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Note
JUIN 2020

Un virus clarificateur
L’impact du Covid-19 sur
la politique étrangère de la France

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Auteur
Michel Duclos
Expert Résident principal et Conseiller spécial - Géopolitique et Diplomatie

Michel Duclos est Conseiller spécial et Resident Senior Fellow en Géopolitique et diplomatie.

Mahaut de Fougières
Responsable du programme Politique internationale

Mahaut de Fougières était responsable du programme Politique internationale jusqu'à Février 2023. Dans ce cadre, elle pilote les travaux de l'Institut Montaigne sur la défense, la politique étrangère, l'Afrique et le Moyen-Orient, et mène des projets transversaux au sein du pôle international. Auparavant, elle était chargée d'études sur les questions internationales, depuis 2018.

Diplômée de King's College London et de University College London (UCL) en relations internationales, elle a également étudié à l'université américaine de Beyrouth (AUB).

Le Covid-19 agit comme un violent orage : ses éclairs jettent un jour nouveau sur un paysage connu, qu’il laissera dévasté en se retirant.

Nous le qualifions de virus clarificateur, car il révèle des tendances préexistantes mais aussi les amplifie ou les accélère ; c’est donc également un virus transformationnel. Il cristallise des éléments désormais familiers : la rivalité sino-américaine, intensifiée par la crise ; l’abdication du leadership américain, portée à son paroxysme par la gestion trumpienne du Covid-19 ; la crise du multilatéralisme (en état de quasi-mort cérébrale ?), illustrée par la défaillance de l’Organisation mondiale de la santé (OMS). D’autres faits saillants révélés par le Covid-19 – à commencer par le sursaut possible de l’Europe – doivent également être pris en compte pour mieux cerner la "nouvelle normalité" qui pourrait résulter des événements en cours. Dans la lecture purement politique que nous proposons ici, nous rappellerons aussi que l’histoire n’est pas écrite : les conséquences du Covid-19 ne se feront sentir qu’à la longue et, s’agissant de la séquence en cours, la "clarification" ne sera complète qu’à l’issue de l’autre "game changer" de l’année 2020 que sera l’élection présidentielle américaine.

On ne peut totalement se fier aux photos prises alors que l’orage est loin d’être terminé. Nous nous efforcerons cependant de tirer de ce premier bilan quelques orientations préliminaires pour notre politique étrangère.

Une nouvelle normalité

La percée de la Chine et l’intensification de la rivalité sino-américaine

L’émergence de la Chine comme puissance quasi égale, au moins économiquement, aux États-Unis était bien sûr connue. Son poids déterminant dans l’organisation de la mondialisation faisait l’objet d’inquiétudes grandissantes. De même ne pouvions-nous pas ignorer le changement de ligne stratégique – la fin du profil bas sur la scène internationale – imprimé à son pays depuis plusieurs années par Xi Jinping, notamment depuis son accès au statut de "président à vie" (potentiel) en 2018.

Ce à quoi l’on pouvait difficilement s’attendre, c’est la détermination avec laquelle, dans sa gestion du Covid-19, la Chine est passée à la contre-offensive sur le plan international : elle a profité d’une sortie de crise précoce (sur le plan sanitaire) pour valoriser à l’étranger son modèle de gouvernance avec un mélange de séduction et de brutalité décomplexée. Les résultats de cette offensive de diplomatie publique musclée pourraient être mitigés. Ce qui doit retenir l’attention cependant, c’est le dessein chinois manifeste d’établir ou de consolider une zone d’influence ou une juxtaposition de zones de clientélisme : Afrique, pans entiers de l’Europe, certains États du Proche-Orient, Asie Centrale, routes de la soie, etc.

Par ailleurs, la sortie de crise "aux caractéristiques chinoises" s’accompagne d’un "double jeu" remarquablement analysé par François Godement, dans l’article "Deux Chines, un système", publié sur le blog de l’Institut Montaigne le 29 mai.

  • Ouverture au moins (très) relative au G20 sur la dette des pays en développement ou encore à l’OMS, plus généralement impression entretenue que la Chine reste intéressée par une gestion multilatérale des biens publics mondiaux (santé, climat, développement).
     
  • Dans le même temps : provocations en mer de Chine du Sud, bruits de botte à la frontière avec l’Inde, durcissement sur Taïwan et attaque très grave sur le statut d’autonomie de Hong Kong (la loi "sur la sécurité nationale" adoptée par l’Assemblée nationale populaire à propos de Hong Kong constitue la violation d’un engagement international – l’accord de rétrocession sino-britannique de 1984).

La "percée chinoise" s’explique en partie au moins par la fuite sans précédent du Président américain devant les responsabilités globales de son pays dans cette crise.

Dans ce contexte, il y a quelque paradoxe dans l’image qui s’est imposée au cours de ces dernières semaines : celle d’un cran supplémentaire dans la "guerre froide sino-américaine". Ce sont en effet les Chinois qui ont été pour l’essentiel à l’offensive – Donald Trump et le Secrétaire d’État Pompeo enchérissant certes dans l’agressivité verbale, mais se montrant en fait peu fermes sur le fond (contre-exemple : restrictions supplémentaires sur Huawei). D’ailleurs, la "percée chinoise" s’explique en partie au moins par la fuite sans précédent du Président américain devant les responsabilités globales de son pays dans cette crise.

L’image de la guerre froide sino-américaine est aussi trompeuse en ceci qu’elle laisse penser que la montée en puissance de la Chine ne serait qu’un problème américain.

Or, pour s’en tenir aux leçons du Covid-19, et sauf si l’économie chinoise sort durablement endommagée de l’épreuve, il est à prévoir que Pékin va considérer l’après-crise comme offrant de nouvelles opportunités de prédation des fleurons technologiques et industriels en Europe, ou d’actifs stratégiques et d’infrastructures critiques dans de nombreux pays en développement, ou plus discrètement de "fidélisation" d’élites locales et de renforcement des filières de pénétration de l’influence chinoise (cas de l’Asie centrale, suscitant l’inquiétude de la Russie). On peut penser aussi que la Chine est en quelque sorte contrainte, pour s’assurer d’une reprise vigoureuse de son économie, de redoubler d’agressivité commerciale à l’extérieur.

