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21/04/2020

Covid-19 et démographie : à quoi faut-il s’attendre ?

Trois questions à Bruno Tertrais

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Covid-19 et démographie : à quoi faut-il s’attendre ?
 Bruno Tertrais
Expert Associé - Géopolitique, Relations Internationales et Démographie

Quel sera l’impact du Covid-19 sur les flux migratoires et la démographie mondiale ? S’il est encore trop tôt pour évaluer de façon précise les conséquences démographiques de la crise sanitaire, étudier les précédents épisodes pandémiques permet de mieux comprendre les effets à venir du coronavirus. Faut-il s’attendre à une décroissance de la population mondiale ? Comment - et jusqu’à quand - la crise va-t-elle impacter les migrations, et la perception de celle-ci par les citoyens ? Entretien avec Bruno Tertrais, Senior Fellow associé à l’Institut Montaigne, directeur adjoint de la Fondation pour la Recherche Stratégique et auteur du livre Le choc démographique (2020) aux éditions Odile Jacob.

Quel a été le rôle des flux humains dans l’expansion du virus à l’échelle mondiale ?

Quels que soient les époques et les types d’épidémies, les flux de population ont évidemment un rôle essentiel dans leur propagation. Il est facile de blâmer la "mondialisation". Les pandémies mondiales ont toujours été causées par les transports internationaux… C’était déjà le cas pour la peste bubonique du XVIIIe siècle, amenée à Marseille par voie maritime. Ce fut le cas pour la grippe espagnole, dont la diffusion fut facilitée par les rapatriements des troupes engagées lors de la Première guerre mondiale. Celle-ci venait d’ailleurs elle aussi de Chine, comme la plupart des pandémies grippales modernes… La société chinoise se caractérise en effet traditionnellement par une proximité, plus forte qu’ailleurs, entre hommes et animaux – ainsi, en Chine comme dans de nombreux pays d’Asie, on note une grande appétence pour les espèces sauvages ou rares, à des fins de consommation alimentaire, pour la médecine traditionnelle, ou d’autres types d’utilisations.

Mais le Covid-19 est bel et bien lié à la mondialisation en ce que sa diffusion très rapide est due à l’intégration de la Chine dans la société mondiale – elle était présente dans le nord de l’Italie, par exemple – et bien sûr par le transport aérien. Il est d’ailleurs assez sidérant de voir que 40 000 personnes sont arrivées par des vols directs aux États-Unis depuis la Chine dans les deux mois qui ont suivi les restrictions imposées par Washington.

Ne négligeons pas les transports en commun : New York est certes une "ville-monde", ce qui la rendait d’emblée vulnérable à une pandémie globale, mais c’est aussi une ville où l’on se déplace de préférence en métro. Or, selon une étude du Massachusetts Institute of Technology, c’est le métro qui est justement responsable de la rapidité de diffusion du SARS-CoV-2 dans l'État…

Quel va être l’impact de cette crise sanitaire sur la population mondiale ?

Parce que nous sommes aujourd’hui nombreux sur Terre, et parce que la réaction internationale a tout de même été assez rapide, cette pandémie n’aura qu’un impact très limité, en termes de mortalité prévisible au total, sur l’espèce humaine. À l’époque de la grippe espagnole, une très grande pandémie pouvait encore causer une réduction de la population. Ce n’est plus le cas aujourd’hui.

40 000 personnes sont arrivées par des vols directs aux États-Unis depuis la Chine dans les deux mois qui ont suivi les restrictions imposées par Washington.

La grippe espagnole fit presque certainement 40 à 50 millions de morts, peut-être 100 millions selon la fourchette haute de l’une des principales études sur le sujet (2002). Soit entre 1 % et 5 % de la population qui était de 1,8 milliard d’individus à l’époque. Une proportion suffisante pour susciter à l’époque une baisse de cette population, dont la croissance annuelle était de l’ordre de 13 millions. Le bilan de la pandémie de Covid-19 sera presque certainement inférieur à celui d’il y a un siècle. Mais le rythme d’accroissement de la population mondiale (+ 80 millions par an), même s’il est en voie de ralentissement, est en effet encore tel qu’il puisse très largement absorber un excès ponctuel de mortalité.

