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09/11/2020

Avec Joe Biden, l'Amérique entame une difficile convalescence

Avec Joe Biden, l'Amérique entame une difficile convalescence
 Dominique Moïsi
Auteur
Conseiller Spécial - Géopolitique

La décence l'a emporté sur le mensonge, la démocratie sur la tentation du "césarisme". L'élection de Joe Biden est certes un immense soulagement. Mais il faut se souvenir que 70 millions d'américains ont voté pour Donald Trump, écrit Dominique Moïsi. Preuve que la fragmentation culturelle du pays est immense.

1776-2020. L'histoire des États-Unis commence à Philadelphie avec la Déclaration d'indépendance. Deux cent quarante-quatre ans plus tard, c'est encore à Philadelphie que l'histoire américaine prend un nouveau départ. Avec la victoire de Joe Biden en Pennsylvanie, une page sombre se tourne. L'Amérique va pouvoir entamer une convalescence, qui, après quatre ans de règne du "mal absolu" à la Maison-Blanche, s'apparente à une renaissance. Et ce ne sont pas les protestations et les arguties juridiques de Donald Trump qui empêcheront Joe Biden de devenir le quarante-sixième président des États-Unis.

Que la victoire est douce, surtout lorsqu'après avoir été annoncée comme acquise, elle semble soudain s'éloigner ou ne tenir qu'au fil du rasoir. Mais le soulagement, ou plutôt la joie profonde, sont teintés d'inquiétude. Certes, la décence l'a emporté sur le mensonge, la démocratie sur la tentation du "césarisme". Mais la défaite, finalement claire, de Donald Trump, ne saurait faire oublier que plus de 70 millions d'Américains, soit près de 48 % des votants ont voté pour un président qui a été, du début jusqu'à la fin, le contre-modèle absolu au niveau des valeurs et du comportement, de ce que furent en leurs temps Abraham Lincoln et Franklin D. Roosevelt. En dépit de la défaite de Donald Trump, l'Amérique reste plus profondément divisée sur l'essentiel qu'elle ne l'a été depuis la guerre civile (1861-1865). Pour décrire la fragmentation de l'Amérique, on pourrait presque la comparer au tribalisme à l'africaine. Et se demander si l'arrivée des Latinos en nombre élevé ne s'est pas traduite par une "latinisation" de la partie américaine du continent Nord américain. Cette évolution démographique n'a t-elle pas conforté la résurgence d'une Amérique chauvine, où les instincts populistes devenus incontournables sont là pour durer ?

Mobilisation exceptionnelle

Rien n'est réglé donc, même si le pire a été évité, et ce dans le contexte d'une mobilisation exceptionnelle de l'électorat américain. Le taux de participation, qui atteint les 67 %, est le plus élevé depuis cent vingt ans. Donald Trump a su mobiliser ses électeurs, mais le Parti démocrate a fait mieux encore. Il l'a emporté dans des États "improbables" pour lui, comme la Géorgie et l'Arizona.

À la fin des fins, Donald Trump a été la double victime de son mépris pour la science et de son manque de respect.

Il est bien trop tôt pour tirer des leçons définitives du résultat des urnes. Mais des conclusions préliminaires s'imposent. La première peut se résumer en une phrase. À la fin des fins, Donald Trump a été la double victime de son mépris pour la science et de son manque de respect pour les hommes (et les femmes), surtout de couleur.

Le Covid-19 et ses conséquences sanitaires et économiques lui ont fait perdre une partie du soutien de son électorat blanc et de sa popularité chez les seniors. Il a accru son avance chez les plus riches - qui le sont devenus plus encore sous sa présidence - mais a perdu une partie significative de son avance chez les plus pauvres. Et surtout, son refus de condamner avec clarté - c'est une litote - les dérives racistes des plus ultras de ses partisans, a mobilisé contre lui un électorat jeune et noir qui se serait peut-être abstenu de voter - comme cela avait été le cas il y a quatre ans - sans les provocations du président lui-même. Le basculement spectaculaire de la Géorgie - l'un des éléments les plus remarquables de l'élection de 2020 - est certes le produit de la démographie et de l'arrivée dans cet État du Sud d'une population plus diverse et souvent plus éduquée. Mais on ne saurait faire abstraction dans ce résultat de la personnalité de la maire noire d'Atlanta, Keisha Lance Bottoms, et plus encore au lendemain du meurtre de George Floyd, du "testament" de John Lewis, l'un des plus fidèles compagnons de Martin Luther King, qui, sur son lit de mort, n'avait qu'un mot : "Vote !"

Le poids culturel

La seconde conclusion est que le critère culturel l'a emporté sur tout autre. Plus que l'âge, la richesse ou le sexe, c'est le niveau d'éducation qui a fait la différence : les plus diplômés votant pour Biden, les moins éduqués pour Trump. Enfin, et c'est la troisième leçon, en voulant consolider le noyau dur de ses fidèles, Donald Trump, a mobilisé ses opposants, leur faisant dépasser toutes les réserves qu'ils pouvaient avoir à l'égard d'un candidat "centriste" qui n'était pas spontanément le leur.

Mais c'est précisément parce qu'il est centriste et naturellement conciliant, empathique et expérimenté que Joe Biden est l'homme de la situation. Il avait face à lui, dans le processus de sélection des primaires, des candidats plus jeunes, plus charismatiques et surtout plus représentatifs du "gauchissement" du Parti démocrate. Le président élu est le mieux à même d'aider les républicains à prendre leur distance avec un président qui contre toute évidence se refuse à concéder sa défaite.

L'histoire dira si la défaite de Trump constitue un coup d'arrêt pour les populismes, ou un simple accident de parcours.

C'est son centrisme qui lui permettra aussi de rallier des républicains modérés à sa cause et même peut-être d'en inclure certains dans son cabinet. Aux cotés de Joe Biden, Kamala Harris, la première femme noire à accéder à la vice-présidence, contribuera par sa jeunesse (relative), son enthousiasme et son énergie à la réussite du nouveau "ticket". La tâche est immense. La fragmentation culturelle du pays, le désaccord sur l'essentiel de la majorité de ses citoyens impose un dialogue et un sens du compromis à la hauteur des fractures existantes. Joe Biden, contrairement à ses deux prédécesseurs, Obama et Trump, a une longue expérience de la vie politique, et en particulier du Sénat. Il est aussi le plus à même de faire appel aux valeurs morales qui constituent le socle de l'Amérique.

Il est prématuré de dire, comme le font les plus optimistes, que "l'Amérique est de retour". Mais sa dérive infernale a été stoppée par le bon sens éthique d'une courte majorité d'Américains. Le processus de guérison peut commencer. L'histoire dira si la défaite de Trump constitue un coup d'arrêt pour les populismes, ou un simple accident de parcours, lié au Covid-19 et à "l'extravagance" du quarante-cinquième président des États-Unis.

 

Avec l'aimable autorisation des Echos (publié le 09/11/2020)

Copyright : Kena Betancur / AFP

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