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03/04/2020

America First a l’épreuve de Covid-19

America First a l’épreuve de Covid-19
 Benjamin Haddad
Auteur
Directeur Europe de l’Atlantic Council

À l’heure où ce texte est écrit, Washington DC, la Virginie et le Maryland viennent d’annoncer des mesures renforcées de confinement. Selon les statistiques disponibles, les États-Unis ont pris la tête depuis quelques jours du classement du nombre de personnes infectées du Coronavirus, avec plus de 160 000 cas répertoriés. La situation sanitaire s’est particulièrement détériorée dans certaines des zones les plus peuplées du pays, en particulier à New York et en Californie.

Selon la plupart des experts, l’administration a plus que tardé à prendre la mesure du drame à venir, malgré l’avantage du temps que représentait la distance et l’isolement relatif des États-Unis par rapport à l’Eurasie. Selon Ron Klain, coordinateur de la réponse de l’administration Obama lors de la crise Ebola (et proche conseiller de Joe Biden), l’incapacité de l’administration à procurer des tests à temps représente un "échec massif". Pire, le Président Trump a alimenté un déni sur l’ampleur de la crise, relayé par les médias conservateurs comme Fox News. La couverture médiatique du virus était dénoncée comme une manœuvre politique visant à saboter les succès économiques du Président, mettant par la même occasion en danger la vie de nombreux spectateurs, souvent âgés. Selon un sondage récent, plus de 60 % des Républicains continuent de penser que la couverture médiatique du virus est exagérée.

La rhétorique présidentielle s’est depuis inversée, Trump parlant de "guerre" contre le virus sans pour autant modifier ses instincts unilatéraux et nationalistes. Son premier discours à la nation le 11 mars visait ainsi à dénoncer les pays européens accusés de n’avoir pas su contrôler ce "virus étranger", et à annoncer la fermeture des frontières sans concertation avec les alliés. Le gouvernement allemand a depuis dénoncé une tentative américaine de rachat d’un laboratoire allemand pour s’octroyer l’exclusivité d’un vaccin potentiel. Les relations transatlantiques sont une victime de plus de la crise.

Les États-Unis ont pris la tête depuis quelques jours du classement du nombre de personnes infectées du Coronavirus, avec plus de 160 000 cas répertoriés.

Par ailleurs, la Maison Blanche semble toujours osciller entre une réponse sanitaire ferme et une priorité donnée à la reprise économique, le Président souhaitant limiter au maximum le choc pour les marchés et promettant même, contre toute rigueur médicale, la réouverture des commerces à Pâques. Alors que mardi 31 mars, Trump parlait de 100 000 morts possibles, ajustant sa communication de crise, nombre d’Américains avaient le sentiment de voir arriver une catastrophe au ralenti.

Réfléchir en temps de crise n’est pas aisé. La plupart des experts, y compris l’auteur de ces lignes, ont la tentation de trouver dans l’instant une confirmation de leurs convictions a priori. Plus l’incertitude est grande, plus la zone de confort est attirante. L’exercice ne fait que renforcer l’admiration pour un Marc Bloch capable de discerner en pleine catastrophe les ressorts de l’étrange défaite de 1940. À ce stade, pour parler de la situation américaine, alors que le pays n’est qu’au début de la crise, il est plus raisonnable de soulever des interrogations que de prétendre trouver des réponses définitives.


Suez sino-américain ?

Quel monde après Covid-19 ? Le débat agite Washington. De nombreuses revues de politique étrangère, comme Foreign Policy, proposent des recensions intéressantes d’experts proposant des scénarios de monde post-crise. Mais bien souvent, ces analyses renforcent des visions préexistantes plus qu’elles ne proposent des grilles  réellement neuves. Steve Walt, historien réaliste d’Harvard, prédit un renforcement des conflits, le stratège singaporien Kishore Mahbubani voit un signe de plus du passage de relai entre les États-Unis et la Chine dans une globalisation "China centric", tandis que le libéral John Ikenberry veut croire en l’émergence d’un internationalisme réformé. La revue Foreign Affairs publie quant à elle des articles riches sur le retour de bâton contre les failles de la globalisation que cette crise, révélatrice des vulnérabilités de nos chaines de production intégrées, a mises en exergue. Mais, ici aussi, s’agit-il ici d’une rupture ou d’un renforcement d’une tendance préexistante aux États-Unis comme en Europe, entre la vague protectionniste, la demande de production locale et l’exigence environnementale ? Et dans quelle mesure cette demande populaire peut-elle véritablement s’accompagner d’un recul concret de l’internationalisation par les entreprises ? Cette crise démontre-t-elle vraiment pour les entreprises les dangers de l’exposition aux structures de production chinoise, alors que le danger est également répandu puisque Europe, États-Unis et Chine ont été frappés par l’épidémie ?

