Le commandant consulta Arkhipov et son officier politique adjoint, Ivan Maslennikov, qui s'avérèrent tous deux opposés à l'ouverture du feu nucléaire, puis décida, avec leur accord, de faire surface (non sans avoir préparé la torpille), car les batteries du bâtiment étaient épuisées. Viktor Mikhailov, un autre officier présent à bord, témoigne : "Savitski ne s'est jamais emporté. Il a juste pris une décision". Au demeurant, les autres commandants de sous-marins soviétiques présents sur place, interrogés sur cet épisode, "ne pensent pas que Savitski aurait pu donner un tel ordre". On sait désormais que le commandant d'un autre sous-marin, le B-130, avait lui aussi ordonné la préparation de sa torpille nucléaire "pour impressionner son officier politique". Mais l'officier chargé de la procédure l'avait alors averti qu'il ne pouvait pas armer la torpille sans autorisation de Moscou. Le commandant affirmera ultérieurement qu'il n'avait jamais eu l'intention d'utiliser la torpille sans cette autorisation. Un ouvrage récent (2021) exploitant les dernières archives soviétiques disponibles, conforte cette version.
D'autres épisodes de la crise, désormais mieux connus, ajoutent encore à son acuité, sans toutefois accréditer les analyses les plus dramatisantes.
À partir du 24 octobre, les forces américaines étaient en alerte maximale : elles étaient passées pour la première fois au stade DEFCON-2, un ordre donné "en clair" pour que les Soviétiques puissent recevoir le message. Le 27, au plus fort de la crise, les radars américains en Alaska détectent deux Mig-19 qui tentent d'intercepter un avion de reconnaissance U2 - dont la mission est sans rapport avec la crise - qui se dirige vers la péninsule de Kola en raison d'une erreur de navigation. Au moment où il corrige sa trajectoire, deux F-102 décollent pour l'accompagner. Ils sont armés de missiles air-air nucléaires Falcon. (À DEFCON-2, l'autorité de lancement était déléguée : les appareils pouvaient tirer de leur propre chef.) Cependant, Khrouchtchev dira dans ses mémoires qu'il suspectait une erreur de navigation : il n'aurait donc probablement pas donné l'ordre d'intercepter l'U2 américain, encore moins avec des missiles nucléaires, dira-t-il.
Par ailleurs, les forces soviétiques à Cuba étaient dotées de quelques armes nucléaires tactiques sol-sol, et les règles d'engagement qui leur avaient été données permettaient leur emploi en cas d'invasion si aucun contact avec Moscou n'était possible. Castro lui-même était favorable à l'emploi de ces armes en cas d'invasion… Toutefois, Khrouchtchev avait décidé, le 26 octobre, de modifier ces règles afin que l’ordre d’engagement ne puisse venir que du Kremlin.
Un pari raté
La crise de Cuba fut un pari soviétique raté. Khrouchtchev avait sous-estimé la personnalité de Kennedy, qu'il prenait pour un président encore inexpérimenté, et estimait pouvoir rétablir à peu de frais, en déployant des missiles à Cuba, ce qu'il estimait être un déséquilibre stratégique au détriment de l'URSS. Dans un parfait exemple de biais cognitif connu sous le nom "d’effet miroir", il estimait que si lui-même n'avait pas considéré le déploiement des missiles Jupiter en Turquie comme inacceptable, son homologue américain n'avait pas de raison de réagir différemment dans une situation analogue.
De leur côté, les Américains n'avaient pas imaginé que Moscou puisse avoir recours à ce qu'ils considéraient être comme une folle provocation. La crise de Cuba fut pour eux une véritable "surprise stratégique".
Cette mauvaise appréhension mutuelle intervenait dans un "brouillard informationnel" particulièrement dense. Il est vrai que les moyens de renseignement technique de l’époque étaient encore rudimentaires. Comme le rappelle l'auteur du livre précité, "l'âge nucléaire a précédé l'arrivée de l'âge de l'information d'au moins quelques décennies".
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