui ne signifie pas le parti de "l'indépendantisme". Le pouvoir en place à Taipei fait preuve de prudence. Mais, depuis les pressions grandissantes exercées par Beijing sur Hong Kong, les habitants de Taïwan se sentent un peu moins chinois et beaucoup plus taïwanais.

Mélange d'incompétence et de mensonge

Ils ont voté pour le statu quo et le maintien de la démocratie, l'État de droit et la liberté dans leur île. Les défilés pacifiques des partisans des deux grands partis qui se sont disputé le pouvoir, ont démontré de manière spectaculaire le contraste existant entre Taïwan, Hong Kong et la Chine de Beijing. Passion contenue par le respect de l'autre à Taïwan, violence entre les autorités et le peuple à Hong Kong , silence muselé à Beijing. Poutine a largement réussi à "dépolitiser" les Russes, même si la "Génération Poutine" commence à prendre ses distances avec un pouvoir qu'elle a toujours connu. La Chine de Xi Jinping a fait exactement l'inverse. Elle a "repolitisé" contre elle, si cela était encore nécessaire, la Chine de Taïwan. En Asie, la peur de la Chine continentale ne pousse pas seulement ses voisins à consolider les liens stratégiques qui existent entre eux. Elle conforte, de Taipei à Tokyo, la cause de la démocratie : parfait exemple d'un espoir fondé sur la peur.

En Iran, c'est exactement l'inverse. Un sentiment d'humiliation intense a débouché sur la colère et la violence. La destruction en plein vol par deux missiles iraniens d'un avion civil ukrainien et, plus encore, le mensonge accompagnant initialement cette erreur tragique ont conduit  la nation à se retourner contre ses dirigeants. Quelques jours auparavant, pourtant, l'assassinat du général Soleimani avait réuni la nation derrière son État. Le mélange d'incompétence et de mensonge dont a fait preuve le pouvoir - alors que la plupart des victimes (près de 200) étaient iraniennes ou d'origine iranienne - était tout simplement trop grand. Il est trop tôt pour savoir si cette tragédie sera pour le régime iranien l'équivalent de ce que fut pour l'URSS le drame de Tchernobyl. Se traduira-t-elle par une perte de confiance irrémédiable en un pouvoir qui provoque par son incompétence la mort de ses propres citoyens ?

En Iran, un sentiment d'humiliation intense a débouché sur la colère et la violence.

La rue iranienne grondait déjà avant la tragédie, indignée comme elle pouvait l'être par la corruption de ses dirigeants, la violence de la répression et la dégradation continue des conditions économiques et sociales. Poutine peut bien servir de modèle à de nombreux régimes autoritaires, le sort connu par l'URSS hier devrait pourtant les faire réfléchir.

Attachement aux idéaux démocratiques

Quelles leçons tirer de cet "Itinéraire de Taipei à Téhéran" ? Aucunes, diront les cyniques. Comment comparer ce qui n'est pas comparable ? Demain Taïwan sera revenu dans le giron chinois. C'est une anomalie minuscule, produit de l'histoire récente - un peu plus de soixante-dix ans - qui sera "réparée" au plus tard en 2049 pour le centième anniversaire de la République populaire de Chine. En Iran, le régime a certes failli, mais ses capacités de répression l'emportent encore (jusqu'à quand ?) sur les capacités d'indignation d'un peuple, par ailleurs profondément divisé.

Et pourtant les événements intervenus à Taïwan et en Iran constituent une réponse aux tenants des simples explications culturelles. "Cujus regio, ejus religio" (à chaque région, sa religion), disait-on dans l'Europe du XVIIe siècle au moment du traité de Westphalie en 1648.

Aujourd'hui ne serait-il pas plus simple de dire "à chaque culture, sa culture politique". La démocratie, ou ce qu'il en reste, à l'ouest, l'autoritarisme à l'est. C'est en tout cas une thèse commode qui permet tous les reniements, tous les accommodements. La réalité est infiniment plus complexe. L'homme ne vit pas que de pain. L'attachement aux idéaux démocratiques n'est pas une simple spécificité culturelle et encore moins une aberration de la société occidentale, qui pratiquerait de moins en moins ce qu'elle continue de prêcher, il est vrai de façon beaucoup plus timide.

Les émotions des peuples

L'homme ne vit pas que de pain. L'attachement aux idéaux démocratiques n'est pas une simple spécificité culturelle et encore moins une aberration de la société occidentale

Au-delà de cette interrogation d'ordre culturel, les événements intervenus en Iran et à Taïwan nous ramènent à la question posée par le professeur d'Harvard Joseph Nye, dans son dernier livre, Do Morals Matter :Presidents and Foreign Policy from FDR to Trump1 : la morale compte-t-elle en politique étrangère ? Pour l'école réaliste des relations internationales, les questions de morale sont tout simplement hors sujet. Les États n'ont qu'un seul devoir, un seul objectif : assurer la sécurité de leur peuple. Le Bien, c'est ce qui est bien pour les intérêts de son pays. Il serait tout simplement dangereux de vouloir faire rimer éthique et géopolitique.

Pourtant, à partir des développements intervenus de Téhéran à Taipei, il serait facile de démontrer que l'excès de cynisme est une forme de naïveté, contraire à la poursuite des intérêts nationaux bien compris. Les mensonges criants des mollahs en Iran, les pressions inconsidérées du pouvoir chinois à Hong Kong se sont de fait retournés contre leurs auteurs. Autrement dit, il existe au moins à la marge une "géopolitique des valeurs" et on ne joue pas impunément avec les émotions des peuples.

 

1Oxford University Press, décembre 2019.

 

Avec l'aimable autorisation des Echos (publié le 19/01/2019)

 

Copyright :Mona HOOBEHFEKR / ISNA / AFP

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