Une appréciation prudente doit ainsi consister à prendre acte de l’intensification réelle de la rivalité sino-américaine, sans fermer les yeux sur les risques pour l’Europe de se trouver entraînée au-delà de ses intérêts dans cette rivalité, mais sans occulter non plus, toujours au nom de nos intérêts, la nécessité d’un rééquilibrage global dans les relations avec la Chine. C’est vrai en particulier sur le plan économique et technologique, sans que l’on puisse faire l’impasse sur les aspects politiques. Dans le même temps, la recherche d’un meilleur équilibre avec la Chine – qui passe par des mesures de souveraineté économique (ajustements dans les chaînes de valeur, contrôle des investissements, etc.) – doit être compatible avec le maintien de l’essentiel de la mondialisation.

Autrement dit, l’une des conséquences les plus visibles de la crise du Covid-19 est d’avoir posé les bases de ce triangle Chine - États-Unis - Europe appelé à rester structurant pour les prochaines années. Mais est-on certain qu’il ne s’agit pas de bases fausses ?

La montée de la géoéconomie et des enjeux globaux

La crise du Covid-19 est une crise géoéconomique globale, en ce sens qu’elle rend manifeste pour les opinions, à l’échelle planétaire, l’interdépendance des systèmes sanitaires, économiques, technologiques, humains, culturels, etc. Elle n’abolit pas les États puisque la santé, comme la sécurité, relève au premier chef de la souveraineté nationale. En fait, elle relativise la notion de souveraineté étatique tout en rendant probable en pratique un certain retour de l’État-nation.

Dans l’immédiat, l’attention est focalisée sur la diversification souhaitable des chaînes de valeur, tendance qui là aussi préexistait à la crise. Elle porte aussi sur la question de la santé, dont on s’aperçoit à quel point elle avait été sous-estimée dans la gouvernance globale. L’idée de résilience – des sociétés comme des économies – prend du fait du Covid-19 une résonance nouvelle. Dans le cas particulier de la France, l’affaiblissement de notre appareil industriel est apparu flagrant, non seulement par rapport à l’Allemagne mais aussi par rapport à l’Italie et à l’Espagne.

L’idée de résilience – des sociétés comme des économies – prend du fait du Covid-19 une résonance nouvelle.

Cependant, la liste des questions géoéconomiques ou ayant trait aux enjeux globaux portées au premier plan par la crise actuelle est pratiquement sans limites.

  • L'aide aux pays en développement dont les économies subissent de plein fouet la récession globale, la baisse du prix des matières premières et du pétrole s’ajoutant dans un certain nombre de cas aux effets de la pandémie proprement dit ; la situation dans les pays d’Afrique subsaharienne doit entre autres retenir notre attention, notamment compte tenu du risque de nouvelles pressions migratoires.
     
  • La compétition technologique, facette importante de l’affrontement avec la Chine (5G notamment), mais aussi paramètre majeur de l‘innovation, de la croissance ou des rapports de forces entre gouvernements et certains acteurs non-étatiques : la crise du Covid-19 a vu une sorte de triomphe de l’économie numérique, avec par exemple le recours au télétravail (encouragé par des dirigeants politiques qui dénoncent par ailleurs le poids pris par les Gafa) ou le rôle de l’e-commerce ; il est vraisemblable que d’autres crises – inévitables – mettront sur le devant de la scène d’autres technologies (l’espace, la biotechnologie, l’intelligence artificielle, etc.)
     
  • Le réchauffement climatique et la biodiversité, avec un double effet paradoxal : risque que les efforts de décarbonisation entrepris soient encore ralentis au nom de la priorité donnée à la reprise économique ; mais prise de conscience accrue que l’humanité pourrait se trouver non pas devant une "crise systémique" mais bien dans un "système de crises", dans lequel la crise environnementale est première.
     
  • Les inégalités, le sort de pans entiers de l’industrie comme l’aviation ou l’aéronautique, les problèmes de mobilité, l’avenir de la ville, la cybersécurité, le développement durable, etc.

Au moment où cette note est écrite, une double tendance générale se dégage dans les politiques en Europe sur le plan national comme sur celui des institutions européennes. D’une part, on assiste à une réémergence de politiques, au moins sélectives, de souveraineté économique, couvertes de la double onction du "verdissement" et de la "numérisation". D’autre part, les enjeux globaux (principalement climat, mais aussi santé et développement) effectuent un grand retour, y compris dans la conscience des sociétés civiles. L’un des enjeux de la phase qui s’ouvre est probablement de ne pas décevoir les attentes nouvelles des acteurs non-étatiques et des opinions en ces domaines.

Le sursaut possible de l’Europe

Dans le cas de l’Union européenne, l’effet clarificateur du virus s’est étrangement combiné à une sorte d’effet de cascade. Dans un premier temps, ce sont les faiblesses et les divisions de l’Europe qui ont été projetées sur le devant de la scène : mauvais réflexes des institutions de Bruxelles, manque de solidarité entre États-membres, aggravation des clivages Nord/Sud et Est/Ouest.

Le Covid-19 a confirmé la règle selon laquelle l’UE avance à travers les crises.

Puis l’image d’une "gestion somnambulique" de la crise a été corrigée quand la Commission, sur le plan budgétaire, et la BCE, sur le plan monétaire, ont annoncé des décisions très fortes. La rapidité avec laquelle ces décisions ont été prises montre que les leçons des crises précédentes (2008, 2012) ont été tirées.

