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22/10/2021

6 ans après le 13 novembre, quelle évolution des services de renseignement ? 

Trois questions à Benjamin Oudet

6 ans après le 13 novembre, quelle évolution des services de renseignement ? 
 Benjamin Oudet
Co-auteur de l’ouvrage Renseignement et sécurité (Armand Colin)

Le procès des attentats du 13 novembre s’est ouvert le 8 septembre, dans un contexte de tensions, avec une vigilance accrue des préfets, des forces de l’ordre et des services de renseignement. Si ces derniers estiment faible la probabilité d’attentats projetés depuis l’étranger avec un commando, celle d’attaques endogènes conduites par des "loups solitaires" demeure élevée. La France, toujours confrontée à la menace islamiste, fait également face à une recrudescence des menaces provenant des milieux d’ultra-gauche et d’ultra-droite. Selon le Ministre de l’Intérieur, 36 attentats auraient été déjoués depuis 2017. Comment les services de renseignement ont-ils adapté, dans un processus continu depuis 2015, leurs méthodes et leur organisation ? À quels défis sont-ils confrontés ? Benjamin Oudet, co-auteur de l’ouvrage Renseignement et sécurité (Armand Colin), qui a reçu le prix 2021 de l'Académie du renseignement, répond à nos questions. 

Comment les méthodes du renseignement français (DGSE, DGSI) ont-elles évolué après les attentats du 13 novembre ? Quel bilan peut-on tirer de la loi relative au renseignement votée en juillet 2015 ? 

Il est particulièrement difficile de répondre à cette question dans la mesure où les capacités et les méthodes sont des dimensions secrètes des services de renseignement. 
 
En faisant d’abord une analyse structurelle, on peut néanmoins affirmer que l’action des services de renseignement a été particulièrement renforcée sur le plan humain. Il y a eu, après 2015, des vagues de recrutements, au sein de la Direction générale de la sécurité extérieure (DGSE), de la Direction générale de la sécurité intérieure (DGSI) et de la Direction du renseignement militaire (DRM). Dans ce dernier cas, les recrutements étaient en partie liés aux opérations extérieures menées par l’armée française. Il faut aussi se rappeler que la transformation de la Direction centrale du renseignement intérieur (DCRI) en DGSI en 2014, c’est-à-dire en direction générale, était en partie motivée par le souhait de disposer d’une plus grande autonomie de recrutement et de pouvoir mener une politique RH plus autonome et moins dépendante des ressources de la police nationale. 

Des évolutions juridiques ont par ailleurs amélioré l’efficacité des renseignements. Depuis 2012, une dizaine de lois de sécurité intérieure ont ainsi été adoptées, notamment la loi du 21 décembre 2012 qui crée une infraction d’apologie ou de provocation au terrorisme, la loi du 13 novembre 2014 sur le délit d’entreprise individuelle à caractère terroriste ou encore la loi renforçant la sécurité et la lutte contre le terrorisme, dite "SILT", du 30 octobre 2017 qui fait passer dans le droit commun un certain nombre de dispositifs issus du régime d’état d’urgence déclaré après les attentats de novembre 2015 (fermeture des lieux de culte, pérennisation des mesures individuelles de contrôle et de surveillance). Enfin, la loi du 30 juillet 2021 relative à la prévention des actes de terrorisme et au renseignement révise la précédente loi de juillet 2015 sur plusieurs points, dont l’évolution du cadre de conservation des données de connexion par les opérateurs de communications électroniques et la facilitation du partage de renseignement entre services.

Depuis 2012, une dizaine de lois de sécurité intérieure ont ainsi été adoptées. [...] Toutes ces évolutions juridiques ont permis d’affirmer l’existence d’un "droit du renseignement".

Toutes ces évolutions juridiques ont permis d’affirmer l’existence d’un "droit du renseignement", encore en voie de consolidation mais important pour l’efficacité des services, notamment dans leurs rapports avec l’ordre judiciaire. Néanmoins, au-delà du nombre d’attentats déjoués, il est difficile d’évaluer précisément la part de ces évolutions juridiques dans l’efficacité réelle des services. C’est l’une des grandes questions à venir : comment évaluer la politique publique de renseignement ? Il est possible que le vrai critère de l’efficacité soit davantage dans la compréhension intellectuelle du phénomène terroriste que dans les outils techniques et juridiques mis à la disposition des services. 

Les services ont aussi fait l’objet d’une réorganisation. Le premier axe de réforme porte sur la coordination des services, qui s’est inscrite dans le mouvement de construction d’une "communauté du renseignement", héritée des réformes de 2008-2009. Il y a surtout eu une volonté politique de rationalisation de la politique menée en matière de contre-terrorisme. Jusqu’à la réforme, il existait un fractionnement des acteurs de la politique de contre-terrorisme, au point qu’on ne sache plus très bien ni de qui elle relevait en dernière instance, ni qui en était le point d’impulsion. Le paysage a donc été simplifié : d’abord par la suppression de l’État-major opérationnel pour la prévention du terrorisme (EMOPT) qui n’a jamais vraiment réussi à s’imposer comme acteur, puis par le rattachement de l’Unité de coordination de la lutte anti-terroriste (UCLAT) à la DGSI. Cette réorganisation clarifie les rôles : la DGSI est désormais le chef de fil de la lutte contre le terrorisme. 
 
