Ce point rend l’analyse intéressante car il s’intéresse non seulement à l’expression religieuse au travail mais aussi aux différentes générations d’immigrés présentes en France. Ainsi, le baromètre montre que les faits religieux exprimés par les moins de 40 ans représentent à eux seuls 74 % des faits religieux relevés en entreprise. Ces données se rapprochent de mes travaux et peuvent être expliquées par deux facteurs, liés ou non l’un à l’autre : le premier concerne les générations et leur sentiment d’appartenance à la nation, et le second renvoie au besoin d’authenticité de plus en plus présent dans mes données.
L’âge des salariés exprimant leur religion au travail est un point marquant mais de mon point de vue, non surprenant. Une récente étude portant sur les premières générations d’immigrés et leurs enfants, les deuxièmes générations (Hennekam et al., 2019), comparent la perception qu'ont ces deux dernières des pratiques de gestion de la diversité en entreprise. Elle montre que l’appartenance à l’une ou l’autre de ces générations a une influence sur leurs attentes sociales et professionnelles. Les personnes de seconde génération, enfants d’immigrés et donc nés en France, se considèrent Français à part entière. Ils se comparent "à la majorité native" de la France. Ce sentiment d’appartenance à la nation implique, en tant que citoyen français, des devoirs mais également des droits. En effet, ces personnes semblent mieux connaître leurs droits que leurs parents et sont donc plus à même de revendiquer leur application. Le second facteur explicatif, étroitement lié au premier, est le besoin d’authenticité qui semble être de plus en plus présent chez ces générations. L’authenticité renvoie à l’idée d’être fidèle à soi et à son système de valeurs (Warikoo, 2007; Hodgkinson, 1991). Elle a une dimension interpersonnelle qui porte essentiellement sur des aspects éthiques (comme le précise Ménard et Brunet (2012), il s’agit "d’être digne de confiance dans ses actions et interactions") et une dimension intra personnelle, axée sur l’expression de soi, et ce dans le but de montrer son vrai soi (Ménard et Brunet, 2012). Pour le voile, l’authenticité se manifeste à travers la volonté de cohérence dans toutes les sphères de la vie, y compris professionnelle. Il paraît donc naturel à la collaboratrice musulmane portant le voile dans sa vie privée d’exprimer également son soi authentique au travail.
Le deuxième point marquant faisant écho à mon travail est lié aux faits religieux invisibles. Ils font référence à la littérature sur la dissimulation/la révélation d’une identité stigmatisée au travail (Ragins, 2008; Jones et King, 2014). Selon ces travaux, un des facteurs poussant les individus à ne pas révéler une de ses multiples identités est l’anticipation de conséquences négatives que la révélation peut induire, tels que la stigmatisation ou encore la discrimination. En France, le voile est sujet à de récurrentes polémiques politico-médiatiques plaçant les femmes qui le portent sous le coup d’un important ensemble de stéréotypes. Il constitue un stigmate religieux visible (lorsqu’il est porté) ou invisible (lorsque la femme qui le porte décide de ne pas le montrer au travail). De ce fait, pour accéder au marché de l’emploi et augmenter leur employabilité, et ce malgré les coûts intra-personnels et interpersonnels découlant de la dissimulation (Pachankis, 2007), plusieurs de nos interviewées ont opté pour cette stratégie.
Ajouter un commentaire