Dans un second temps, le Covid-19 a confirmé la règle selon laquelle l’UE avance à travers les crises : un accord impossible à envisager il y a quelques mois s’est dégagé sur un budget équivalent à près de 2 % du RN européen ; le couple franco-allemand s’est reformé autour de l’initiative Macron-Merkel du 18 mai ; le plan de relance avancé par la Commission, qui surenchérit sur les propositions franco-allemandes (750 milliards d’euros), comporte une émission par la Commission d’une dette commune, une forme de coordination budgétaire et un paquet de relance asymétrique introduisant un élément de transfert vis-à-vis des États les plus touchés. Reste que le spectre n’est pas écarté d’une Europe confrontée au problème du Brexit, toujours sous la menace d’une crise des dettes souveraines, et toujours tentée par le repli sur soi. À noter cependant l’attitude engagée de la Commission Van der Leyen à l’égard de l’Afrique, et par exemple l’opération TeamEurope, mobilisant début avril 20 milliards d’euros.

Dans une lecture politique de la réponse européenne, plusieurs points doivent être gardés à l’esprit pour la suite.

  • Le basculement auquel on assiste est surtout impressionnant s’agissant de l’Allemagne. Il est frappant d’observer que le choix fait par Angela Merkel n’a pas été cette fois celui de "la dernière minute" ( cf : précédent grec) et qu’il est peu contesté dans son pays. Toutefois, ce basculement ne saurait être attribué à une conversion de la Chancelière ou de la classe politique allemande au concept d’une Europe plus intégrée ou encore moins à un retour à la vision de Konrad Adenauer ou d’Helmut Kohl. Le facteur déclencheur a été plus pragmatiquement la nécessité de ne pas perdre des filières de production et des marchés essentiels pour l’industrie allemande.
     
  • On retrouve d’ailleurs face à la crise économique provoquée par la pandémie le même réflexe que celui qui a permis de maintenir l’unité des 27 dans les négociations sur le Brexit : c’est la préservation du marché unique qui constitue le vrai ciment de l’Union européenne aujourd’hui, du moins au niveau des gouvernements. Il n’y a pas de basculement vers une conception "à la française" d’une Europe politique ou d’une Europe-puissance. Notons au passage que le revirement de Berlin aurait probablement été impossible si le Royaume-Uni était toujours à la table du Conseil européen, car Londres n’aurait sans doute pas accepté le détour par la Commission européenne pour gérer les financements allemands.
  • Autre leçon importante : les instruments existants se révèlent en réalité étonnamment flexibles et dans l’ensemble appropriés. On peut y voir une confirmation du diagnostic d’une certaine "maturité des institutions européennes" qu’avaient posé dans une tribune dans le journal Le Monde Hubert Védrine, Luuk Van Middelaar et Pierre Sellal.

Enfin, et peut-être surtout, l’adhésion des opinions à l’Europe – et notamment dans les pays comme l’Italie où elle pose problème – est maintenant liée au succès du plan de relance encore en cours de négociation entre les capitales (et dont le dénouement reste par conséquent incertain).

L’adhésion des opinions à l’Europe est maintenant liée au succès du plan de relance encore en cours de négociation entre les capitales (et dont le dénouement reste par conséquent incertain).

    La crise du multilatéralisme, reflet d’un monde sans règles

    Il est clair que les institutions internationales n’ont pas été à la hauteur de la crise : l’OMS, trop inféodée à la Chine, n’a pas joué son rôle, le Conseil de sécurité est resté paralysé par ses divisions, etc. Nous suggérons toutefois qu’il ne faut pas, là non plus, se tromper de diagnostic.

    Un horizon très incertain

    Première inconnue : la géographie des rapports de force dans l’après Covid-19

    Si le virus a une fonction de clarification, il ne faut pas considérer pour autant que nous disposons dès maintenant d’une nouvelle carte du monde devenue lisible grâce à la pandémie. La géopolitique du Covid-19 ne dévoilera tous ses effets qu’à terme, même s’il est clair que la crise actuelle ajoute un facteur d’incertitude supplémentaire à un monde déjà déboussolé.

    • Jusqu’à présent, le bilan du multilatéralisme reste plus nuancé qu’il n’y paraît. Les deux grandes percées de 2015 – la déclaration de New York sur les objectifs du développement et l’accord de Paris sur le changement climatique – ont continué à constituer des moteurs importants de la coopération internationale, malgré le "retournement" de l’administration Trump contre l’ordre international ; l’un des acquis de 2015 – le dépassement du clivage Nord-Sud – n’a pas été remis en cause ; c’est ce qui permet par exemple au Forum de Paris pour la Paix, dont l’Institut Montaigne est membre fondateur, de jouer un rôle utile d’animateur d’un dialogue entre le Sud global et le Nord raisonnable.
       
    • La cause profonde de la crise du multilatéralisme – et notamment des institutions de sécurité collective créées en 1945 par la Charte des Nations Unies – se trouve dans le travail de sape de trois des acteurs majeurs du système : la Chine, les États-Unis et la Russie. L’Europe reste presque seule à soutenir une architecture que la Chine cherche au mieux à contrôler (et d’ailleurs à dupliquer), que les États-Unis actuels souhaitent détruire et qui n’intéresse pas la Russie, sauf à des fins de légitimation ou de nuisance.

    On ne peut toutefois comprendre la profonde désorganisation de la communauté internationale face à la crise du Covid-19 sans prendre conscience de ce qu’il y a derrière la crise du multilatéralisme : un monde sans règles, où l’interconnectivité offre un terrain de choix à la coercition – sans qu’il n’y ait besoin pour les "vrais forts" de recourir à la guerre. C’est ce qu’ont parfaitement compris les "loups combattants" de Xi Jinping, qui adoptent le modèle mis au point par la Russie de Poutine : celui d’une "guerre hybride froide" (formule de Dmitri Trenin). Un point révélateur : en matière de cybersécurité, les Chinois ne se contentent plus (si l’on peut dire) de pratiquer l’espionnage ; ils se sont livré, à l’occasion du Covid-19, à des opérations de manipulation de l’information de grande ampleur. Le dossier "5G/Huawei" prend sa vraie signification : outre le risque d’espionnage, le principal danger d’une dépendance à l’équipementier chinois serait de laisser s’installer un rapport de force dans lequel Pékin serait en mesure d’interrompre le fonctionnement de systèmes cruciaux pour la vie de nos sociétés et de nos économies (c’est l’essence de la "cyber-coercition" - voir à ce sujet la tribune de Bernard Barbier, Edouard Guillaud et Jean-Louis Gergorin parue dans Le Monde du 28 janvier).

