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09/09/2019

Alors, cette récession, elle vient ou elle vient pas ?

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Alors, cette récession, elle vient ou elle vient pas ?
 Eric Chaney
Auteur
Expert Associé - Économie

La récession mondiale de 2020 est annoncée depuis plus d’un an par une cohorte toujours plus nombreuse d’économistes et d’analystes de marché se fondant sur l’inversion de la hiérarchie des taux d’intérêt américains. Au cours de l’été, les marchés financiers et les indicateurs économiques ont renforcé cette vision pessimiste. Faut-il se préparer à une récession, même si l’on ne voit pas encore ce qui pourrait la déclencher ? L’argument avancé par l’OCDE, le FMI et même Christine Lagarde lors de son audition devant le Parlement Européen, est que, si une récession se produisait dans un avenir proche, les outils macro-économiques pour la contrer seraient bien plus émoussés qu’ils ne l’étaient en 2009, et qu’il faudrait faire preuve d’imagination. Mais où en est-on vraiment ?

Les investisseurs mettent leurs actifs à l’abri

La chute des taux d’intérêt à 10 ans, tombés de 2,0 % à 1,5 % aux États-Unis et de - 0,3 % à - 0,7 % en Allemagne en juillet-août, montre que les investisseurs mondiaux se préparent à une dégradation du climat économique en réallouant leurs investissements vers les obligations réputées les plus sûres. Ils estiment le risque si sérieux qu’ils acceptent de surpayer, sous forme de taux d’intérêt négatifs, des obligations souveraines et privées à hauteur de 15 000 milliards d’euros. Les marchés d’actions, sans accuser une baisse aussi forte qu’à la fin de 2018, ont néanmoins vu leur volatilité s’envoler, ce qui concorde bien avec l’idée d’une réallocation des actifs par les investisseurs institutionnels, dans un monde où l’excès d’épargne s’est encore accentué. Leur sort paraît une fois de plus entre les mains de la Réserve Fédérale américaine, qui devra très probablement céder aux injonctions du président Trump, ne serait-ce que pour ne pas risquer un krach boursier.

Les enquêtes dans l’industrie sont mauvaises …

Du côté des économies réelles, les enquêtes de conjoncture dans l’industrie ont piqué du nez aussi bien aux États-Unis, où l’indice des directeurs d’achat (PMI) est passé en dessous de 50, son point mort, pour la première fois depuis août 2016, qu’en Europe, où l’indice IFO (qui évalue le climat des affaires en Allemagne) pour l’industrie manufacturière est tombé en dessous de sa moyenne historique pour la première fois depuis août 2008, et où les carnets de commandes de l’industrie sont en chute libre.

Le ralentissement mondial est donc bien palpable et sa cause est parfaitement identifiée : la dislocation progressive des échanges commerciaux entre les grandes zones économiques.

En Chine, la croissance du secteur manufacturier, traditionnellement tirée par les exportations, est tombée en dessous de 5 %, niveau le plus bas jamais enregistré dans les statistiques mensuelles chinoises. Le ralentissement mondial est donc bien palpable et sa cause est parfaitement identifiée : la dislocation progressive des échanges commerciaux entre les grandes zones économiques.

… en conséquence de l’effritement continu du commerce mondial

Le commerce mondial s’effrite en effet depuis la fin 2018. Après la crise économique et financière de 2008-2009, on s’était résigné à un taux de croissance des échanges de produits manufacturés de l’ordre de 2 à 3 %, inférieur à celui de l’économie mondiale (d’environ 3,5 %) et symptôme d’une "démondialisation douce". La relance chinoise de 2017 avait ravivé l’espoir qu’on se rapproche des taux de croissance d’avant crise, mais elle fit long feu et le relèvement des tarifs douaniers américains, puis l’intensification de l’affrontement technologique avec la Chine à l’automne 2018 aboutirent à une contraction des échanges mondiaux : à une tendance positive de 2,5 % s’est substituée une tendance inverse de l‘ordre de -1 % par an. Si les échanges transpacifiques sont les premières victimes de la guerre commerciale, le degré élevé d’intégration économique de l’économie mondiale et, plus récemment, la révision à la baisse des opportunités d’investissement par les entreprises des deux côtés de l’Atlantique, ont en fait touché l’ensemble des échanges, entre géographies et à travers la plupart des gammes de produits.
 
