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30/10/2020

Comment réagir face à Recep Tayyip Erdogan ?

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Comment réagir face à Recep Tayyip Erdogan ?
 Michel Duclos
Auteur
Expert Résident principal et Conseiller spécial - Géopolitique et Diplomatie

Les attaques du président turc contre Emmanuel Macron et contre la France ont atteint un niveau presque incroyable. Cependant, les insultes personnelles paraissent presque secondaires : ce qui est en jeu, c’est une volonté délibérée de Recep Tayyip Erdogan de jouer la carte du "conflit de civilisation" afin d’accroître encore la polarisation de la société turque et étendre cette polarisation à l’ensemble du monde arabo-musulman.

Le pouvoir turc s’est doté au fil des années de moyens de manipulation de l’information non négligeables, à l’image d’autres régimes néo-autoritaires. Il entend bien maintenant utiliser ceux-ci selon les préceptes mis au point là aussi avant lui, par Vladimir Poutine entre autres. Ainsi, il a tenté d’isoler une ou deux phrases du discours du président de la République aux Mureaux (sur le "séparatisme"), pourtant très mesuré et réfléchi, pour dépeindre Emmanuel Macron en meneur de jeu de l’islamophobie. Cette mèche n’avait pas vraiment pris.

Puis les médias turcs aux ordres d’Erdogan ont passé sous silence l’assassinat de Samuel Paty le 16 octobre. Aucun témoignage de solidarité n’est venu d’Ankara. Quelques jours plus tard, Erdogan et son appareil de désinformation utilisaient une phrase du discours de l’hommage rendu par le président de la République à la Sorbonne - "nous ne renoncerons pas aux caricatures" - pour faire croire que la France avait pour politique officielle de ridiculiser le prophète. S’en suivait l’appel au boycott des produits français.

Aussitôt Erdogan trouvait dans sa campagne anti-française des émules, par exemple dans la personne du Premier ministre pakistanais, qui partage avec le "nouveau sultan" un silence de plomb sur les persécutions des Ouïghours par les autorités chinoises. D’autres pays, parmi les amis de la France, tel le Maroc et la Jordanie, se croyaient obligés de donner des gages de fidélité à l’Islam soi-disant menacé par le gouvernement français (les principaux représentants de ce culte en France ont au contraire condamné sans équivoque l’assassin de Samuel Paty). Ils craignent en effet que le dirigeant de l’AKP - une variante turque des Frères Musulmans - réussisse son OPA sur l’opinion arabo-musulmane.

D’ailleurs, des réactions officielles de l’Arabie saoudite, des Émirats arabes unis et d’Égypte sont venues contrer la campagne d’Erdogan - lequel tente de disputer aux Saoudiens le leadership de l’opinion musulmane. Il est peu probable que l’appel au boycott soit beaucoup suivi.

Des réactions officielles de l’Arabie saoudite, des Émirats arabes unis et d’Égypte sont venues contrer la campagne d’Erdogan.

Cependant la campagne anti-française de Recep Tayyip Erdogan est dangereuse à plusieurs titres. D’abord, elle met en péril des vies françaises, à l’étranger clairement et peut-être même en France, au moment où à Nice le fanatisme vient encore de frapper. Elle peut éloigner de la France des pans de l’opinion dans des pays importants pour nous. Elle peut aussi trouver un écho dans le monde anglo-saxon, compte tenu de l’incompréhension que suscite la notion de laïcité à la française, par exemple aux États-Unis.

Nous devons nous inquiéter que des journaux de l’establishment américain comme le New York Times aient tendance à renvoyer dos à dos M. Macron et M. Erdogan.

Il y donc pour la France un "combat des récits" à mener, une campagne de diplomatie publique importante à déployer, comme nous l’avions fait par exemple en 2005-2006. Il faut éviter, pour parler de manière très directe, que l‘étiquette d’"islamophobie" nous colle à la peau. Nous vivons dans un monde global, où nous ne devons ni mettre notre drapeau dans notre poche, ni apparaître insensibles aux autres cultures.