    Si le virus a une fonction de clarification, il ne faut pas considérer pour autant que nous disposons dès maintenant d’une nouvelle carte du monde devenue lisible grâce à la pandémie.

    C’est le cas en particulier pour les pays en développement : le dernier rapport de la Banque mondiale indique que la "contraction économique massive" résultant du Covid-19 aura sur ces pays des effets en profondeur et durables (d’autant plus durables en fonction de la pauvreté des pays considérés). Nous ne pouvons d’autant moins les mesurer que le virus n’a pas fini sa course qui le porte désormais dans les pays du Sud, y compris peut-être en Afrique. Nous ignorons aussi l’impact à long terme de la crise sur la balance entre les régimes illibéraux et les démocraties.

    Au Proche-Orient, le Covid-19 ne semble pas pour l’instant avoir modifié les équilibres ou les déséquilibres antérieurs. On devrait cependant assister à un affaiblissement durable des pays producteurs de pétrole et la région devrait subir le contrecoup des changements d’équilibres globaux : essoufflement de la Russie, moindre engagement américain, montée, là comme ailleurs, de la Chine. Il faut par exemple se préparer au scénario d’une Chine plus influente dans le Golfe (liens renforcés à la fois avec l’Arabie Saoudite et avec l’Iran) et plus présente en Irak et sur la rive sud de la Méditerranée (Égypte, Algérie). Notons aussi l’asymétrie croissante entre un Iran très durement (et durablement) touché, et un Israël maîtrisant parfaitement la crise (encouragé de ce fait à passer aux actes sur l’annexion de la vallée du Jourdain ?).

    Parmi les grandes puissances, la Russie présente un cas particulier : les dirigeants russes ont fait dans l’immédiat, malgré certaines tensions dues à la gestion de la pandémie, le choix de "coller" à l’attitude offensive de la Chine. Ils veulent voir pour la suite dans l’intensification de la compétition sino-américaine une opportunité de triangulation favorable à leur jeu diplomatique. Cependant, l’effet cumulé de la baisse des prix du pétrole, du hold-up constitutionnel de Vladimir Poutine et de la dépendance accrue du pays à l’égard de Pékin devrait progressivement modifier la trajectoire de la Russie : sans perdre sa capacité de nuisance extérieure, celle-ci pourrait connaître un nouveau stade dans son processus d’affaiblissement global.

    De manière générale, nous pouvons considérer avec Bruno Tertrais que le Covid-19 constitue une "épreuve de faiblesse" et non une épreuve de force : aucune puissance ne sortira renforcée de la crise, mais certaines seront plus affaiblies que d’autres. Au moment où cette note est rédigée, quatre des BRICS (Russie, Brésil, Inde, Afrique du Sud) paraissent mal en point tandis que les "contre-modèles asiatiques" (Japon, Corée du Sud, Australie, Nouvelle-Zélande, Taïwan) ont le vent en poupe. Au total, on ignore en fait quelle nouvelle hiérarchie des puissances pourrait émerger du séisme en cours. La seule certitude est que les crises les plus menaçantes pour les intérêts de la France n’ont connu aucun répit (Levant, Libye, Sahel). À la faveur ou non de la crise, un nouveau danger s’est précisé pour notre sécurité : celui d’un contrôle russo-turc de la Libye, qui comporte de nombreuses implications, y compris en termes migratoires.

    Une seconde inconnue : l’élection présidentielle américaine

    Le rendez-vous du 3 novembre 2020 aurait été de toute façon un tournant dans les affaires du monde. Les enjeux qu’il comporte sont encore accrus par la crise du Covid-19. Ce n’est qu’après l’élection présidentielle américaine de novembre que l’on pourra avoir une image plus précise du paysage dévasté laissé derrière lui par le virus clarificateur.

    La crise, se combinant maintenant avec les manifestations antiracistes, a apparemment rendu plus incertaine la réélection de Donald Trump. Elle a aussi achevé de faire de la rivalité avec la Chine un sujet central de la bataille présidentielle. Toutes les analyses convergent sur le fait qu’en cas de victoire de Joe Biden comme de réélection de Donald Trump, la compétition entre les deux nouveaux Grands restera l’axe dominant de la politique étrangère américaine. Le Proche-Orient continuera de passer au rang de seconde ou troisième priorité aux yeux de Washington. D’autres éléments de continuité paraissent probables tels qu’une tendance au protectionnisme ou le refus de principe des interventions militaires sur des théâtres extérieurs.

    Nous ne connaissons que trop bien ce que serait l’orientation d’un second mandat de Donald Trump : la poursuite du démantèlement de l’ordre international, des menaces graves sur les alliances des États-Unis, un "reset" avec la Russie, sans exclure des accords surprise mal ficelés avec Pékin ou d’autres antagonistes de l’Occident – observons cependant que le Président Trump n’a pas jusqu’ici commis une erreur stratégique comparable à l’invasion de l’Irak sous George Bush junior en 2003 ou la non-intervention en Syrie sous Barack Obama en août-septembre 2013.

    Le Covid-19 constitue une "épreuve de faiblesse" et non une épreuve de force : aucune puissance ne sortira renforcée de la crise, mais certaines seront plus affaiblies que d’autres.

