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22/06/2022

Biden, la Constitution et la Cour suprême

Trois questions à Anne Deysine

Biden, la Constitution et la Cour suprême
 Anne Deysine
Professeur émérite à l’université Paris-Nanterre

Entre le port d’arme, l’avortement et l’environnement, l’Amérique de Joe Biden fait face à un retour du "refoulé". Dans ce contexte, la Cour Suprême fait office de juge pour trancher sur ces sujets. Anne Deysine, professeure émérite de droit et de civilisation américaine et auteure de l’ouvrage Les États-Unis et la démocratie (2019), revient sur le rôle à venir de l’institution et sur le retour de l’activisme judiciaire.

Port d’armes, avortement, protection de l’environnement : pourquoi le Président Joe Biden semble-t-il si impuissant face à ce retour du "refoulé" américain, que l’on croyait cantonné aux années 1950 ? 

Après l’élection de Joe Biden en novembre 2020, la réaction a d’abord été le soulagement : il n’y aurait pas quatre années supplémentaires de chaos international et de violations systématiques, au plan interne, des normes, des traditions et de la Constitution. Il y eut aussi l’espoir que le Président Biden pourrait améliorer la situation en politique étrangère et domestique, en faisant notamment adopter ses mesures en faveur de la classe moyenne, dont une augmentation des impôts pour les grandes entreprises et les plus riches permettant de financer un meilleur filet social pour les Américains.

Mais c’était sans compter la persistance du trumpisme dans une partie de l’opinion publique et la panique des élus républicains, qui continuent d’accréditer le mensonge de l’élection volée, de peur de la vindicte de Trump lors des primaires et des élections de novembre 2022. À quoi s’ajoutent les blocages découlant d’une Constitution qui a mis en place de multiples mécanismes de "freins et contrepoids" (checks and balances) et la polarisation qui instrumentalise ces contrepoids destinés à l’origine à lutter contre la tyrannie de la majorité. 

Le Président Biden dispose d’une petite majorité à la Chambre des représentants. De ce fait, les propositions de loi qu’il a demandées ou qu’il soutenait ont généralement été adoptées avec les seules voix démocrates. Au Sénat, la situation est différente  dans la mesure où cette assemblée incarne le principe du fédéralisme. À ce titre, un État qui compte 578 000 habitants (le Wyoming) a le même nombre de sénateurs (deux) que la Californie et ses 39 millions d’habitants. Ce premier biais, qui favorise les petits États du Midwest détenus par les Républicains est accentué par la tradition  du consensus, tradition qui permet à n’importe quel sénateur en désaccord avec la proposition de loi débattue de s’y opposer. Mais ce mécanisme du filibuster, immortalisé par le beau film de Frank Capra, Monsieur Smith va au Sénat, a été perverti. Aujourd’hui, dès lors que les Républicains s’opposent à une initiative, ils n’ont même plus besoin de débattre des heures durant, comme c’était le cas à l’origine. Brandir cette menace du filibuster leur suffit pour tuer le projet dans l’œuf. Cette procédure s’est avérée un obstacle majeur pour le Président Biden, l'empêchant ainsi de faire adopter le moindre texte, qu’il s’agisse de réformer la police ou de protéger le droit de vote, attaqué par les législatures des États républicains avec la bénédiction des juges conservateurs de la Cour suprême. 

L’enjeu est d’autant plus problématique que deux sénateurs démocrates refusent de mettre fin à ce mécanisme d’obstruction. L’un d’entre eux, Joe Manchin, s’est aussi opposé à l’ambitieux programme d’investissement dans l’avenir du pays, le Build Back Better qui prévoyait notamment 555 milliards de dollars pour lutter contre le dérèglement climatique et qui aurait pu être adopté par les 50 sénateurs démocrates dans le cadre de la procédure de "réconciliation budgétaire". 

Le Président Biden en est donc réduit à agir, lorsque cela est possible, par voie de décret présidentiel et à s’en remettre aux réglementations que les agences indépendantes peuvent prendre.