C’est sans doute ce qui explique que si nombre de militants écologistes ont pu se réjouir de la baisse de la pollution causée par des économies mises à l’arrêt, nous n’avons pas, ou pas encore, vu les mouvements favorables à la décroissance de la population mondiale se féliciter de la pandémie. Ni les activistes inquiets des conséquences possibles du changement climatique – je pense à un célèbre expert français qui proposait benoîtement, l’an dernier, de laisser mourir les populations âgées pour sauver la planète… La propagande russe sait jouer de ce type de raisonnement. Dans un article du 31 mars, Sputnik a ainsi suggéré que le SARS-CoV-2 a été créé en laboratoire pour "tuer les vieux Italiens". On peut parier que nous verrons, dans les mois qui viennent, se multiplier des théories nauséabondes de ce type. Il est vrai que le SARS-CoV-2 tue plus facilement les personnes les plus âgées et, de manière générale, les plus vulnérables. C’est la grande différence avec la grippe espagnole, qui tuait tout autant les plus jeunes.

Pour toutes ces raisons, les conséquences directes, sur le plan économique, du surcroît de mortalité – en 2020 et sans doute dans les années qui viennent - occasionné par le Covid-19 resteront très limitées. Sans commune mesure avec les conséquences indirectes de la pandémie. Sauf peut-être si des pays déjà en décroissance démographique, tels que certains États d’Europe ou d’Asie de l’Est, subissaient dans les deux ans qui viennent une perte supplémentaire due au Covid-19…On pourrait par ailleurs assister à un baby-boom post-pandémique : on sait en effet maintenant, grâce à l’étude de la démographie de populations peu touchées par la Première guerre mondiale, telles que celle de la Norvège, que le baby-boom de 1920 doit être attribué au moins autant aux conséquences sociétales de la pandémie grippale qu’à celles de la guerre.

Quel va être l’impact de cette crise sanitaire sur les mouvements de population dans le monde ?

La pandémie altère en revanche significativement les mouvements de population.

La pandémie altère en revanche significativement les mouvements de population.

Il y a d’abord eu un phénoménal effet inédit de "retour à la maison", à la fois au sein des États – pensons à l’Inde, en particulier – mais aussi d’un pays à l’autre – les Ukrainiens travaillant en Pologne, par exemple – voire d’une région du monde à l’autre – les travailleurs d’Asie du sud dans les États du Golfe, notamment. Des mouvements dont l’ampleur dépasse de loin ceux de l’éloignement des familles aisées qui quittent provisoirement les villes, là aussi un phénomène que l’on connaît depuis l’Antiquité. On peut aussi parler des travailleurs frontaliers qui trouvent désormais porte close… Quant aux demandeurs d’asile, ils sont moins nombreux, et l’examen de leurs dossiers est aujourd’hui bien souvent bloqué.

Ces phénomènes sont-ils totalement réversibles ? Tout dépendra de la durée et de l’intensité de la pandémie. Si elle était maîtrisée au cours de l’été, il est très probable que des flux inverses se manifesteraient rapidement. Pour des raisons de survie d’abord, mais aussi pour d’autres raisons : on a déjà vu l’Allemagne faire venir des travailleurs roumains par charters, pour la récolte des asperges, fort prisées outre-Rhin…

Il est très probable en revanche que la pandémie rende, en Europe, les pays destinataires d’immigration encore plus méfiants vis-à-vis de celle-ci. Le récit qui se développera sera le suivant : "les migrants étaient déjà un risque économique et un risque terroriste, ils sont désormais un risque sanitaire". Ce ne sera pas la première fois dans l’histoire qu’on accusera les étrangers d’apporter la peste… On voit d’ailleurs déjà que le Président Trump a suspendu toute immigration. Avec certainement des arrières-pensées électorales. Les Africains qui cherchent à émigrer le continent seront sûrement encore plus indésirables aux yeux d’une partie de la population européenne. Même si, pour l’heure, ce sont plutôt les Européens qui ne sont pas les bienvenus sur le continent africain : on me dit en effet que dans certains pays, on dit que ce sont les Européens qui sont soupçonnés d’apporter la "Peste blanche". Ironique retournement de l’histoire.

 

Copyright : Lillian SUWANRUMPHA / AFP

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