Le deuxième axe porte sur la coopération entre les services français, ce qu’on appelle les coopérations "domestiques". La Délégation parlementaire au renseignement (DPR) montre, et c’est un élément important de son dernier rapport, que de nombreuses cellules interservices se développent autour des enjeux comme l’indépendance nationale et l’intégrité du territoire et la défense nationale, la cyberdéfense, les intérêts majeurs de la politique étrangère, et la défense des intérêts économiques, industriels et scientifiques. Pour ce qui est de la prévention du terrorisme, il existerait 19 cellules ou structures de coopération. Il est difficile de connaître l’efficacité, voire l’effectivité réelle, de ces cellules. Cela traduit une volonté de coopération de la part des services, et surtout une volonté de quantification des coopérations "domestiques" entre les services.
 
Enfin, un troisième axe concerne l’augmentation des budgets et des effectifs. En 2019, les effectifs des services de renseignement et de leurs structures d’appui se sont établis à 20 168 agents (dont 14 512 pour les services spécialisés du 1er cercle), en augmentation de 3,1 % sur un an et de 22,1 % depuis 2015. Le budget est aussi en augmentation constante, notamment dans la dernière Loi de programmation militaire (LPM). Les observateurs s’accordent d’ailleurs à dire que la politique publique de renseignement est une des seules politiques publiques qui augmente depuis plus d’une vingtaine d’années.

Comment s’opère la coopération européenne et internationale en la matière ? 

Sur la coopération européenne en matière de renseignement, il faut distinguer deux choses - ce qui a amené certains chercheurs à proposer une distinction entre coopérations horizontales et verticales. Les coopérations horizontales relèvent des coopérations dites "bilatérales", c’est-à-dire entre services de renseignement de différents États, par exemple entre la DGSE et le MI6 britannique ou le BND allemand. Les coopération verticales prennent place dans le cadre des institutions européennes. Un exemple intéressant est celui de l’INTCEN (Intelligence center), l’unité de renseignement du Service européen pour l’action extérieure (SEAE). 
 
Les échanges de renseignement, nécessaires pour assurer la sécurité nationale et internationale, deviennent de plus en plus complexes. Cela est dû à quatre facteurs : 

  • la multiplication et la montée en puissance de menaces, crises et conflits qui requièrent l’intervention d’acteurs nationaux et internationaux ; 
     
  • l’importance croissante du principe de précaution en matière de sécurité ; 
     
  • la propension de plus en plus importante des acteurs à engager des mesures communes afin d’éviter les efforts individuels face aux crises sécuritaires ; 
     
  • la nécessité de se doter de capacités de haute technologie en matière de collecte d’information, d’analyse, de dissémination et de partage. 

Or aucun pays, même les mieux équipés en moyens technologiques et humains, ne peut couvrir toutes les zones et problématiques. 
 
Sur le plan plus général des coopérations internationales, comme le dit l’universitaire britannique David Omand, nous sommes désormais dans un monde dans lequel le renseignement n’est plus un jeu à somme nulle. Cela veut dire que face à la recomposition des menaces contemporaines, les services de renseignement, même les plus puissants, ne peuvent plus se passer les uns des autres. En résulte une augmentation exponentielle des coopérations de renseignement, au point que la description des activités des services ne puisse plus se passer de cette dimension. On évoque même la mondialisation dans le renseignement, liée au développement d’un réseau toujours plus serré de coopération, et une mondialisation du renseignement, liée au caractère global des menaces traitées par les services. 

Même si les indicateurs disponibles ne sont pas suffisants, le bilan de la coopération dans le renseignement semble positif. Au-delà de l’aspect quantitatif, la plus-value de ces coopérations est difficile à évaluer dans la mesure où elles font partie des dimensions les plus confidentielles des services de renseignement. Le seul élément réel dont nous disposons est en fait le discours des services. Certains chiffres figurent cependant dans les rapport de la DPR, dans les auditions des directeurs de services devant la DPR, ou encore dans les rapports de la Commission de la défense nationale et des forces armées. On y lit que la DGSE entretiendrait près de 200 partenariats internationaux.

Seule compte la capacité d’amélioration de la collecte d’informations et la coopération internationale est devenue une extension naturelle au cycle français de renseignement.

La situation est particulièrement complexe à décrire dans la mesure où tous les enjeux de sécurité ne donnent pas lieu à la même intensité de coopération. Dans le cadre des interdépendances complexes qui se tissent entre les pays, il est possible d’être allié et partenaire sur une question, et d’être en concurrence directe sur une autre. En matière de contre-terrorisme, seule compte la capacité d’amélioration de la collecte d’informations et la coopération internationale est devenue une extension naturelle au cycle français de renseignement. Il semblerait que la plupart des informations qui sont collectées en matière de contre-terrorisme soient partagées entre services. 

Comment les services de renseignement peuvent-ils s’adapter à l’évolution de la menace terroriste islamiste ? À quels défis sont-ils confrontés ? 