Nous sommes heureusement bien loin de l’effondrement qui suivit la faillite de Lehman Brothers en 2008 (-15 % en 6 mois). La contraction des échanges internationaux révèle néanmoins une dislocation progressive des relations économiques internationales, allant dans le sens de leur régionalisation – par opposition à la mondialisation qui fut la règle depuis 1990. Si flexibles que soient les entreprises, la transition vers un monde balkanisé ne peut être indolore. En effet, la fragmentation des chaînes de production, source principale des gains d’efficience des vingt dernières années, n’est pas aisément réversible, comme on commence à le percevoir à propos des technologies numériques.
 
Si le ralentissement mondial causé par la guerre commerciale initiée par les États-Unis est patent, tout particulièrement en Allemagne, on a de la peine à identifier ce qui pourrait faire basculer les États-Unis, l’Europe ou la Chine dans une véritable récession. Reprenons notre tour du monde économique.
 

Ralentissement des échanges oui, mais demandes intérieures robustes, aux États-Unis…

Aux États-Unis, le taux de chômage est, à 3,7 %, au plus bas depuis la fin des années 60, et la compensation horaire est en forte progression, à 4,4 % l’an, soit près de 2,5 % après déduction de l’inflation. Le dynamisme salarial entretient celui de la consommation, en hausse de 2,7 % sur un an au deuxième trimestre. À 8 %, le taux d’épargne des ménages est suffisant pour leur permettre d’absorber un choc imprévu, à condition que celui-ci soit jugé temporaire. Le tassement des profits et la révision à la baisse par les entreprises de leurs investissements futurs montrent cependant que ces bons chiffres ont une connotation de haut de cycle, et risquent de se dégrader. L’administration Trump envisage d’ailleurs de réduire les cotisations salariales pour soutenir le pouvoir d’achat, surtout si le renchérissement des importations consécutif aux relèvements de tarifs douaniers nourrit l’inflation. Mais c’est avant tout de la Fed que le soutien va venir : la baisse de l’investissement, la dégradation des indicateurs conjoncturels et le fait que les marchés obligataires anticipent au moins trois baisses de taux supplémentaires l’emporteront probablement sur l’accélération de l’inflation salariale dans les délibérations du comité de politique monétaire (FOMC), avec ou sans pression de la Maison Blanche.

… en Allemagne…

Plus exposée au commerce mondial que les États-Unis, l’Allemagne souffre évidemment plus de la guerre commerciale, ne serait-ce qu’à travers ses 5 000 entreprises opérant en Chine, ce qui explique la stagnation de son PIB au deuxième trimestre et les mises en garde de la Bundesbank pour le troisième. Mais la situation intérieure est encore meilleure que celle des États-Unis : à 3,2 %, le taux de chômage n’a jamais été aussi bas depuis 1974 ; il traduit une forte pénurie de main d’œuvre, que les flux migratoires récents n’ont que légèrement atténuée. Il y a deux économies allemande, en quelque sorte : le secteur manufacturier et les services, étroitement intriqués et dont les indicateurs conjoncturels sont corrélés, souffrent sérieusement de la contraction du commerce mondial. En revanche, le commerce de détail, la construction et le logement sont en pleine surchauffe, avec des indicateurs conjoncturels à leur plus haut historique. Les salaires sont en forte progression, à des rythmes allant de 2,5 % dans l’industrie à plus de 4 % dans la construction. Deux forces opposées travaillent l’économie allemande : d’un côté le commerce mondial déprime l’industrie, d’un autre, la politique monétaire ultra-stimulante de la BCE et les tensions salariales chauffent à blanc la construction et le commerce. Au bout du compte, le cycle industriel aura le dernier mot, mais, partant d’une situation de plein emploi et d’excédent budgétaire (les deux vont d’ailleurs ensemble), l’économie allemande est suffisamment robuste pour résister à un coup de tabac mondial, à condition que celui-ci ne se transforme pas en spirale contractionniste comme en 2008.

… et en Chine !

Comme l’Allemagne, la Chine est tributaire du commerce mondial, et, principale cible des mesures tarifaires et non tarifaires (technologie) des États-Unis, son secteur exportateur est durement touché, comme en témoigne la baisse des exportations (- 4 % en juin) et le fort ralentissement de la production industrielle, encore plus marqué que lors de la crise de 2008. Pourtant, l’économie intérieure ne se porte pas si mal. Par exemple, si les profits des entreprises détenues par l’Etat ou par les investisseurs étrangers, en général tributaires des exportations, ont fortement baissé au premier semestre (- 8 % et - 7 % respectivement), ceux des entreprises privées chinoises ont augmenté de 7 %. Le revenu par habitant est en augmentation de 6,5 % et la consommation par habitant de 5,2 %, répartie presque également entre biens et services. Soutenue par une politique monétaire et fiscale stimulante, la demande intérieure, celle des ménages en particulier, reste vigoureuse, comme en Allemagne, et pour les mêmes raisons.
 