Nous devons aussi éviter de nous laisser enfermer dans un tête-à-tête France-Turquie, ou Macron-Erdogan, qui ne nous place pas au bon niveau et fait le jeu du dirigeant turc. Dans cette optique, les excès de M. Erdogan peuvent nous servir : tout à sa volonté d’installer un "conflit de civilisations", il vient de s’en prendre de nouveau à l’Allemagne, allant jusqu’à comparer le sort des musulmans dans l’Europe d’aujourd’hui à celui des juifs dans les années 1930. Il y a quelques années déjà le dirigeant turc n’hésitait pas à parler de "nazis" pour désigner les dirigeants du nord de l’Europe. Nos partenaires préféraient faire le gros dos, pour ne pas compromettre l’accord UE-Turquie sur les réfugiés.

La situation est aujourd’hui différente. La position interne de M. Erdogan s’est considérablement affaiblie. L’économie turque plonge. On peut se demander jusqu’à quel point ses gesticulations "civilisationnelles" (comme la récente reconversion de Sainte-Sophie en mosquée) peuvent renverser le courant de remise en cause du pouvoir d’Erdogan dans l’opinion turque, par exemple dans la jeunesse.

Surtout, la fuite en avant dans laquelle le Président de la Turquie est lancé l’amène à multiplier les risques – son soutien à l’Azerbaïdjan par exemple – et à cumuler les erreurs.

S’agissant de l’Europe, le Conseil européen du 1er octobre s’était conclu sur quelques ouvertures (concernant la modernisation de l’Union douanière par exemple), pour tenir compte du retrait des navires de forage turcs dans les eaux chypriotes. Il était couramment admis que c’était là le résultat de l’action d’Angela Merkel. L’idée de sanctions était repoussée.

Or, au lendemain du Conseil européen, M. Erdogan a renvoyé un bateau d’exploration au large de l’île de Kastellorizo, infligeant une sorte de camouflet à la Chancelière. Lors d’un nouveau sommet le 16 octobre, les dirigeants européens se sont faits de nouveau menaçants. Des sanctions deviennent cette fois pratiquement inévitables. De la même manière, s’agissant des États-Unis, la Turquie s’est livrée à la provocation de "tester" les S400 achetés à la Russie, alors que le Pentagone croyait avoir obtenu d’Ankara la mise sous cocon de ces engins.

Nous avons intérêt à tout faire pour constituer un front commun face à Erdogan [...] afin de consolider un rapport de forces en réalité défavorable au chef de l’État turc.

Dans ces conditions, l’attitude de fermeté de la France, souvent perçue comme excessive par nos partenaires et nos alliés, ou inutilement provocante, paraît mieux comprise. Nous avons intérêt à tout faire pour constituer un front commun face à Erdogan, notamment entre Européens, afin de consolider un rapport de forces en réalité défavorable au chef de l’État turc.

Il reste la question de l’OTAN – carte délicate à jouer pour les Français, toujours soupçonnés de ne pas vouloir que du bien à l’Organisation du traité de l’Atlantique Nord. L’atout-maître du Président turc est le suivant : M. Erdogan se fait valoir auprès de Poutine, tout à son bonheur d’avoir enfoncé un coin entre l’OTAN et la Turquie, mais il continue de bénéficier de l’indulgence de l’establishment atlantiste, horrifié à l’idée de "perdre la Turquie".

C’est un bluff qui devrait à un moment donné trouver ses limites – par exemple à l’occasion de l’installation d’une nouvelle administration à Washington. Pour "appeler ce bluff", les autorités françaises ont intérêt à ne pas abuser de la dénonciation publique : il faut laisser parler les faits, jouer la carte des concertations en coulisses.

Face à Erdogan, place donc à une diplomatie publique très engagée, place aussi à une diplomatie non moins active mais discrète dans les enceintes occidentales.

 

Copyright : Adem ALTAN / AFP

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