Les réseaux de passeurs - un business lucratif (trois à six milliards d’euros en 2015 selon Frontex) - se confondent avec ceux des trafics illicites vers le continent européen. Les pays du Sahel deviennent des pays de transit : Agadès (Niger) est devenu un important hub de migration.
L’offre reflète une demande : les Africains sont de plus en plus nombreux à disposer des fonds nécessaires pour entreprendre le voyage hors du continent. C’est d’ailleurs pour cela que le mantra de "l’aide au développement" comme solution au problème de l’émigration n’est pas une réponse adéquate à court terme : dès lors qu’il conduit à un accroissement du revenu par habitant, il favorise plus qu’il ne décourage l’émigration dans un pays lointain. La moitié des Africains émigrant hors du continent dispose d’ailleurs d’un emploi. Ce n’est qu’à long terme, lorsqu’un pays atteint un certain niveau de revenu par habitant (de l’ordre de 6 000 à 8 000 dollars par an), que la courbe s’inverse. Sans compter que la relation de causalité existe aussi dans l’autre sens : l’émigration peut contribuer au développement via les transferts de fonds vers les pays d’origine. Emmanuel Macron n’est donc guère inspiré lorsqu’il fait de l’émigration "un signal d’échec de nos politiques d’aide publique au développement".
Or, ce flux est amené à grossir car le dividende (ou "bonus") démographique n’existe quasiment pas en Afrique subsaharienne. Cette notion reflète l’avantage potentiel dont dispose une population jeune et en croissance, dès lors que les infrastructures politiques et économiques le permettent. Mais la baisse de la fécondité est trop lente, et les perspectives de croissance de l’emploi trop modestes, pour qu’il se manifeste sur l’ensemble du continent. Le dividende ne contribuerait ainsi qu’à hauteur de 10 à 15 % de la croissance du PIB africain d’ici 2030. Il est peu probable que la croissance économique suffira à absorber les cohortes de jeunes en âge de travailler qui vont se présenter sur le marché. On a estimé qu’il faudrait créer 20 à 30 millions d’emplois nouveaux d’ici 2030 pour accompagner la croissance démographique du continent - un objectif qui semble hors de portée. À l’horizon 2040, le déficit d’emplois serait de l’ordre de 50 millions.
Et c’est naturellement sans compter l’impact des conflits internes et de la répression, sur un continent dont le développement démocratique est encore insuffisant.
Les chiffres délirants de La Ruée vers l’Europe
Faut-il alors craindre une véritable "ruée vers l’Europe" dans les décennies qui viennent ? L’ouvrage éponyme de Stephen Smith (2018) a eu un large retentissement - et le mérite de porter ainsi ce sujet sur la place publique. Il sert de référence dans le débat public français.
L’ouvrage suggère que les conditions sont désormais réunies sur le continent pour un accroissement significatif des flux du Sud au Nord : "l’Afrique émergente est sur le point de subir cet effet d’échelle : hier dépourvues des moyens pour émigrer, ses masses sur le seuil de la prospérité se mettent aujourd’hui en route vers le ‘paradis’ européen" (p. 149).
Ce raisonnement, on l’a vu, est juste. Là où le bât blesse, c’est que Smith entrevoit l’émigration africaine comme un phénomène qui sera comparable à celle des Européens par le passé, et surtout à celle des Mexicains au 20ème siècle, avec une même ampleur.
De telles analogies sont dénuées de sens. Comment imaginer que l’Europe soit pour l’Afrique ce que furent l’Amérique du Nord et l’Océanie pour elle-même ? Ces vastes territoires étaient ouverts à l’immigration (l’opposition des populations indigènes mise à part) et les flux concernés étaient relativement peu importants. Non seulement la Méditerranée n’est pas le Rio Grande mais surtout, si l’Europe a un "Mexique", ce n’est pas tant l’Afrique subsaharienne que le Maghreb. Prendre l’exemple nord-américain suppose en outre que l’Afrique "rattraperait la moitié de l’échelle de développement" dans les années qui viennent. Oui, l’Afrique va continuer à se développer - mais certainement pas aussi rapidement.
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