    Le Covid-19 a porté à un niveau encore jamais vu le mépris affiché par Trump à l’égard des alliés ; il a été aussi l’occasion d’une rebuffade inusitée de Berlin à l’égard de la Maison-Blanche (refus d’Angela Merkel de participer au G7 de Washington). Nous pourrions nous rapprocher, en cas de réélection de M. Trump, d’un scénario pessimiste envisagé par Henry Kissinger : "si l’Amérique coupe ses liens avec l’Europe, la première deviendra une grande île isolée et la seconde un appendice de l’Eurasie".

    S’agissant de Biden, l’homme lui-même n’incarne pas le changement – même s’il a compris qu’il ne peut plus, du fait des circonstances, faire campagne sur un programme de simple retour au statu quo ante. Il s’entoure sur les affaires internationales d’experts connus plus pour leur expérience que pour leur créativité. Sur la question chinoise, les conseillers du candidat démocrate n’ont pas encore une vue unifiée de la nature exacte de la compétition et surtout de la stratégie à mener vis-à-vis de Pékin. Sur la géoéconomie, les analyses de proches du candidat, tel Jake Sullivan, vont dans le sens d’une instrumentalisation accrue des atouts de l’Amérique (pouvoir financier, "decoupling" avec la Chine, sanctions, etc.). Il faut rappeler que par les abus de la politique de sanction, l’extraterritorialité des lois ou encore le rôle de leurs agences de renseignement, les Américains ont été – bien avant Trump – des précurseurs dans la "culture de la coercition" qui se greffe sur l’interconnectivité actuelle du monde.

    En toute hypothèse, une administration démocrate devrait chercher à rétablir le réseau des alliances de l’Amérique, développer une politique chinoise moins erratique que celle de Trump, et réinvestir au moins dans une certaine mesure les institutions internationales. L’Amérique ne retrouvera pas le poids qu’elle avait dans les affaires du monde il y a dix ou quinze ans ; elle ne sera plus la "nation indispensable" ; elle pourrait redevenir, dans un monde rendu encore plus fracturé, incertain, soumis à toute sortes de tensions à la suite du Covid-19, le point d’ancrage d’un minimum de stabilité.

    Les marges de manœuvre de la France

    Un reality check pour la politique étrangère française.

    Notre pays – et sa place dans le monde – n’échappent pas à l’effet clarificateur du Covid-19. La crise a confirmé, ne serait-ce qu'a contrario, la justesse des orientations que le président de la République défend sur la nécessité d’une plus grande coopération internationale (le "multilatéralisme") et sur une plus grande "autonomie stratégique" de l’Europe, sur les questions de défense mais aussi les grandes infrastructures critiques – auxquelles il faut maintenant ajouter la santé et d’autres secteurs sensibles.

    La perception existe que la France se situe maintenant plus dans la catégorie des pays du Sud de l’Europe que dans celle des nordiques.

    Mais la crise a aussi cruellement exposé nos faiblesses. Certes, nous avons pu marquer des points sur la dette des pays à bas revenu dans le cadre du G20 et du Club de Paris, ou avec l’initiative ACT-A autour de l’OMS. Un succès important a été l’initiative Macron-Merkel du 20 mai préparant le plan de relance européen. Mais nos efforts pour susciter une réponse internationale au G20, dans le cadre du G7 ou du P5, ou encore au Conseil de sécurité des Nations Unies sont restés vains.

    Surtout, la différence de performances dans la crise entre le "système France" et l’Allemagne conduit beaucoup d’observateurs à parler d’un décrochage d’autant plus préoccupant qu’il implique une capacité moindre de rebondir sur le plan économique. La perception existe que la France se situe maintenant plus dans la catégorie des pays du Sud de l’Europe que dans celle des nordiques. Ajoutons que nous ne découvrirons que progressivement l’ampleur de la récession et des effets économiques et sociaux qui vont toucher notre pays (faillites, chômages, recul du PIB, etc.).

    Le risque d’un double effet de ciseaux

    Dans ces conditions, l’action extérieure de notre pays risque, dans les prochains mois ou les prochaines années, de se trouver face à un premier effet de ciseaux : le poids relatif de la France pourrait se trouver diminué, sans que Paris puisse pour autant davantage compter sur des partenaires européens qui restent éloignés de notre vision du monde. Il faut même s’attendre à une dose de Schadenfreude chez certains d’entre eux, voire par exemple à de nouvelles revendications sur l’européanisation de notre siège permanent au Conseil de sécurité.

    Un autre effet de ciseaux a trait aux questions de sécurité : les menaces terroristes ou autres venant de notre environnement (plus précisément : Libye, Levant, Sahel, voire Balkans) ne vont en aucun cas disparaître alors que d’une part les budgets de défense – à commencer par le Fonds de défense européen – vont être exposés à de fortes pressions ; et que d’autre part, en Europe comme aux États-Unis, l’attention va se trouver focalisée sur la compétition avec la Chine et les enjeux géoéconomiques au détriment des enjeux géopolitiques (cas du Proche-Orient notamment).

    Ces deux dilemmes font ressortir le défi principal de notre politique internationale dans le contexte du Covid-19 : là où notre carte mentale stratégique était surtout focalisée sur "l’arc de crise" et les questions de sécurité (dont la Russie), nous devons opérer un "pivot" vers l’Asie et la géoéconomie (ou plutôt : accentuer un tel pivot qui existait déjà bien sûr mais de manière insuffisante par rapport aux enjeux actuels). Or, comme on vient de le rappeler, les menaces sur notre sécurité demeurent et risquent même de s’aggraver et de s’étendre (cyber-coercition par exemple).

    Il ne s’agit donc pas pour les responsables français de substituer une carte mentale (géoéconomique) à une autre (géopolitique) mais de superposer les deux grilles de lecture.

