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09/05/2022

9 mai : que peut bien fêter Poutine ?

9 mai : que peut bien fêter Poutine ?
 Dominique Moïsi
Auteur
Conseiller Spécial - Géopolitique

Il y aura bien peu de raisons de se réjouir, ce 9 mai 2022 sur la place Rouge à Moscou. La célébration de la capitulation de l'Allemagne nazie y aura un parfum très particulier. Comment fêter la grandeur du passé, quand le présent est à ce point inquiétant ?

Il y a des dates chargées de symboles contrastés. Le 9 novembre est ainsi en Allemagne tout à la fois la commémoration tragique du pogrom contre les Juifs de la "nuit de Cristal" de 1938, et celle joyeuse de la chute du Mur de Berlin en 1989. En Russie, le 9 mai est le jour choisi par l'URSS pour célébrer sa victoire dans la grande guerre patriotique. Les forces allemandes avaient capitulé à Berlin dans la soirée du 8 mai, le 9 à l'heure de Moscou.

Le 9 mai est aussi le jour de la fête de l'Europe, celui où l'on célèbre l'anniversaire de la déclaration Schuman de 1950. Exaltation de la force guerrière d'un côté, célébration de la paix retrouvée de l'autre. Vladimir Poutine sur la place Rouge ; Emmanuel Macron à Strasbourg et à Berlin.

Il est probable que, dans le contexte de la guerre en Ukraine, l'attention du monde se porte davantage sur le défilé militaire de Moscou. En réalité, les deux 9 mai, n'ont jamais été à ce point interdépendants, sinon imbriqués l'un dans l'autre. C'est le 9 mai russe ou plus exactement le révisionnisme historique galopant de la Russie de Poutine qui a en quelque sorte redonné une nouvelle vie au 9 mai de l'Europe.

Il ne pourra annoncer la fin des "opérations spéciales"

À Moscou, le 9 mai, Poutine espérait sans doute pouvoir annoncer la fin des "opérations spéciales" en Ukraine et le nouveau triomphe de la Russie sur la "résurgence du nazisme".

À Moscou, le 9 mai, Poutine espérait sans doute pouvoir annoncer la fin des "opérations spéciales" en Ukraine et le nouveau triomphe de la Russie sur la "résurgence du nazisme". Las ! Il n'en sera rien. La chute finale de Marioupol, pour peu qu'elle se produise avant cette date, ne peut apparaître que comme une bien mince consolation. L'Ukraine souffre, mais l'Ukraine résiste : dans cette seconde phase du conflit, tout autant que dans la première. Le scénario le plus positif pour la Russie est celui d'une partition à la coréenne de l'Ukraine. Tout ça pour cela : l'appauvrissement, l'isolement, l'affaiblissement du pays.

Non, décidément ; il y aura bien peu de raisons de se réjouir ce 9 mai sur la place Rouge à Moscou. La célébration du soixante-dix-septième anniversaire de la capitulation de l'Allemagne nazie y aura un parfum très particulier. Comment fêter la grandeur du passé, quand le présent est à ce point trouble et inquiétant ?

Pour l'URSS, la Seconde Guerre mondiale, au moins depuis l'été 1941 et l'invasion de son territoire par les troupes de Hitler, constituait une sorte de rédemption historique après le pacte germano-soviétique. On ne pouvait lui retirer ce moment d'héroïsme, cette parenthèse de grandeur.

L'isolement international croissant de Poutine

Je me souviens encore d'un débat que je fis à la télévision française avec le philosophe André Glucksmann à la veille du 9 mai 2000 alors que se déroulait la guerre en Tchétchénie. Les dirigeants du monde occidental devaient-ils se rendre à Moscou ? Je pensais que le présent ne devait pas prendre en otage le passé et j'étais favorable à cet acte de mémoire. André Glucksmann y était farouchement opposé. Pour lui, aller à Moscou, c'était pactiser avec le diable et lui donner un certificat de bonne conduite.

Avais-je raison, avait-il tort ? Qui pourrait le dire aujourd'hui ? Poutine dans son comportement semble vouloir conforter le réflexe éthique de Glucksmann. Il y a des moments dans l'histoire où il n'est plus possible de dissocier le passé du présent.

En 2022, après l'invasion de l'Ukraine par la Russie, le problème ne se pose plus. La commémoration du 9 mai 1945 traduira aussi l'isolement international croissant de la Russie de Poutine.

Lors du vote des Nations Unies de mars dernier, seuls quatre États s'étaient clairement ralliés derrière les positions de Moscou, une quarantaine d'autres s'étant simplement abstenus de condamner l'invasion russe. Combien de chefs d'État étrangers seront-ils à Moscou ce lundi ?

Un usage nauséabond de l'histoire et du nazisme

Quel message restera-t-il de la cérémonie du 9 mai ? La démonstration de force de la parade militaire sera-t-elle perçue comme un ultime avertissement au monde ? Ou bien les observateurs mettront-ils l'accent sur le contraste existant entre les difficultés de l'armée russe sur le terrain ukrainien et l'apparente invincibilité des troupes qui défilent de manière impeccable ?

Le défilé ne serait-il qu'une version actualisée de ces villages Potemkine qu'avait fait construire l'un des favoris de l'Impératrice Catherine II pour convaincre la tsarine - à partir de simples décors de plâtre - de la grandeur de ses réalisations ?

Au-delà de cette interrogation s'en pose une autre. Il existe désormais en Russie un usage toujours plus dangereux et nauséabond de l'histoire, à travers la référence au nazisme. Pour Poutine et ses proches, les "opérations spéciales" en Ukraine prolongent la grande guerre patriotique de 1941-1945.

Les "opérations spéciales" en Ukraine prolongent la grande guerre patriotique de 1941-1945.

Les nazis étaient allemands hier ; ils sont simplement ukrainiens aujourd'hui. On objectait à Poutine que l'Ukraine étant dirigée par un président juif dont les grands-parents avaient été victimes de la Shoah, la référence au nazisme était pour le moins "étrange".

Poutine a appelé le président israélien pour s'excuser

Dans un entretien à une chaîne de télévision italienne, le Ministre des Affaires Étrangères russe, Sergueï Lavrov, reprenait récemment des allégations, jamais confirmées par la moindre étude historique sérieuse, selon laquelle Hitler lui-même était, pour partie au moins, d'origine juive. Il pouvait donc exister des nazis juifs. Cette dérive verbale, venant d'un homme censé être rationnel, sinon raisonnable est particulièrement troublante, même si Poutine, fait rare, a appelé le Premier Ministre israélien pour s'excuser.

Et pourtant au moment où Poutine dénonce les "cosmopolites antirusses", serait-il possible qu'une nouvelle épidémie d'antisémitisme soit sur le point de se déclencher en Russie ? Il s'agit d'une tradition ancrée dans l'histoire de la Russie impériale. Rien ne vaut un "bon vieux bouc émissaire" lorsque les temps deviennent durs et lorsqu'il faut faire porter le chapeau des échecs à un ennemi intérieur/extérieur.

Triste 9 mai 2022. L'Histoire, tel un vieux disque rayé, se répète au point de devenir inaudible et absurde.

À Bruxelles, le 9 mai de l'Europe sera moins problématique. L'Europe en matière de sécurité et de défense, sinon en matière énergétique, s'est au moins potentiellement transformée davantage au cours des deux derniers mois, qu'au cours des deux dernières décennies. Merci Poutine. "La perspective de la pendaison concentre merveilleusement l'esprit", disait Samuel Johnson.

 

Avec l'aimable participation des Echos, le 08/05/2022.

Copyright : Kirill KUDRYAVTSEV / AFP

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