Le Président Biden en est donc réduit à agir, lorsque cela est possible, par voie de décret présidentiel et à s’en remettre aux réglementations que les agences indépendantes peuvent prendre en matière de santé ou de lutte contre le réchauffement climatique. Et c’est là qu’intervient un second blocage important, celui de la Cour suprême. Prévu à l’article III de la Constitution, il s’agit d’un pouvoir égal aux pouvoirs législatif et exécutif. Juridiction suprême en dernier ressort, la Cour est aussi, depuis la décision Marbury v. Madison de 1803, chargée d’interpréter la Constitution ou la loi. 

Ces dernières années, elle a eu tendance à valider les actes de présidents républicains, dont Donald Trump, et à bloquer les actes du Président Biden. Et ce blocage intervient parfois dès les juridictions de première instance et les cours d’appel, car le Président Trump, avec la complicité du leader républicain au Sénat, Mitch McConnell a pu nommer (et obtenir la confirmation de) plus de 200 juges, dont 54 dans les cours d’appel, qui sont à 98 % juges en dernier ressort.

La Cour suprême est une institution qui a toujours été ancrée au cœur du politique du fait du mode de nomination des juges (par le président, avec confirmation par le Sénat) et de son rôle étendu. Cependant, jamais elle n’avait été si partisane. Sa composition actuelle, avec six juges extrêmement conservateurs (dont trois nommés par Trump, sélectionnés pour ce poste en raison de leurs opinions affichées contre l’avortement et contre la régulation), encourage ses membres à profiter de leur situation de force et à pratiquer l’activisme judiciaire. Un activisme que les conservateurs ont dénoncé et combattu avec force lorsque la situation était inversée : des présidents républicains confrontés à une Cour suprême comptant une majorité de juges progressistes.

La politisation et la polarisation du processus ont été mises en lumière par la nomination de la Juge Ketanji Brown Jackson par le Président Biden, première femme noire nominée à la Cour Suprême. Lors des auditions à la commission judiciaire du Sénat, les médias conservateurs et certains sénateurs républicains n’ont pas hésité à la taxer d'incompétence, l’accusant d’avoir été nommée à ce poste en raison de préférences raciales. On lui a également reproché, contre tout semblant de vérité, d’avoir fait preuve d’indulgence envers les criminels, les terroristes et les pédophiles. K. Brown Jackson apporte pourtant des compétences dont la Cour est dépourvue, comme celle d’avoir été en charge de la défense des indigents (public defender).

La politisation et la polarisation du processus ont été mises en lumière par la nomination de la Juge Ketanji Brown Jackson par le Président Biden, première femme noire nominée à la Cour Suprême. 

De même, avec la juge Sotomayor, c’est la seule à avoir été juge de première instance. Elles seules savent véritablement ce qu’est un procès et sont en mesure de reconnaître le travail considérable que réalisent les juridictions de première instance. À l’inverse, la juridiction suprême accorde habituellement peu de "déférence" à ces décisions pourtant argumentées et motivées.

Quelles décisions de la Cour suprême faudra-t-il guetter fin juin 2022 ?

La Cour rend généralement ses décisions les plus controversées à la fin du mois de juin, des décisions sur lesquelles les juges se sont affrontés parfois violemment. On en attend près de trente (soit la moitié des décisions qui seront rendues sur l’année judiciaire ; c’est l’un des chiffres les plus bas, égal à ceux durant la guerre de sécession). Il faudra en guetter trois en particulier. 

La première concerne le port d’armes à New York. La deuxième porte sur l’interdiction, dans le Mississippi, de tout avortement après 15 semaines, même en cas de viol ou d’inceste. La troisième, enfin, a trait à l’affaire West Virginia contre l’agence de protection de l’environnement (EPA). Ce sont de bons thermomètres qui permettront de voir jusqu’à quel point la majorité radicale est prête à revenir sur des précédents établis de longue date, de façon à satisfaire son bord politique.
 
La première affaire, New York State Rifle & Pistol Association Inc. v. Bruen, met en jeu une loi de l’État de New York promulguée il y a plus de 100 ans. Cette loi impose à un individu de justifier la nécessité qu’il aurait à porter une arme en public. Elle impose également l'obtention d’un permis pour ce faire. Deux individus qui n’ont pu obtenir de permis de port d’armes en public et la branche locale du lobby des armes ont contesté cette disposition. Ils savent pouvoir compter, à la Cour suprême, sur une majorité de juges conservateurs partisans d’un port d'armes sans limites. 

