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18/05/2020

Coronavirus : le "grand diviseur" de l'Histoire

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Coronavirus : le
 Dominique Moïsi
Auteur
Conseiller Spécial - Géopolitique

La lutte contre l'épidémie de coronavirus, qui frappe les pays sans considération idéologique et sans lien avec leur développement économique, aurait pu être l'occasion de réunir les ennemis d'hier - Chine et États-Unis principalement - dans un combat commun contre la maladie. Il n'en est rien, explique Dominique Moïsi, la guerre contre le coronavirus a même aggravé les tensions entre la Chine et le monde occidental. Et ce n'est sûrement qu'un début.

 

Londres, le 3 avril 1848. Sous la pluie qui s'est mise à tomber, la reine Victoria peine à retenir ses larmes. Depuis plus de vingt minutes, le front vissé au sol en signe de respect et d'allégeance, elle attend l'arrivée des hauts dignitaires venus de Chine.

C'est avec ce récit imaginaire que s'ouvre le livre de l'historien anglais, Ian Morris, publié en 2010 : Why the West Rules - For Now (Pourquoi l'Occident règne - Jusqu'à présent).

Cette réécriture de l'Histoire a le mérite de nous éclairer sur les intentions de la Chine. De manière fondamentale, les Chinois entendent tourner la page d'un monde depuis trop longtemps dominé par l'Occident, européen d'abord, américain ensuite.

Il est intéressant de reprendre la lecture du livre de Ian Morris à la lumière des événements récents. La crise du coronavirus ne s'est passée, ni pour les Américains, ni pour les Chinois, ou tout simplement pour les tenants d'une société internationale solidaire, comme elle aurait dû. 

Nouvelle guerre froide

L'épidémie aurait pu être l'occasion d'un rapprochement entre les deux grandes puissances du moment. Washington aurait pu saisir l'occasion de la pandémie, née en Chine, pour étendre un bras généreux et compatissant vers Beijing. L'aide sanitaire et les masques auraient voyagé d'ouest en est, tout comme le plan Marshall l'avait fait sur le plan économique, il y a bientôt soixante-quinze ans.

Les choses, c'est le moins que l'on puisse dire, ne se passent pas ainsi. La crise du coronavirus a, de fait, entraîné une détérioration accélérée des relations sino-américaines, fragilisant davantage encore l'équilibre du monde et de son économie. Ainsi, dans le premier quart de l'année 2020, les investissements directs de la Chine aux États-Unis n'ont été que de 200 millions de dollars. Ils étaient de 2 milliards de dollars pour la même période en 2019. La nouvelle guerre froide qui existait déjà entre les deux pays depuis quelques années a pris un tour nouveau et préoccupant. Comment recréer de la confiance quand elle a si totalement disparu, et ce, des deux côtés ?

Déclin accéléré de l'Amérique

Le temps de la dénonciation des "vipères lubriques occidentales" semblerait, presque, de retour.

Prisonnier de ses silences et de ses mensonges initiaux, encouragé par les incohérences de la réponse américaine à l'épidémie, le pouvoir chinois a sans doute considéré que la meilleure défense résidait dans l'attaque. Beijing a alterné les gestes de propagande tous azimuts, comme l'envoi d'équipements médicaux et de médecins, avec les déclarations les plus dures à l'égard d'une Amérique, et plus largement d'un Occident, qui n'a pas été en reste.

En écoutant les discours récents de très jeunes diplomates chinois, je me sens rajeunir de près de cinquante ans, ce qui, à mon âge, n'est pas désagréable. Le temps de la dénonciation des "vipères lubriques occidentales" semblerait, presque, de retour. Tant qu'elle était dans une phase de rattrapage par rapport à l'Occident, la Chine pouvait (peut-être) concilier économie capitaliste et système communiste. Maintenant que son ambition est de dépasser l'Occident, et ce, dans tous les domaines, ce modèle, surtout dans sa version la plus centralisatrice et autoritaire, est-il encore viable pour Beijing ?

Mais le doute sur elle-même de la Chine est plus qu'équilibré, transcendé même, par la conviction du déclin accéléré de l'Amérique. Aux yeux de l'Histoire, l'un des plus "grands péchés" de Donald Trump restera celui d'avoir donné aux Chinois une confiance excessive en eux-mêmes.

L'Europe - et c'est une situation radicalement nouvelle pour elle - est ainsi partagée entre la peur pour une Amérique qui ferait presque pitié, et la peur d'une Chine qui a perdu le sens de la mesure et des limites. Certes, "les chars chinois ne sont pas à deux étapes du Tour de France cycliste", comme l'étaient les chars soviétiques, pour reprendre la formule du général de Gaulle, en 1947.

Diviser les Européens entre eux

Mais la Chine a basculé dans l'arrogance et la provocation, pour masquer aussi son inquiétude profonde, devant la chute spectaculaire de la croissance économique et la montée, tout aussi impressionnante, du chômage. Le pacte social et politique chinois, version extrême du modèle prôné par Guizot en France : "Enrichissez-vous, je m'occupe du reste" n'est-il remis en cause de manière fondamentale ?

Comment l'Europe peut-elle choisir entre ces deux géants aux pieds d'argile qui ont fait de "l'autre" le bouc émissaire de leurs propres contradictions ?

Comment l'Europe peut-elle choisir entre ces deux géants aux pieds d'argile qui ont fait de "l'autre" le bouc émissaire de leurs propres contradictions ? L'objectif affiché de Beijing est de rompre la solidarité transatlantique, en divisant les Européens des Américains, sinon les Européens entre eux.

Comment dépendre à ce point d'un pays qui vous veut si peu de bien ? L'objectif de Washington est de garder l'Europe dans le camp occidental, mais sans aucun geste en retour, si ce n'est celui d'avoir dénoncé certaines pratiques commerciales chinoises. Si la Chine et les États-Unis s'insultent copieusement, Donald Trump n'exprime que du mépris à l'égard de l'Union européenne.

L'Europe est plus que jamais un objet, et non un sujet de la nouvelle guerre froide entre la Chine et les États-Unis. Elle sera tentée de ne pas choisir entre une Amérique qui n'incarne plus, à l'heure de Trump, le socle de valeurs communes sur lequel était fondée l'Alliance, et une Chine qui ne cherche même plus à faire illusion sur la réalité de ses intentions.

La Seconde Guerre mondiale avait débouché sur la guerre froide. La guerre contre le coronavirus ne crée pas, mais donne un coup d'accélérateur spectaculaire à la seconde guerre froide, en divisant encore plus les hommes là où la lutte contre l'épidémie aurait pu, au contraire, les réunir.

 

Copyright : Brendan Smialowski / AFP

Avec l'aimable autorisation des Echos (publié le 15/05/2020)

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