Éclipse de la puissance américaine ? L’ancien sous-secrétaire d’État aux affaires asiatiques de Barack Obama, Kurt Campbell et le chercheur Rush Doshi parlent de "Suez américain", révélateur d’un transfert de puissance en faveur de Beijing, renforcé par le cavalier seul de la Maison Blanche : "Le statut des États-Unis comme leader global ces sept dernières décennies s’est fondé non seulement sur la prospérité et la puissance mais aussi, de façon tout aussi importante, sur la légitimité induite par la gouvernance intérieure des États-Unis, sa capacité à produire des biens publics globaux et sa volonté d’organiser et diriger une réponse internationale aux crises. La pandémie du coronavirus teste ces trois éléments du leadership américain. Pour l’instant, Washington est en train de rater ce test." Mais l’historien Walter Russel Mead, théoricien des Jacksoniens, propose une lecture plus optimiste du leadership américain dans le Wall Street Journal rappelant les nombreuses crises, comme durant la Seconde Guerre mondiale, durant lesquelles les États-Unis ont trébuché avant de prendre les bonnes décisions.Il est en revanche possible de prédire avec confiance un renforcement de la compétition stratégique (great power competition) avec Beijing. Deux tiers des Américains estiment que le développement du virus est de la faute de la Chine. La Maison Blanche est focalisée sur la responsabilité chinoise dans l’essor initial du "Wuhan virus" au point de faire achopper le communiqué final du G7 parce qu’il n’utilisait pas cette terminologie. Le coronavirus renforcera le poids des stratèges plaidant pour un découplage économique avec la Chine.

Les experts démocrates ne sont pas en reste. Comme le déplorait auprès de moi un diplomate européen, l’essentiel des débats dans ces cercles porte sur la lutte nécessaire contre la "désinformation" chinoise ou russe dans l’aide à l’Europe, plutôt que sur les initiatives pour renforcer les organisations internationales comme l’OMS ou le G20 après la crise. Le débat sur cette dimension est à ce jour encore très pauvre, y compris côté démocrate. Si ceux-ci veulent renouer le lien transatlantique, il s’agit avant tout de rallier les Européens dans une alliance des démocraties libérales face au révisionnisme russe et chinois, plutôt que de réformer et renforcer le système multilatéral, ce qui impliquerait un degré de coopération avec ces acteurs.

Deux tiers des Américains estiment que le développement du virus est de la faute de la Chine. La Maison Blanche est focalisée sur la responsabilité chinoise dans l’essor initial du "Wuhan virus".

Échec du populisme trumpiste ? Too soon to tell.

Qu’en est-il de la politique intérieure ? Les premiers sondages semblent indiquer un soutien d’une majorité de la population américaine (52 %) à la gestion du Président tandis que son taux de confiance général est à son niveau le plus élevé depuis le début de la présidence, à 47 % (il s’était déjà renforcé après le pétard mouillé de l’impeachment). Probable effet rally around the flag lié à la crise (avant qu’elle n’atteigne son pic), avec deux éléments à noter. D’abord, ces sondages indiquent un soutien qui transcende le seul clivage partisan, fait rarissime dans cette présidence. Ensuite, ils infirment, une fois de plus, les prédictions d’un effondrement de Trump (voire d’une démission) émise par nombre de commentateurs. Le candidat démocrate Joe Biden continue de dominer les sondages pour l’élection de novembre mais certains analystes politiques remarquent que son avance est plus faible que celle d’Hillary Clinton au même moment. Par ailleurs, l’attention médiatique accordée à la crise du coronavirus a totalement éclipsé la campagne démocrate et Joe Biden semble absent du débat, renforçant encore plus l’effet référendum autour de la personne de Trump.

