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06/01/2022

Baromètre des Territoires 2021 : la France en mouvement(s)

Trois questions à Jean Viard

Baromètre des Territoires 2021 : la France en mouvement(s)
 Jean Viard
Directeur de recherches associé CNRS au CEVIPOF, Centre de recherches politiques de Sciences Po

Quelques semaines après la parution de l'édition 2021, Jean Viard, récent auteur de "La révolution que l’on attendait", répond à Sophie Conrad, responsable du pôle politiques publiques et nous donne sa lecture territoriale des mutations en cours.

Quels enseignements tirez-vous du baromètre ?

Comme la précédente édition du Baromètre des Territoires réalisée en 2019, l’édition 2021 offre une photographie instantanée de la France et de nos concitoyens. Néanmoins, le contexte particulier dans lequel intervient la publication de ces résultats, au cœur d’une crise sanitaire aussi violente que latente, permet de mettre en lumière des tendances plus profondes, marqueurs de la mutation de notre société.
 
D’abord, les résultats du baromètre révèlent ce que j’appellerais une immense "vague de mobilité". Dans l’étude publiée par l’Institut Montaigne et ELABE, en partenariat avec la SNCF, cette vague se caractérise par l’intensification des mouvements à travers le marché du travail, notamment à travers la pratique du télétravail, la forte croissance des indépendants ou encore la démission des jobs "sans sens". Ces mouvements s’observent également dans les territoires. Ainsi, les résultats de cette dernière édition révèlent que 9 % des habitants des villes de plus de 100 000 habitants ont quitté ces villes depuis le début de la crise sanitaire. En 2019, le mouvement était moitié moins important. En outre, ce phénomène pourrait encore s’accentuer dans les mois à venir, puisque 16 % de nos concitoyens déclarent avoir envie de franchir le pas quand 80 % en rêvent. De manière compréhensible, ce phénomène concerne surtout les retraités et les jeunes familles habitant dans de grandes agglomérations en appartement. Cette dernière catégorie est d’ailleurs frappée par un autre phénomène, qui relève également de cette vague de mobilité : une forte mouvance des situations familiales. En effet, une autre étude révélait qu’un million de couples ont éclaté et que près de la moitié de ceux des moins de 30 ans étaient en crise.
 
Ces tendances sont significatives puisqu’elles concernent bon nombre de nos concitoyens. La grille de lecture la plus pertinente pour les analyser me semble résider dans l’idée d’un déplacement du désir. Pendant plusieurs décennies, notre société était caractérisée par une promotion continue du mode de vie métropolitain, conçu comme libérateur. Il s’agissait d’aller dans les grandes villes, de vivre dans un immeuble, d’utiliser les transports en commun et le vélo. Pourtant, ce mode de vie est aujourd’hui profondément remis en cause. 70 % des Français habitent dans une maison individuelle et s’emploient à la promotion de leur mode de vie. Au-delà, les 30 % des Français restant, en habitat collectif, n’en ont pas moins changé de psychologie vis-à-vis de leur mode de vie. À ce titre, cette mutation profonde s’apparente à celle remise en cause du système actuel, à l’instar du mouvement de mai 1968.

Comment expliquez-vous la dichotomie bonheur privé/malheur public mise une nouvelle fois en exergue par le Baromètre des Territoires en 2021 ?

Cette dichotomie est extrêmement intéressante. D’une part, près de 8 Français sur 10 déclarent être heureux, et ont un sentiment de déclin économique en baisse. Cette "société du bonheur" doit beaucoup à la démocratisation de l’éducation, au large accès aux soins de santé dont bénéficie les Français et, plus largement, à l’extraordinaire liberté dans la vie active que trouvent nos concitoyens. L’idée de "bonheur privé" réside dans ces éléments fondamentaux. D’autre part, pourtant, nous avons perdu le récit collectif fondateur de nos sociétés. C’est le récit du progrès scientifique et technologique qui n’est plus depuis la révolution industrielle. À bien des égards, ce récit était au cœur du débat national des dernières décennies, qui tournait largement autour de la question de la répartition, notamment des bénéfices. Cette perspective est fondamentale, puisqu’elle souligne un malheur public énorme qui résulte d’un manque de cohésion sociale en dépit d’un bonheur diffus au sein de la société.

La pandémie a servi de détonateur, un rappel brutal de la nécessité de lutter contre le changement climatique en accélérant la décarbonation de nos économies.

Par ailleurs, et comme explicité dans mon livre intitulé La révolution que l’on attendait est arrivée, nous arrivions, immédiatement avant le début de la pandémie du Covid-19 et en tant que société, à la fin d’un cycle. Demain, il conviendra d’en ouvrir un autre. Il sera nécessairement profondément écologique : la pandémie a servi de détonateur, un rappel brutal de la nécessité de lutter contre le changement climatique en accélérant la décarbonation de nos économies. Elle a aussi mis en lumière notre absence de contrôle de la nature, qui était pourtant la vision partagée de l’humanité au cours des derniers siècles. 

En cela, cette crise fonde également le lancement d’un nouveau cycle politique. Elle offre un nouveau commun à notre société : la lutte contre le dérèglement climatique pourra ainsi construire du politique et se substituer aux idéologies du progrès en forte régression.