Selon la DPR, l’évolution de la nature des attaques commises et des profils des terroristes engendrent des difficultés pour les services de renseignement, notamment pour entraver des auteurs qui sont de plus en plus nombreux à ne pas être connus de ces services. Par ailleurs, la menace d’attentats n’est plus uniquement le fait de groupes djihadistes, mais aussi désormais de groupes extrémistes de droite comme de gauche. Il est donc intéressant de regarder les enseignements qui sont tirés des attentats récents, à l’aune du grand débat qui a eu lieu en France depuis 2015 et qui est toujours en cours sur le cadre d’analyse le plus pertinent pour comprendre la menace terroriste islamiste. Il est question d’ "enseignements" dans les documents officiels comme les rapports de la DPR, mais il faut garder à l’esprit que les cadres d’analyse de la menace peuvent demeurer concurrents et être révisés. L’"enseignement" n’est donc pas nécessairement synonyme de progrès, mais plutôt d’exploration d’un nouvel axe d’action publique, dont il restera à évaluer les effets. 
 
Le premier "enseignement" conduit à une volonté de rapprochement des services avec le monde psychiatrique et vise plus généralement à favoriser la communication entre les milieux de la santé et l’administration. Sur le plan pratique, cet enseignement est tiré du Fichier des traitement des signalements pour la prévention de la radicalisation à caractère terroriste (FSPRT) et a conduit à sa connexion avec le fichier HOPSYWEB, qui recense et assure le suivi des personnes faisant l’objet de soins psychiatriques. 
 
La seconde réponse est liée aux signalements effectués sur les réseaux sociaux. Cet enjeu est encore plus prégnant depuis la mort du professeur Samuel Paty. Il semble qu’un renforcement de la plateforme Pharos soit en cours : elle compte aujourd’hui 21 enquêteurs et fonctionne 24h/24 depuis janvier 2021. On assiste à une massification des signalements sur la plateforme : 289 590 en 2020 selon la DPR. On peut à la fois se féliciter du fait que de nombreux signalement soient faits, et donc qu’il y ait de moins en moins de "trous dans la raquette", mais aussi s’interroger sur la proportion des signalements pouvant, au regard des capacités des services, donner lieu à un suivi. C’est la question qui s’est posée après la mort de Samuel Paty : comment, sur quels critères, décider d’un suivi plus poussé par les services de renseignement des individus signalés à la plateforme ? On observe par ailleurs le développement de dispositifs techniques et juridiques, notamment de mesures administratives, qui permettent de "judiciariser" des signalements, de retirer des contenus, de demander des blocages de sites auprès des fournisseurs d’accès et de déréférencer des contenus. 

Le défi est de faire en sorte que l’organisation du renseignement intérieur soit la plus finement adaptée à la menace.

Enfin, deux défis sont désormais attendus, l’un lié à la sortie de prison et l’autre sur le renseignement territorial - qui sont évidemment liés. S’agissant du premier, il faudra observer très attentivement le développement du Service national du renseignement pénitentiaire (SNRP) créé en 2017. Il s’agit notamment de son insertion dans la communauté française, en termes de coordination, de coopération, de partage d’information, mais aussi d’accès aux formations spécifiques organisées par l’Académie du renseignement.

Ce service sera particulièrement important dans la mesure où un certain nombre de détenus condamnés pour terrorisme depuis cinq ans vont sortir de prison. 

Le second défi est celui de la recomposition du renseignement intérieur après la réforme de 2008, qui a conduit à la quasi disparition des missions des renseignements généraux et à la disparition de la Direction centrale des renseignements généraux (DCRG). Cette réforme a été partiellement corrigée en 2014 avec la création du Service central de renseignement territorial (SCRT), mais l’organisation actuelle est encore qualifiée de "baroque". L’une des raisons est que ce service n’opère pas à Paris et dans les départements de la petite couronne parisienne (92, 93, 94), qui relèvent de la Direction de la préfecture de police de Paris (DRPP). Par ailleurs, il existe une vingtaine d’autres services de renseignement à vocation territoriale, comme la Sous-direction de l’anticipation opérationnelle (SDAO). Le défi est de faire en sorte que l’organisation du renseignement intérieur soit la plus finement adaptée à la menace. Il n’existe néanmoins pas de modèle idéal et infaillible qui permettrait de garantir, en tout temps et en tous lieux, un risque zéro. 
 
Il faut pour cela garder en tête que le renseignement n’est pas exclusivement dédié à la lutte contre le terrorisme. Les défis d’organisation ne peuvent donc pas se poser à travers ce seul prisme, d’autant que les menaces et leur priorisation politique évoluent. On le voit aujourd’hui avec le "retour" de l’affrontement entre puissances étatiques. La majorité de la production des six services spécialisés du premier cercle (DGSE, DRSD, DRM, DGSI, DNRED, Tracfin) porte sur l’indépendance nationale, l’intégrité du territoire et la défense nationale, ainsi que les intérêts majeurs de la politique étrangère et les engagements internationaux. 
 

 

Copyright : Martin BUREAU / AFP

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