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08/04/2019

D'Alger à Ankara, l'avertissement des peuples

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D'Alger à Ankara, l'avertissement des peuples
 Dominique Moïsi
Auteur
Conseiller Spécial - Géopolitique

En Algérie, le clan Bouteflika est chassé de la tête du pays. En Turquie, l'AKP d'Erdogan a "seulement" perdu du terrain dans les grandes villes. Dans les deux cas, la légitimité du pouvoir est profondément remise en cause, sur fond de récession économique et de revendications démocratiques.

Turquie, Algérie. Il est a priori parfaitement artificiel de comparer les événements politiques qui viennent d'intervenir au cours des derniers jours dans ces deux pays. Une simple défaite à des élections municipales pour l'AKP, le parti du président Erdogan, en Turquie ; la fin d'un règne, celui de la famille Bouteflika, en Algérie.

Il existe pourtant d'intéressantes comparaisons/oppositions à faire entre les deux situations : du rôle respectif de l'armée à celui de l'islam, en particulier.

Pour commencer, les événements qui viennent de se produire sonnent comme un avertissement pour les régimes autoritaires, ou ceux qui le deviennent toujours davantage. Ils sont particulièrement vulnérables aux retombées politiques et sociales des mauvais résultats de leurs économies.

Règlements de comptes

"Acheter" la stabilité de son peuple, comme le fit le pouvoir algérien au moment de la période dite des "printemps arabes", puis agiter l'épouvantail de la guerre civile n'a pas suffi à contenir la colère de la rue. Le pouvoir en place en Turquie peut se draper de l'étendard d'un islam conservateur mais modéré, et jouer de la nostalgie néo-ottomane d'une partie importante de son peuple, rien n'y a fait. La livre turque a chuté de plus de 30 %. La croissance et la prospérité ne sont plus au rendez-vous.

Vingt ans, c'est tout simplement trop, pour les deux pouvoirs, pour les deux pays. En Algérie, un AVC a fait du "Roi qui se meurt" un objet de pitié, sinon de risée. En Turquie, Recep Erdogan a perdu la confiance de ses électeurs non seulement dans la capitale Ankara, mais aussi dans la ville qui l'avait politiquement fait et lancé, Istanbul. Une page se tourne.

Le changement le plus spectaculaire, intervenu en Algérie, n'est pas nécessairement le plus significatif ou le plus important à terme. Ce qui se produit en Algérie en 2019 peut encore correspondre à une version - pour le moment pacifique - des événements qu'a connus la Roumanie en 1989 : un coup d'Etat maquillé en révolution. Il est trop tôt pour l'affirmer, mais célébrer la victoire du peuple est au mieux prématuré, au pis une dangereuse illusion. Le président a été démissionné, ses proches éloignés, et pour faire bonne mesure le "clan des affairistes" a été puni de manière très sélective. Mais on assiste plus à une forme de règlement de comptes sous la pression de la rue, entre les tenants du système, qu'à la disparition de celui-ci. L'armée a fait du clan Bouteflika un fusible facile, espérant ainsi gagner du temps.

Le changement le plus spectaculaire, intervenu en Algérie, n'est pas nécessairement le plus significatif ou le plus important à terme.

En Turquie, l'AKP va contester le plus longtemps possible son humiliation, exigeant des recomptages qui - s'ils sont faits "selon les règles" - ne pourront que confirmer l'ampleur de sa défaite. Il est bien trop tôt cependant pour enterrer politiquement Erdogan. Il a montré dans le passé une capacité à rebondir, une pugnacité rare. Il est persuadé qu'il est seul à pouvoir incarner un projet de civilisation, tout autant islamique que nationaliste. Il se voit comme l'héritier "religieux" d'Atatürk.

Contrairement à Bouteflika, il est relativement jeune encore et dispose de toutes ses facultés. Mais le problème auquel il doit faire face n'est pas de manière ultime si différent de celui auquel se trouve confronté le pouvoir algérien. Aux yeux d'une partie importante du peuple turc, principalement dans les zones urbaines, le pouvoir a perdu de sa légitimité. Erdogan avait promis à son peuple la prospérité et la gloire. La prospérité n'est plus au rendez-vous. La gloire, à travers un rôle diplomatique décisif dans la région, n'est jamais venue. Ankara est plus sur la défensive - confronté comme il peut l'être par la montée en puissance du problème kurde - que sur l'offensive.

Contradiction structurelle

Il existe surtout une contradiction structurelle entre les ambitions régionales de la Turquie et ses impératifs de politique intérieure. Comment reconstituer une armée qui a été à plusieurs reprises démantelée dans ses échelons supérieurs, sinon brisée dans son moral ? Les commandes d'armement faites à la Russie, et plus seulement aux Etats-Unis, outre qu'elles introduisent un élément de doute sur la fidélité d'Ankara à ses alliances, ne peuvent y remédier. Erdogan a contraint l'armée, à travers une succession de purges, à devenir la "grande muette". Cette expression inspirée de l'expérience française ne rend pas bien compte de la réalité turque. L'armée, occidentalisée par l'Otan, était devenue en Turquie, le principal moteur, sinon le rempart, de l'ancrage à l'ouest et de la modernité du pays. Alors même, que "la tentation de l'Orient" s'est trouvée de plus en plus incarnée par l'AKP d'Erdogan.

Si en Turquie le pouvoir de l'islam s'est étendu au détriment de l'armée, c'est exactement l'inverse qui s'est produit en Algérie. Face à la montée d'un islamisme radical - qui l'est devenu plus encore après la confiscation du pouvoir par l'armée à la veille du deuxième tour des élections législatives de 1992, qui n'ont pas eu lieu -, l'armée algérienne s'est progressivement "bunkérisée".

Si en Turquie le pouvoir de l'islam s'est étendu au détriment de l'armée, c'est exactement l'inverse qui s'est produit en Algérie.

Contrairement à Erdogan, en Turquie, le pouvoir algérien n'a pas promis à son peuple la prospérité et la gloire, juste le "pain et la sécurité". L'armée, qui continue de se présenter comme l'unique rempart face à l'islamisme, est-elle prête à renoncer aux bénéfices sonnants et trébuchants qui, dans un pays souffrant de la "malédiction des hydrocarbures", accompagnent l'exercice du pouvoir ? L'Egypte du maréchal Sissi constitue, pour l'Algérie de 2019, tout autant un modèle à suivre pour l'armée qu'un avertissement pour le peuple.

Paradoxalement, la Turquie est peut-être plus proche d'un véritable retournement politique que ne peut l'être l'Algérie. En Turquie, l'attachement à la tradition démocratique n'a fait qu'être renforcé par la centralisation du pouvoir et les attaques contre la liberté de la presse et l'autonomie de la justice sous Erdogan. Du fait de son histoire récente, la Turquie est aussi plus proche culturellement du monde occidental que ne l'est l'Algérie. Cette dernière parviendra-t-elle à trouver l'élan nécessaire à l'éclosion d'un système démocratique ? On ne peut que l'espérer, prudemment.

Avec l'aimable autorisation des Echos (publié le 08/04/19).

Copyright : ZOHRA BENSEMRA / POOL / AFP

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