Le nouveau millénaire avait cependant vu naître l'espoir d'un partenariat stratégique et de modernisation, promu par Gerhard Schröder et Vladimir Poutine. C'est à l'Allemagne que les dirigeants russes réservent la primeur de leurs orientations de politique étrangère, qu'il s'agisse du plaidoyer pro-européen prononcé devant le Bundestag par Vladimir Poutine le 25 septembre 2001, de son intervention à la conférence sur la sécurité de Munich qui choque les Occidentaux, le 10 février 2007, ou du discours de Dmitri Medvedev devant les députés allemands, le 5 juin 2008, dans lequel il se fait l’avocat d'une nouvelle architecture de sécurité européenne. Mais, depuis 2014 et l'annexion de la Crimée par la Russie, l'objectif d'un nouveau partenariat entre Berlin et Moscou est hors de portée. L'incapacité des élites russes à jeter les bases d'un État de droit et d'une économie de marché et à rompre avec le passé soviétique fait que la question de l'identité nationale reste posée et que la Russie n’est pas en mesure, à la différence de l'Allemagne, de normaliser ses relations avec ses voisins, elle est en proie au ressentiment et à une nostalgie impériale, exploités par le régime du Président Poutine.
"Affinités spirituelles" ("Seelenverwandtschaft") et chassés-croisés idéologiques
Les relations germano-russes sont d'une densité particulière - qu’il s’agisse des échanges entre les sociétés (liens dynastiques, Rußlanddeutsche) ou de la coopération économique (Siemens implanté en Russie depuis 1852) - qui font apparaître les deux pays comme complémentaires. De nombreux Allemands ont exercé des responsabilités civiles et militaires dans l’Empire russe. Königsberg, la ville d'Emmanuel Kant, devenue Kaliningrad en 1945, symbolise cette proximité et la densité des influences intellectuelles - on peut aussi citer l’influence exercée par la Russie chez des penseurs aussi divers que Friedrich Nietzsche, Rainer Maria Rilke et Thomas Mann. Au XIXème siècle, les empires russe et allemand sont des ensembles périphériques et retardataires par rapport à la Grande-Bretagne et à la France. La Russie reprend l’idée allemande d’une “voie particulière” (“Sonderweg”). Depuis deux siècles, la Russie inquiète et fascine tout à la fois les Allemands. En 1918, Thomas Mann, qui n'est pas encore acquis aux idéaux démocratiques, fait de l'Allemagne et de la Russie les défenseurs de la "culture" face à la France et la Grande-Bretagne, promoteurs d'une "civilisation" superficielle et mercantile. Dans les années 1920, Moeller van den Bruck, l'un des théoriciens de la "révolution conservatrice", traducteur de Dostoïevski, met en exergue ces "affinités spirituelles" ("Seelenverwandchaft") entre Russes et Allemands, "peuples jeunes" (voir le livre de Gerd Koenen, Der Rußland-Komplex paru en 2005). La période nazie interrompt ces échanges et la Guerre froide, qui place la RFA aux avant-postes de la confrontation militaire et de la lutte idéologique contre le bloc communiste, stérilise le débat intellectuel.
Depuis la fin des années 1960, l'Allemagne effectue un travail de mémoire exemplaire, notamment sur la période national-socialiste, devenue partie intégrante de l'identité allemande. En Russie, ce retour sur le passé, entamé à l'époque de la perestroïka et de la Glasnost et poursuivi à l'ère Eltsine (1991-1999), vise à mettre à jour l'ampleur des répressions commises à l'époque stalinienne. Mais les initiatives de la société civile se sont heurtées à des obstacles croissants, dont témoignent la réhabilitation, par Vladimir Poutine, du pacte germano-soviétique et l'interdiction récente par la justice russe de l’association Memorial. La glorification de la "Grande Guerre patriotique" (1941-45), mythe fondateur du pouvoir poutinien, tend à occulter, dans la conscience collective russe, le souvenir du Goulag et aboutit à réhabiliter Staline, du moins comme chef de guerre. En Allemagne, la culpabilité face aux crimes nazis, la reconnaissance envers Moscou pour ne pas avoir fait obstacle à la réunification, ainsi que l'attrait exercé par un régime fort, qui se veut le défenseur des "valeurs traditionnelles", expliquent la mansuétude, voire l'attraction, exercée par le régime Poutine sur une partie non négligeable de l'opinion, l’expression de "Rußlandversteher" recouvrant des sensibilités différentes, qui vont de l’AfD à die Linke et incluent des représentants des grands partis comme la CDU/CSU et le SPD.
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