On ne gère bien que ce que l’on mesure. Or, le phénomène du télétravail, dont la croissance est un raz-de-marée en France depuis le début des années 2010, a longtemps été mal mesuré et sous-évalué. Pratiqué essentiellement de manière informelle, les deux tiers du télétravail en France passaient sous le radar en ne faisant pas l’objet d’une contractualisation.
Dans ce contexte, le confinement nous oblige à ouvrir les yeux sur la réalité du télétravail en France. À temps complet et forcé, le télétravail est enfin devenu formel. Et les questions inévitables ne pouvaient plus être mises sous le tapis. Faut-il mieux équiper les salariés à domicile ? Que devient l’économie des bureaux ? Comment encadrer une équipe distribuée ?
En 2020, on a ainsi découvert que les travailleurs concernés par le télétravail représentaient un tiers de la population active française. C’est à la fois beaucoup, au vu des chiffres sous-évalués qui circulaient auparavant, et peu, si on les compare à ceux des économies développées du nord de l’Europe (Suède, Pays-Bas, Danemark), où les emplois plus productifs liés à l’économie du savoir sont plus nombreux. Même pendant la pandémie, on semble cependant manquer de chiffres officiels auxquels se fier pour parler du phénomène avec autorité et faire des comparaisons internationales. Qu’est-ce qui se cache derrière ces chiffres français du télétravail, ou leur absence ?
Des débats incessants sur des chiffres qui restent approximatifs
Le télétravail n’est pas une catégorie de l’Insee, ni un critère fixe et stable sur lequel faire reposer des indicateurs. Il peut être formel ou informel. Il est le plus souvent partiel. Il est difficile de dire avec autorité qu’un métier est "télétravaillable" tandis qu’un autre ne l’est pas. Un professeur de lycée passe entre 15 et 20 heures devant ses élèves dans une salle de classe (en temps normal), mais passe au moins autant d’heures à préparer ses cours et corriger des copies à domicile ou au lycée. Quelle est la part de "télétravail" de ce professeur ?
On s’est souvent appuyé sur des évaluations conservatrices fondées sur des critères trop étroits. On est donc longtemps passé à côté de l’essentiel du télétravail, c’est-à-dire le télétravail informel qui, jusqu’à la pandémie, pouvait représenter environ les deux tiers du volume d’heures télétravaillées. Xavier de Mazenod de Zevillage écrivait déjà en 2016 que "pour un télétravailleur formel on sait que l’on compte deux autres télétravailleurs informels."
Les chiffres qui circulent varient parce qu’ils ne mesurent pas la même chose. Derrière chaque statistique, il y a un échantillon (plus ou moins représentatif), et la volonté de faire passer un message différent. D’un pays à l’autre et d’une culture à l’autre, on ne mesure pas la même chose. Comme l’a écrit le directeur général de l’Insee, Jean-Luc Tavernier, dans un article justement intitulé La statistique à l’épreuve de la crise sanitaire, "dans beaucoup de domaines, la comparabilité des statistiques n’est pas acquise, et un seul institut national, fût-il animé des meilleures intentions, ne peut rendre parfaitement compte des possibilités et des limites des comparaisons internationales".
Les smartphones et l’ubiquité des moyens de communication ont fait d’une écrasante majorité de Français des "télétravailleurs" partiels depuis des années. L’omniprésence des applications numériques a accéléré ce brouillage de la frontière entre le privé et le professionnel. Tout cela ne facilite guère la tâche des professionnels des statistiques.
Ce n’est que depuis quelques années que certaines études commencent à prendre en compte une partie de cette masse immergée de l’iceberg du télétravail. Quand en 2018, puis en 2019, le Comptoir de la nouvelle entreprise de Malakoff Médéric Humanis a publié des études plus objectives sur la réalité du télétravail, cela a créé la surprise. Les chiffres étaient tellement plus élevés qu’anticipé que l’on a commencé à parler de révolution ou de rattrapage. Mais en réalité, ce "rattrapage" est davantage celui de la mesure du télétravail que du télétravail lui-même. Comme le dit Xavier de Mazenod, "le phénomène du télétravail est un raz-de-marée depuis près d’une décennie".
Ajouter un commentaire