    Il ne s’agit donc pas pour les responsables français de substituer une carte mentale (géoéconomique) à une autre (géopolitique) mais de superposer les deux grilles de lecture, de les croiser dans l’action avec le plus d’efficacité possible, dans un contexte économique et budgétaire dégradé. Cela suppose certainement sinon de "réinventer une politique étrangère" du moins de procéder à un réexamen de nos options.

    Orientations

    Pour contribuer à un tel réexamen, et en ayant à l’esprit les deux échéances majeures que constituent l’élection présidentielle américaine du 3 novembre et la présidence française de l’UE du premier semestre 2022 (nous pourrions aussi mentionner deux "échéances allemandes" : le présidence allemande de l’UE au second semestre 2020 et les élections générales allemandes l’année prochaine – Angela Merkel ne sera plus en fonction lorsque la France prendra la présidence de l’UE), nous suggérons les orientations suivantes.

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    Définir les termes d’un nouveau contrat transatlantique
    Détails

    Il peut paraître contre-intuitif de placer cette proposition en premier puisque certains commentateurs professent que la crise du Covid-19 aurait en quelque sorte scellé l’avènement d’un monde post-américain. Il nous semble que l’orientation que prendra la politique américaine à partir de novembre – dans un sens ou dans l’autre – aura une influence majeure sur le cours de choses, même si, comme nous l’avons déjà dit, il n’y aura pas de retour à une Amérique toute-puissante (qui n’a d’ailleurs jamais existé). Notre pays doit y être d’autant plus attentif que ce sont largement des options de la prochaine administration américaine que dépendront nos marges de manœuvre, notre capacité à jouer ou non dans le double registre géopolitique et géoéconomique (les "deux cartes mentales" précitées).

    Il y aura donc un intérêt majeur pour les autorités françaises à nouer un dialogue aussi dense que possible avec les dirigeants américains élus en novembre, quels qu’ils soient – et à s’y préparer dès maintenant. Les antennes que nous pouvons avoir aux États-Unis nous laissent penser que la tâche ne sera pas facile, même dans l’hypothèse d’une élection de Joe Biden. Sur beaucoup de sujets – défense européenne, Proche-Orient et notamment Turquie – les agendas ne seront pas concordants. Une administration démocrate ne sera pas a priori intéressée par des idées ou des concepts, mais plutôt par des initiatives déjà engagées, lui offrant un point d’appui pour développer ses propres politiques, et dans ce schéma par des initiatives à coloration européenne, voire "indopacifique", plutôt que bilatérale (modèle : ce qu’avait été l’approche des E3 sur l’Iran, sur laquelle l’administration Obama s’est ensuite raccrochée pour mener sa propre ouverture vis-à-vis de Téhéran). Il nous faut donc réfléchir là où cela est possible en termes multilatéraux, et en ciblant des points d’entrée correspondant aux intérêts d’une nouvelle administration américaine : Chine au premier chef, et, toujours dans l’hypothèse d’une élection de Biden, climat et certains enjeux globaux (exemples : numérique, gouvernance des données et de l’intelligence artificielle, et donc le "multilatéralisme du XXIe siècle").

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    Proposer une stratégie vis-à-vis de la Chine
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    Dans l’idéal, il serait souhaitable d’aborder la prochaine administration américaine sur la base d’une "stratégie chinoise" agréée entre Européens ou au moins, comme l’a proposé Norbert Roettgen, sur la base d’une "initiative franco-allemande" vis-à-vis de la Chine. Il n’est pas certain que Berlin, pour différentes raisons, soit prêt à nous accompagner dans un tel exercice pour le moment, d’autant que la relation avec la Chine est pour Angela Merkel le point focal de la présidence allemande de l’UE à partir de juillet. De surcroît, le report du sommet UE-Chine de Leipzig (qui était prévu en septembre) laisse en suspens les grands sujets de négociation en cours avec Pékin : accord sur les investissements, ouvertures réciproques des marchés, subventions aux entreprises d’État, climat, coopération médicale, etc. Il semble cependant que la conférence virtuelle tenue le 22 juin entre Xi Jinping et les chefs des institution européennes ait dessillé les yeux de Bruxelles sur le fait que la Chine ne fera aucun pas envers l’Europe tant qu’elle pensera pouvoir régler ses affaires avec Washington. Ayant déjà conclu un premier accord commercial avec l’administration Trump, les Chinois considèrent qu’ils sont en position de force dans le triangle.

    Nous pourrions toutefois, en concertation avec nos principaux partenaires, adresser un certain nombre de "signaux" à la Chine comportant un volet positif (coopération possible sur le climat et autres) mais aussi un volet défensif : réduction drastique de l’empreinte de Huawei en Europe, lignes rouges sur les investissements étrangers et les transferts technologiques, etc. ; voire même un volet offensif : disponibilité à mener la compétition en termes d’influence. De tels signaux, utiles en eux-mêmes, permettraient de cadrer le dialogue à venir avec les États-Unis.

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    Recalibrer notre politique européenne
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    Le sort de l’Europe se joue principalement sur le succès ou non du plan de relance, sur le terrain économique certes mais aussi politique. Ce plan constitue en effet une opportunité historique pour surmonter certaines au moins des divisions de l’Europe – en particulier d’éviter un départ de l’Italie. C’est aussi la meilleure arme contre les dérives populistes. Notre intérêt est donc de lui accorder une priorité absolue, en mettant de côté pour le moment les projets de réforme ou les aspirations à une "Europe politique" qui ne favorisent pas l’union entre les partenaires. L’heure n’est pas à parler de "refondation de l’Europe" au moment où une forme de refondation se produit peut-être subrepticement, par des avancées concrètes selon la méthode que préconisait Jean Monnet.

    Une telle approche conservatrice sur le plan institutionnel pourrait nous permettre d’autant mieux de faire aboutir sous notre présidence – qui commence dès maintenant avec la présidence allemande bien sûr – des projets fédérateurs, par exemple sur la souveraineté économique, sur les frontières et les migrations ou encore sur le changement climatique (cf. infra). Comme la santé aujourd’hui, ces sujets seraient de nature à rétablir un lien distendu entre l’UE et les opinions.