Cette reconquête d’un commun était essentielle. À la faveur de la pandémie, et de façon intéressante, le bonheur privé a augmenté. C’est largement le fait de la protection offerte par nos gouvernements. En outre, nous avons assisté à l’émergence d’un vivier d’innovations au sein de la société française. Ce mouvement d’inventivité, particulièrement vivace pendant le premier confinement, a été salutaire pour nombre de nos concitoyens. Pour lutter contre l’enfermement et l’incertitude de la période il fallait agir, lire, réfléchir, s’aimer, se former…pour lutter contre la dépression. Plus de 24 % des Français y ont quand même succombé…

Comment mieux appréhender les territoires, les villes dans leur diversité, les espaces périurbains et ruraux ?

Tout d’abord, il faut absolument sortir de cette tradition d’une vision archaïque qui se veut centrée sur la capitale et ses alentours. Notre pays est un pays de territoires, dans sa diversité, et les aspirations des Français ne sont ainsi pas les mêmes selon qu’ils se trouvent en milieu urbain dense ou en rase campagne. À ce titre, le terme parapluie de "territoire rural" n’est plus pertinent aujourd’hui, et son opposition avec les "territoires urbains" est rendue caduque. En lieu et place, plusieurs grilles de lecture peuvent permettre de caractériser cette France des territoires. De mon côté, j’aime à distinguer la population évoluant hors des villes en deux catégories : les "gilets jaunes" et les "bobos télétravailleurs".

Ceux que je nomme les "gilets jaunes", évidemment en référence au grand mouvement de contestation sociale de 2018, forment un groupe qui vit dans des territoires en recul et les territoires périurbains. Ces citoyens ne s’identifient pas aux grandes villes, et leur révolte à ce titre était celle d’un désir de sens. Ils forment une population ultra-abstentionniste, cœur de cible du populisme moderne partout dans le monde.

Le terme parapluie de "territoire rural" n’est plus pertinent aujourd’hui, et son opposition avec les "territoires urbains" est rendue caduque.

Ce dernier élément, loin d’être anecdotique, a une forte implication historique : dans toutes les grandes démocraties, le populisme est la conséquence d’un étalement périurbain non structuré par lequel les citoyens se trouvent relégués à un "extérieur". Pendant plusieurs décennies, nous avons construit un mode de vie basé sur des individus propriétaires, bi-actifs, oubliant largement la construction de réseaux d’appartenance et de territoire démocratique. À l’inverse, les "bobos télétravailleurs", comme je les nomme, ont été en mouvement. Ils forment une France patrimoniale, et la pandémie les a souvent fait se déplacer en direction de leurs résidences secondaires. Ils s’y imaginent aujourd’hui plus facilement que dans leurs villes d’origine, ce qui démontre un modèle d’inversion créé par la crise du Covid-19.
 
Pourtant, les mobilités ont aussi changé dans un sens plus global. Les métropoles de destination traditionnelle, à l’instar de Rennes, Nantes, Bordeaux, Montpellier, Aix ou encore Toulouse, ont été en partie contournées souvent car trop chères. En lieu et place, les mobilités de nos concitoyens s’orientent davantage vers les villes de la France patrimoniale, éloignées du bord de mer et donc moins chères. Elles se situent notamment dans la Loire ou la Vallée du Rhône, et ce sont des villes comme Tours, Amiens, Nancy, Montélimar ou Valence. À vrai dire, c’est la conception même de la ville qui a changé. 

À la place des villes, il existe maintenant plusieurs métropoles de niveau mondial.

À la place des villes, il existe maintenant plusieurs métropoles de niveau mondial. En France, il y en a huit à dix au total, et ce sont elles qui tirent la créativité nationale. C’est peut-être là l’une des principales limites du modèle adopté par le baromètre : si nous avons un modèle très productif de 10 villes métropoles qui produisent 81 % du PIB et contiennent 40 % de la population, la pandémie a révélé que nous n’étions plus obligés d’habiter dans celles-ci.
 

En effet, nous assistons depuis la pandémie à une congruence entre le monde des résidences secondaires et celui du télétravail. C’est la logique de métropole secondaire, qui consiste à avoir un pied dans la métropole, pour des raisons professionnelles, mais sans que cela force la résidence. À partir de l’analyse de ce phénomène, il convient d’établir l’idée d’une dualité des moteurs dans la société que nous sommes en train de reconstruire : la métropole et les terres arables. Les gens habitent entre les deux, donc la reconstruction de notre représentation du territoire français se situera entre les deux. Ainsi, il faut intégrer le rejet de la "grande ville" dans l’aménagement du territoire. Enfin, plutôt que de savoir s’il faut continuer la décentralisation, il faudrait rapprocher les régions, les métropoles, les départements. Pendant la pandémie, ces entités ont très bien travaillé ensemble. Il s’agit maintenant de pérenniser ce modèle, pour alléger l'État sans lui faire perdre sa position verticale. Et sans doute plutôt que de vouloir toujours changer les cadres politiques attaquer plutôt les deux territoires de la crise sociale que sont l’Île-de-France et les Bouches-du-Rhône. "Marseille en grand" est un début de réponse pour la cité du sud, reste pour le prochain quinquennat l’enjeu de I’Île-de-France/du Grand Paris cœur de la puissance française et cœur de sa crise sociale.
 
Propos recueillis avec l’aide de Marin Gillot, chargé d’études. 

 

Copyright : Raymond Roig / AFP

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