En résumé, la conjoncture des principales économies mondiales présente d’intéressantes similarités : secteurs manufacturiers plus ou moins durement frappés par la contraction du commerce mondial, et secteurs domestiques soutenus par de robustes demandes intérieures, celle des ménages en particulier, grâce à des situations de plein emploi et au soutien des politiques macro-économiques. La dégradation de la conjoncture industrielle, dont il est peu probable qu’elle s’inverse à court terme, risque cependant de s’étendre aux autres secteurs domestiques. Il est d’ailleurs symptomatique que, selon la compilation des sondages fournie par YouGov, les ménages américains soient devenus plus pessimistes ces dernières semaines qu’au cours des trois dernières années, en dépit d’un bas taux de chômage et de l’accélération des salaires.

Les dettes accumulées depuis 2008 peuvent-elles nous faire basculer ?

Le plus probable est donc que le ralentissement mondial va s’accentuer au cours des prochains mois, et qu’il sera partiellement contré par des politiques économiques budgétaires et monétaires plus agressives. Mais de là à prédire une récession mondiale, il y a un pas. Généralement, les récessions se produisent une fois passé le haut de cycle, sous l’effet de politiques monétaires devenues restrictives — d’où la fameuse inversion de la courbe de taux — et/ou de la résolution violente de déséquilibres financiers, immobiliers ou sur le marché du pétrole, accumulés lors du cycle précédent.

Or l’inversion de la hiérarchie des taux américains ne provient pas d’un resserrement monétaire, mais de la forte baisse des taux d’intérêt à long terme, elle-même signe d’anticipations de récession, pas de récession réelle. Les marchés immobiliers dans leur ensemble ne montrent pas de signe de surchauffe dans les économies avancées, avec des rythmes de hausse de prix allant de 1,9 % aux États-Unis à 2,5 % dans la zone euro. La dette privée aux États-Unis est sous contrôle, à 76% du PIB et en baisse pour les ménages (contre 99 % au pic de 2008) et 74 % du PIB pour les entreprises, l’un des niveaux les plus bas des pays développés.
 

Le plus probable est donc que le ralentissement mondial va s’accentuer au cours des prochains mois, et qu’il sera partiellement contré par des politiques économiques budgétaires et monétaires plus agressives.

C’est en Chine que la dette privée a le plus augmenté depuis 2008, passant de 97 % à 162 % du PIB en 2017 pour les entreprises, et de 19 % à 53 % du PIB pour les ménages. Une crise mondiale de la dette pourrait-elle être déclenchée par la Chine ? Si les capitaux étaient libres de circuler librement, une telle crise se serait probablement déjà produite, provoquant un chaos financier mondial à la suite de la fuite des capitaux. Mais ce n’est évidemment pas le cas, et, sous l’effet de la campagne anti-corruption de Xi Jinping, la dette des entreprises est redescendue à 152 % du PIB fin 2018. La baisse du taux de réserve obligatoire des banques annoncée le 6 septembre pourrait enrayer le désendettement, mais, même si une crise de la dette s’amorçait, l’État chinois interviendrait aussitôt, transférant les créances privées non recouvrables sur la dette publique, qui, selon les statistiques de la BRI n’est que de 50 % du PIB.

Pas de récession à l’horizon, mais attention aux anticipations auto-réalisatrices

Nos Cassandres ont donc partiellement raison : l’économie mondiale va continuer à ralentir, en raison de la dislocation des échanges causée par la politique commerciale américaine et de son impact sur l’investissement des entreprises. Mais ralentissement ne veut pas dire récession, au sens d’une contraction durable de l’activité et d’une forte hausse du chômage. Nous n’en sommes évidemment pas à l’abri — du Détroit d’Ormuz à celui de Taiwan, les risques ne manquent pas — et il est vrai que les politiques économiques ont moins de marges de manœuvre qu’elles n’en avaient en 2009. Mais la situation économique mondiale ne présente aucun des déséquilibres patents à l’origine des récessions passées, qu’il s’agisse des balances des paiements ou des marchés immobiliers, et l’extrême pessimisme ambiant ne me paraît pas justifié. À une nuance près : si tous les acteurs économiques, à commencer par les chefs d’entreprise, se persuadent qu’une récession est au coin de la rue, celle-ci pourrait bien survenir, ajoutant les anticipations auto-réalisatrices à la longue liste des déclencheurs de récession.

 

Copyright : WANG Zhao et MARIO TAMA / AFP

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