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    Renouer avec une grande diplomatie climatique
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    La France n’a pas cessé depuis 2015 de défendre un agenda ambitieux sur le changement climatique, sans pour autant trouver de fil conducteur qui permette de reprendre l’élan brisé par le retrait des États-Unis de l’Accord de Paris. Or, la crise du Covid-19 a relancé la prise de conscience à l’échelon mondial sur l’urgence climatique. Elle a aussi replacé le coût du carbone et la notion de taxe aux frontières, dans le débat européen (voir : Commission européenne), parmi les pistes les plus prometteuses. L’idée, défendue par Eric Chaney dans une note de juin 2020 pour l’Institut Montaigne, se heurte certes à une batterie d’objections politiques, y compris en Europe (Allemagne jusqu’à récemment, Pologne) et sur le plan international. Elle doit donc faire l’objet d’une traduction diplomatique à mettre au point minutieusement. Une attention particulière devrait être portée à la nécessité d’un effort d’accompagnement vis-à-vis du continent africain pour éviter un schisme entre les deux continents sur ce sujet crucial.

    À cette condition, elle pourrait offrir à l’UE un levier important face à la Chine et, en cas d’élection de Joe Biden, de dialogue avec les États-Unis. Elle pourrait constituer aussi pour la France, aux côtés d’autres lignes de force, notamment en matière de biodiversité, un axe d’une diplomatie climatique, où elle garde une image de leader. Elle pourrait donc faire l’objet de discussions de fond avec Berlin dès maintenant en vue de son mûrissement sous notre présidence.

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    Opérer un pivot géoéconomique
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    La France reste aussi l’un des pays les plus actifs sur les enjeux globaux. Notre "diplomatie économique" a par ailleurs connu des succès, par exemple en matière d’attractivité. Dans une vision pragmatique de notre action extérieure, nous ne pouvons espérer rester dans la course des puissances que si nous renouons avec une trajectoire de croissance tirée par l’innovation et les technologies de pointe. Cela suppose un effort de compétitivité sur le plan interne ; cela implique aussi sur le plan externe une maîtrise des conditions de la compétition internationale (accès aux marchés, réciprocité, réindustrialisation dans certains secteurs, etc.) et un renforcement du poids de l’UE dans la régulation de la mondialisation. Nous ne devons pas nous y tromper : l’intensification de la rivalité sino-américaine signifie une compétition accrue entre les États-Unis et la Chine dans le domaine normatif, risquant de marginaliser l’UE dans l’un de ses rares points forts. Parmi les pistes les plus importantes sur le long terme, figure la composition du capital des entreprises européennes (c’est un élément essentiel du retour à une certaine "souveraineté"), d’autant plus déterminante qu’elle conditionne le niveau des investissements en Recherche et développement.

    Ainsi, le contexte créé par la crise du Covid-19, nous impose de "changer de braquet" sur les questions géoéconomiques comme sur les enjeux globaux.

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    Reconfigurer nos partenariats
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    Parallèlement à ce "pivot géoéconomique", une accentuation du "pivot asiatique" (vis-à-vis de l’Asie non-chinoise) de la France apparaît également nécessaire, non pas pour "contenir la Chine", mais pour plusieurs autres raisons : nous associer à des pays qui ont fait la preuve de leur dynamisme et qui sont maintenant moteurs dans l’économie mondiale, trouver des partenaires pour revitaliser la gouvernance globale, disposer de cartes dans le cadre du dialogue avec les puissances du Pacifique dont la Chine et les États-Unis. En réalité, l’Europe n’existera pas vraiment dans le triangle Chine - États-Unis - Union européenne si elle n’est pas capable de développer une présence en Asie du Sud et du Sud-Est.

    À cet effet, nous pouvons nous appuyer sur la "stratégie indopacifique" que les autorités françaises ont développée depuis quelques années, notamment sous l’impulsion du Président Macron. Le contexte actuel offre probablement un espace à un approfondissement des liens politiques avec l’Australie, le Japon et l’Inde et à des coopérations renforcées spécifiques (sécurité maritime, pêche, etc.) avec ces pays. L’une des conditions pour ce faire est sans doute de traiter, sans fausse pudeur, la double question du rapport à la Chine et du rapport aux États-Unis. Mais cette "stratégie indopacifique" ne suffit pas : il faut aller chercher d’autres pays de la région (la France a déjà une relation forte avec la Corée du Sud par exemple) et surtout, il faut atteindre un minimum de "masse critique" de la présence européenne, d’abord sur le plan économique mais éventuellement dans d’autres domaines.

    S’agissant des enjeux globaux, un format particulier Europe - Asie - Pacifique (hors Chine) pourrait être testé, si possible dès cette année, dans le cadre du Forum de Paris pour la Paix.

    L’effort à mener vis-à-vis de la zone indopacifique ne doit pas se faire au détriment de notre présence en Afrique ou au Maghreb, qui restent les deux espaces de voisinage vitaux pour la France. Vis-à-vis de l’Afrique – le continent de l’avenir, l’Inde de demain – les efforts menés au sein du G20 et du Club de Paris pourraient servir de tremplin pour renforcer nos partenariats. Au Maghreb, la diversification des chaînes de valeur peut nous offrir la possibilité de coopérations nouvelles, articulées sur l’Afrique.

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    Maintenir le dialogue avec la Russie
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    Le contexte du Covid-19 nous invite à laisser ouverts les canaux de dialogue avec la Russie, tout en réduisant la visibilité de notre politique. Il est utile en effet d’explorer la possibilité que Moscou adopte ultérieurement une option de distanciation avec la Chine. Il serait souhaitable aussi de densifier nos liens avec une Russie qui ne se résume pas au poutinisme. Il convient cependant de ne pas exagérer l’"optique" du dialogue, d’une part pour des raisons de crédibilité (il y a très peu de chance que le leadership actuel de la Russie modifie son approche des affaires internationales), et d’autre part là encore pour éviter d’envenimer un sujet contentieux avec certains de nos partenaires européens. La présidence allemande de l’UE peut d’ailleurs nous offrir une occasion de davantage "européaniser" la relation avec la Russie.