Certes, le deuxième amendement garantit le droit au port d’armes, mais à l’origine il était destiné à une milice chargée d’assurer la défense des États fédérés. En 2008, dans l’arrêt D.C. v. Heller, la Cour, déjà conservatrice, a jugé que le deuxième amendement garantissait le port d’armes individuel. Cette décision fut reprise et étendue en 2010 dans Mc Donald v. Chicago. Avec ces deux décisions, la Cour suprême a envoyé un message de permissivité donnant latitude aux États dirigés par les Républicains afin d’assouplir au maximum les règles de détention des armes à feu. Elles ont également permis aux partisans d’un port d’armes illimité de contester les rares dispositions prises par les États ou les municipalités dirigés par des Démocrates.

Si la Cour invalide ces dispositions de bon sens, c’est le signe que les juges radicaux de droite ont renoncé à toute prudence, quitte à mettre en danger la légitimité de la Cour.

Elles ont également permis aux partisans d’un port d’armes illimité de contester les rares dispositions prises par les États ou les municipalités dirigés par des Démocrates. Si la Cour invalide ces dispositions de bon sens, c’est le signe que les juges radicaux de droite ont renoncé à toute prudence, quitte à mettre en danger la légitimité de la Cour. Il s’agit pour eux d'obtenir sans délai les résultats politiques qu’ils souhaitent. Ce serait le signe que la majorité à la Cour ne prête plus aucune attention à l’opinion publique et aux préférences des Américains.

Il s’agit d’un bel exemple de tyrannie de la minorité et de "gouvernement des juges" que dénonçait le juriste Édouard Lambert quand les lois du New Deal étaient systématiquement invalidées par une Cour suprême conservatrice prônant le "laisser faire".

L’affaire Dobbs v. Jackson Women's Health Organization concerne la loi du Mississippi qui interdit tout avortement après 15 semaines, même en cas de viol ou d’inceste. Les questions lors de l’audience n’avaient guère laissé d’espoir mais le projet de décision qui a fuité et a été rendu public par le site Politico montre, s’il n’est pas modifié, qu’il ne s’agit plus d’un grignotage supplémentaire des jurisprudences Roe v. Wade de 1973 et Planned Parenthood v. Casey de 1992. Il s’agit bien d’un revirement de jurisprudence total qui raye le droit à l’avortement de la carte des droits reconnus aux femmes. Et malgré les dénégations du juge Alito, auteur de l’opinion majoritaire, d’autres droits comme l’accès à la contraception ou le droit d’épouser la personne de son choix risquent d’être les prochains sur la liste.
 
La troisième affaire touche aux pouvoirs de l’agence de protection de l’environnement, EPA. Les juridictions fédérales avaient pourtant bloqué le plan d’énergie porté par le Président Obama. La question juridique qui aurait nécessité une action en justice et l’intervention de la juridiction suprême ne se posait donc plus. Malgré tout, la Cour suprême a annoncé en novembre 2021 qu’elle entendrait plusieurs affaires consolidées dans West Virginia v. Environmental Protection Agency. Cette action en justice a été montée et fomentée par la Federalist Society, dans le cadre de ses stratégies juridictionnelles visant à amener la Cour à faire évoluer ses jurisprudences. 

Les requérants des États républicains, des sociétés énergétiques ou des propriétaires de mines de charbon ont saisi les juges pour demander à la Cour de fixer de nouvelles limites aux pouvoirs d’interprétation de l’agence de protection de l’environnement. Ils s’efforcent de convaincre les juges conservateurs de ressusciter la doctrine de non-délégation utilisée au début du XXème siècle. Selon cette théorie, une branche du gouvernement doit renoncer à déléguer des pouvoirs à une autre entité, ceci dès lors qu’elle est constitutionnellement en mesure de les exercer elle-même. Ils poussent également à réactiver la doctrine de la question importante (major question) qui, selon eux, interdit aux agences de donner une interprétation qui modifierait considérablement un domaine ou secteur. 

Si ces limites sont validées par la Cour, elles entraveront durablement le pouvoir de l’agence de protection de l’environnement et interdiront toute lutte efficace contre le réchauffement climatique.