Plus fondamentalement, au-delà des questions de personnalités, cette crise pourrait-elle marquer le retour en grâce des gestionnaires centristes et l’échec de la thèse populiste ? C’est la proposition du politologue de la Brookings Institution, Shadi Hamid, proche de la campagne de Bernie Sanders. Avant la crise, le débat au sein des démocrates opposait ceux qui espéraient un "retour à la normale" comme Biden, bercés par l’espoir que Trump ne représentait qu’une parenthèse aberrante, et les populistes de gauche comme Sanders ou Warren qui voulaient saisir l’opportunité d’ouvrir un débat plus large pour reconquérir les électeurs de Trump. Le Covid-19 restreint ce "champ des possibles" selon Hamid, qui le regrette, réhabilitant les solutions pragmatiques, les dirigeants mesurés offrant des solutions techniques plutôt que des rêves idéologiques. Qui veut rêver quand on a peur de mourir ?

La présidence Trump sera jugée à l’aune de sa capacité à répondre à l’urgence humanitaire de la pandémie et la crise économique qu’elle provoque. Mais il serait bien audacieux de tirer des conclusions hâtives. L’expert de relations internationales se prend à espérer un engouement populaire renouvelé pour la coopération globale et le renforcement des institutions chargées d’apporter des réponses aux pandémies, le règne des experts bienveillants. Mais les exemples historiques abondent de crises, épidémies ou chocs économiques, ayant l’effet inverse : renforçant les nationalismes, les phénomènes de fermeture, les théories du complot et la recherche de boucs émissaires.

Et si les États-Unis sortaient plus forts ?

Il est tentant de voir dans la réaction de l’administration Trump un accélérateur d’un déclin américain souvent annoncé. La crise économique brutale, qui vient de mettre plus de 3 millions d’Américains au chômage en une semaine, un chiffre record, met encore plus en exergue les failles du système de santé et de protection sociale du pays, comme le soulignent les économistes français Emmanuel Saez et Gabriel Zuckman dans le NY Times.

Le plan de sauvetage, voté à l’unanimité par le Sénat, représente 6 % du PIB américain, un ratio largement supérieur aux pays européens.

Mais il est bien trop tôt pour faire les comptes et l’observateur européen doit rester modeste. La flexibilité et la capacité de réaction du système américain doivent aussi être rappelées. Ce système profite à la fois des forces et des faiblesses de son modèle fédéral. Souffrant de réponses éparses entre États et d’un territoire vaste et difficile à maîtriser, il profite aussi de la multiplicité des acteurs. Il ne dépend pas uniquement d’un gouvernement fédéral au leadership indécis pour décréter des confinements mais peut compter sur les entreprises privées, maires et gouverneurs agissant individuellement.

Surtout, le système politique américain peut faire preuve, en tant de crise, d’une élasticité idéologique et d’une capacité de rebond  incomparables.

Comme le montre le livre de l’historien économique de Yale, Adam Tooze, Crashed, la crise financière de 2008, née des pratiques spéculatives des banques américaines s’est pourtant traduite par un renforcement de la puissance économique américaine, en particulier du poids du dollar comme monnaie de réserve internationale, au détriment de l’Europe. La FED, via le programme de liquidité swaps renforçant les trésoreries des banques centrales à travers le monde, ainsi que le Congrès qui avait voté des bailouts massifs, avaient permis aux États-Unis de sortir de la crise avant l’Europe, attachés plus longtemps aux règles de l’austérité et souffrant d’une intégration économique et monétaire inachevée. Cette semaine, le Congrès américain a voté, avec une rapidité exceptionnelle, un plan de sauvetage sans précédent de 2 200 milliards de dollars, permis en grande partie par le soutien des Républicains convertis aux vertus de l’État par la souplesse idéologique de leur dirigeant. Le plan de sauvetage, voté à l’unanimité par le Sénat, représente 6 % du PIB américain, un ratio largement supérieur aux pays européens. Le plan inclut des paiements directs de 1 200 dollars pour les individus touchant un revenu inférieur à 75 000 dollars, 150 milliards pour soutenir l’industrie de la santé, 500 milliards pour les institutions locales, 350 milliards de prêts et de soutien aux PME, une assurance chômage de 4 mois s’ajoutant aux subvention des États.

Les rapports de force géopolitiques de la sortie du coronavirus risquent de dépendre plus de la capacité des acteurs à rebondir suite à la crise économique qu’aux souffrances humaines provoquées par l’épidémie. Dans une telle situation, il est possible que les États-Unis démontrent des ressources inattendues, et trouvent par la même occasion une forme d’unité nationale dans leur politique étrangère, dans la rivalité stratégique avec la Chine, qui manquait jusqu’alors. En attendant, les prochaines semaines vont être très dures.

 

Copyright : Apu GOMES / AFP

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