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    Réévaluer certaines politiques en matière de sécurité
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    Il est classique de procéder, à intervalles réguliers, à une réévaluation de certaines politiques structurantes pour notre action extérieure.

    Bien que les questions de défense ne fassent pas partie du périmètre de cette note, nous souhaiterions attirer l’attention sur deux sujets inséparables de notre politique étrangère, pour lesquels le contexte actuel justifie un réexamen anticipé : d’une part notre engagement au Sahel (qui doit rester compatible avec les paramètres de la "nouvelle normalité"), et d’autre part notre capacité de réponse à la cyber-coercition, dont la menace est devenue encore plus prégnante avec le Covid-19. Par ailleurs, pour des raisons évidentes, une review serait nécessaire pour notre politique vis-à-vis de la Turquie, notamment dans le contexte d’une relance éventuelle du dialogue transatlantique en cas de changement d’administration à Washington. Et bien sûr, la question de la coopération que nous voulons avoir avec le Royaume-Uni post-Brexit doit aussi être traitée : le Covid-19 pourrait avoir cristallisé la vocation de "Global Britain", dans le sens qui n’est pas celui d’un alignement sur les positions continentales (voir la déclaration "Five Eyes" sur Hong Kong et la proposition d’un "D10" – c’est-à-dire d’un G7 plus l’Australie, la Corée du sud et l’Inde).

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    Avoir une vision à long terme du multilatéralisme
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    L’attachement des dirigeants français à l’égard du multilatéralisme relève-t-il d’un vain acharnement thérapeutique ? L’ "Alliance pour le multilatéralisme" – animée principalement par la France et l’Allemagne – ne peut-elle être assimilée à une "ligue des puissances moyennes", qui ne soulèvera aucune montagne ? Il faut replacer ces questions dans une perspective à long-terme : la Chine comme les États-Unis vont éprouver dans le monde post-Covid-19 les limites de leurs puissances. L’un et l’autre pays peuvent être amenés à trouver des avantages à un meilleur fonctionnement des institutions multilatérales ou de certaines d’entre elles, sauf à supporter le coût de plus en plus élevé d’ "externalités négatives" non gérées.

    C’est le rôle de l’Europe, en partenariat avec d’autres, de préparer le terrain, sans illusion pour autant sur la "sincérité" de la Chine dans son approche de la gouvernance globale ni sur l’ampleur d’un éventuel réengagement américain sur ces sujets. Un test à court terme sera la capacité de faire des traitements et d’un vaccin contre le Covid-19 un bien public mondial largement accessible. Outre la réforme de l’architecture internationale de la santé, pour laquelle le ministre français des Affaires étrangères, Jean-Yves Le Drian, a avancé des propositions, la coordination internationale des politiques de relance post-crise devrait également constituer une priorité. En raison principalement de la manière dont sont présidés le G7 et le G20, cette coordination fait pour l’instant défaut, ce qui est dangereux pour les pays en développement mais peut-être plus encore pour l’Europe.

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    Repenser nos modes d’action à l’international
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    Dans les orientations qui se dégagent ainsi de notre analyse, certaines représentent des infléchissements de notre action extérieure : nouveau contrat transatlantique, politique européenne, révision de certaines politiques, etc. D’autres comportent des repositionnements en profondeur, essentiellement vers la géoéconomie d’une part et vers l’Asie-Pacifique d’autre part, rendus indispensables par l’émergence du triangle Chine - États-Unis - UE. La crise actuelle devrait conduire la France non pas à un changement de cap radical mais à un élargissement du compas de son action extérieure. Sauf conjonction néfaste des astres : confirmation du "retournement" américain contre l’ordre international, crises ingérables à nos frontières méditerranéennes, échec du "sursaut européen", relèvement interne insuffisant, etc., qui alors nous obligerait à limiter nos ambitions.

    Mais la meilleure manière d’écarter un tel scénario reste justement l’élargissement du compas de notre politique étrangère, ou pour mieux dire de notre politique internationale. Un telle conclusion – encore une fois préliminaire – soulève une question majeure, que nous ne pouvons traiter ici : celle des moyens que la France doit mobiliser pour défendre ses intérêts à l’extérieur ; et au-delà de cette question, celle des modes d’action dans un monde de défis, de changements et d’incertitudes immenses. Comment dialoguer avec la société civile ? Quels relais d’influence de "soft power" à l’étranger ? Comment contrer les "diplomaties carnivores" ? Quelle synergie entre les ministères et autres agences concernés (et aussi avec les acteurs non-étatiques), notamment pour opérer le double "pivot" vers la géoéconomie et vers l’Asie ? Il faut se souvenir que le succès diplomatique extraordinaire de la COP21 reposait sur une organisation remarquable. Que l’on permette au diplomate qui signe cette note d’ajouter : quel rôle pour le grand "ministère des Affaires internationales" que doit être le ministère des Affaires étrangères ? Bref, quel nouveau dispositif d’ensemble pour mieux seconder l’action du président de la République, qui, sous la Ve République, occupe bien sûr la place centrale que l’on sait dans la politique extérieure de la France ?

     

     

    L’auteur tient à remercier Anne Gadel et Pierre-Joseph Beauchamp qui l’ont aidé dans la rédaction de cette note. Il exprime aussi sa gratitude à ses collègues de l’Institut Montaigne et aux nombreuses personnalités qui ont bien voulu partager avec lui leurs analyses et réflexions. Les opinions exprimées dans cette note engagent exclusivement l’auteur.

     

    Copyright : Eliot BLONDET / POOL / AFP

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