Si ces limites sont validées par la Cour, elles entraveront durablement le pouvoir de l’agence de protection de l’environnement et interdiront toute lutte efficace contre le réchauffement climatique, empêchant les États-Unis de respecter leurs engagements internationaux. Une majorité semble regarder avec sympathie ces tentatives visant à restreindre les pouvoirs des agences fédérales et plus globalement de l’État administratif, ce qui laisse augurer que les demandeurs de l’affaire ont des chances de l’emporter sur au moins certaines de leurs revendications. Ce serait à terme la fin de l’État administratif si critiqué par les Républicains et Donald Trump durant son mandat mais dont les apports sont appréciés par les Américains.

Pourquoi un tel activisme judiciaire contre l’opinion majoritaire et au détriment de la légitimité de la Cour ?

Les chiffres d’approbation envers la Cour ont chuté considérablement, par paliers, et plus encore après la fuite du projet de décision Dobbs. Le président de la Cour en est bien conscient, lui qui est attaché à la légitimité de l’institution qu’il préside. Mais depuis la nomination d’A.C. Barrett en 2020, il n’est plus en position de juge pivot, susceptible de faire pression sur ses collègues conservateurs ou de voter avec les progressistes comme durant la période de 2018 à 2020. En effet, les conservateurs radicaux sont désormais cinq, sans avoir besoin de la voix de John Roberts.

Depuis la nomination d’A.C. Barrett en 2020, il n’est plus en position de juge pivot, susceptible de faire pression sur ses collègues conservateurs ou de voter avec les progressistes

Si la Cour revient sur sa jurisprudence Roe sur l’accès à l’avortement, c’est sans doute le signal que les juges veulent aller vite. L’avortement n’est que le premier enjeu sur la liste des revirements souhaités par la majorité conservatrice. Quant à la décision West Virginia, si les radicaux l’emportent et obtiennent que la Cour fixe de nouvelles limites aux pouvoirs des agences réglementaires, celles-ci seront considérablement entravées à l’avenir, notamment quand il s’agira de réglementer la sécurité des produits ou la limitation des gaz à effet de serre. Pour les opposants à "l’État administratif", il revient au Congrès d’expliciter précisément le type de délégation des compétences consenties aux agences. 

Dans la loi sur l’air propre votée en 1963, il aurait ainsi fallu que soit précisé ce qui serait attendu de l’agence EPA en 2022, ceci alors même que situation et techniques sont désormais différentes.

Avec l’arrivée d’A.C. Barrett à la Cour, il existe désormais une vraie majorité de six juges conservateurs, le rêve des Républicains depuis des décennies. Il faut s’attendre à de nombreuses décisions accentuant une dérégulation tous azimuts et signant la fin des contre-pouvoirs au bénéfice d'une présidence toute-puissante. D’autres arrêts signeront l’érosion de la séparation de l'Église et de l'État et un basculement de plusieurs décennies en arrière en termes de libertés, de droits civiques et de garanties en matière de procédure pénale. La Cour a déjà commencé à démanteler de nombreux acquis datant du New Deal et elle s’attaque petit à petit au droit à l’avortement, tout en augmentant les prérogatives de la religion et en garantissant le droit au port d’armes. L’un des domaines où la dérégulation par la Cour est la plus dangereuse pour l’avenir est celui du droit de vote et du financement des élections. La Cour s’est en effet régulièrement rangée du côté des États républicains (Texas, Géorgie) et a validé les nombreuses lois adoptées depuis 2013, avec pour objectif de limiter de plus en plus l’accès au vote (voter suppression). 
 
Le démantèlement est en marche et les juges progressistes sont réduits et cantonnés à la rédaction d’opinions dissidentes.
À court terme, surtout si ces opinions dissidentes sont annoncées oralement, c’est un moyen d’attirer l’attention des journalistes et plus largement de l’opinion publique sur les raisonnements spécieux adoptés par la majorité et sur les dangers de la dérive à droite pour les libertés et le système démocratique. Mais à court terme, cela ne servira pas à grand-chose. Pourtant, on sait que certaines opinions dissidentes ont servi, plusieurs décennies plus tard, à motiver un revirement de jurisprudence. L’un de ces revirements les plus connus, la décision Brown v. Board of Education de 1954 (qui déclare la ségrégation raciale inconstitutionnelle dans les écoles) fonde son raisonnement sur l’opinion dissidente rédigée par le juge Harlan dans la décision Plessy v. Ferguson de 1896.


 

Copyright : SAUL LOEB / AFP

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