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30/05/2023

L’internationalisation du RMB : un bouclier contre les sanctions internationales ?

L’internationalisation du RMB : un bouclier contre les sanctions internationales ?
 Philippe Aguignier
Auteur
Expert Associé - Asie

L'internationalisation de la monnaie chinoise, le renminbi (RMB), fait beaucoup parler d'elle. Pour Philippe Aguignier, si le RMB est de plus en plus utilisé dans les échanges internationaux, il  ne présente pas encore une menace réelle pour le dollar. Notre chercheur associé évalue ainsi la portée du phénomène d'internationalisation du yuan, qui sera amené à se poursuivre en tant qu'instrument utilisé par la Chine pour réduire sa vulnérabilité face au spectre des sanctions internationales. Il dessine toutefois un scénario nuancé à court terme : une probable cohabitation entre monnaies, avec le dollar toujours au centre de l'édifice.

Au cours des derniers mois, les dirigeants chinois ont redoublé d’efforts pour promouvoir l’utilisation de la monnaie chinoise, le renminbi (RMB), dans le commerce international : Xi Jinping a mentionné ce thème lors de ses déplacements en Russie et en Arabie saoudite, où il a notamment déclaré : "la plateforme Shanghai Oil and Natural Gas Exchange sera pleinement utilisée pour effectuer en RMB le règlement des transactions de gaz et de pétrole". Pour la plus grande satisfaction des autorités chinoises, le thème a été repris par le président brésilien Lula lors de sa récente visite en Chine, avec ces mots : "Pourquoi tous les pays seraient obligés de faire leurs échanges en se basant sur le dollar ?". Cette volonté n’est pas nouvelle de la part de la Chine, mais elle est d’autant plus affirmée aujourd’hui que Pékin s’inquiète particulièrement de sa vulnérabilité vis-à-vis de possibles sanctions financières états-uniennes, et cherche à s’en immuniser.

Le RMB : une internationalisation hésitante

L’utilisation de la monnaie chinoise dans les transactions commerciales internationales a récemment augmenté de façon significative, en passant de 1,9 % du total des transactions internationales en mars 2021 et 2,3 % en mars 2022 à 4,5 % en mars 2023, selon les données mensuelles publiées par SWIFT (la plate-forme de messagerie par laquelle transite la plupart des transactions internationales). La part du RMB se rapproche ainsi de celle de l’euro (6,1 %), le dollar restant la monnaie prédominante (83,7 %).

Les progrès du RMB s’expliquent par divers facteurs, certains de long terme, d’autres plus conjoncturels, comme l’augmentation du commerce chinois avec la Russie depuis le déclenchement de l’invasion de l’Ukraine, et l’annonce officielle en septembre 2022 par les autorités russes de leur acceptation du RMB en paiement des ventes de pétrole russe à la Chine. De nombreux autres pays, dont entre autres l’Arabie saoudite ou l’Argentine, se sont également déclarés intéressés par la possibilité de prendre cette même direction, tandis que les Émirats arabes unis ont fait un premier pas en libellant en RMB une transaction de vente de gaz naturel liquéfié à la Chine.

Les autorités chinoises ont adopté des mesures visant à promouvoir l’internationalisation du RMB dès 2009. Les raisons en sont aussi bien économiques (faciliter le développement du commerce international, devenu l’un des principaux moteurs de la croissance chinoise, et protéger celle-ci des effets d’une crise affectant les grandes monnaies internationales comme le dollar ou l'euro) que géopolitiques. Le fait de disposer d’une monnaie internationale est en effet perçu comme un des attributs importants d’une grande puissance mondiale - ce que la Chine aspire à être.

Le premier pas a été une libéralisation assez poussée des transactions sur le compte courant, suivie par la mise en place progressive de mécanismes et d’infrastructures qui permettent la réalisation pratique de transactions : les lignes de swap avec plus de 60 banques centrales à travers le monde pour leur permettre d’accéder à des ressources en RMB, l’ouverture (limitée) des marchés financiers domestiques aux investisseurs internationaux, le développement de marchés offshore du RMB (principalement à Hong Kong), la flexibilité accrue dans la gestion du taux de change, ou encore le lancement en 2015 de la plate-forme China International Payments System (CIPS) pour le règlement des transactions internationales en RMB. Cette "première libéralisation" aurait dû être suivie par celle des transactions en capital, mais le processus a été freiné en 2015, lorsqu’un épisode de volatilité affectant les bourses chinoises ainsi que le cours du RMB a déclenché une sortie massive de capitaux : en six mois, les réserves de change du pays ont baissé d’environ 1 000 milliards de USD, soit le quart des réserves.

Au lendemain de cette crise, l’objectif d’internationalisation du RMB a continué à figurer dans les politiques officielles, mais les restrictions sur les transactions en capital se sont intensifiées en pratique. Une libéralisation complète du compte de capital exposerait la Chine à des risques et des contraintes que les autorités ne sont pas encore prêtes à accepter. La Chine a néanmoins continué à faire tout ce qui lui était possible pour encourager l’utilisation internationale du RMB sans renoncer complètement à contrôler les mouvements de capitaux : de nouvelles lignes de swap ont été mises en place pour améliorer la liquidité des marchés offshore, le développement de CIPS a été accéléré et l’accès des investisseurs institutionnels internationaux aux marchés domestiques a continué à être facilité.


La problématique des sanctions

Les questions liées à de possibles sanctions financières internationales ont acquis un caractère de plus en plus critique ces dernières années dans les ambitions chinoises d’internationalisation du RMB. Le souhait de rendre la Chine moins vulnérable à ce type de sanctions a toujours été présent dans l’esprit des autorités chinoises, mais l’utilisation de l’arme des sanctions, notamment dans le cadre de l’Iran à partir de 2014, a accru le sentiment d’urgence qu’elles pouvaient éprouver à cet égard, en illustrant le pouvoir que confère aux États-Unis la place du dollar au centre du système financier international. La Chine, important acheteur de brut iranien, a par exemple bien remarqué les effets des sanctions infligées aux banques européennes qui avaient participé au financement de la vente de cargaisons de pétrole qui lui étaient destinées.

L’agression russe en Ukraine offre à la Chine un champ d’expérience unique afin de mieux comprendre le fonctionnement des sanctions, et ainsi préparer les mesures qui l’y rendraient moins vulnérables, dans l’hypothèse où des sanctions seraient un jour dirigées contre elle, par exemple dans un scénario de tensions ou de conflit impliquant Taiwan.

La Russie constitue un cobaye idéal aux yeux de la Chine, car elle a peu de marge de manœuvre du fait de la dépendance d’une part croissante de son commerce international à l’égard de la Chine. Le recours au RMB est une nécessité pour la Russie, car elle est largement coupée des circuits de paiement en dollars ou en euros du fait des sanctions dont elle est la cible. Son commerce avec la Chine présentant un excédent, c’est la Russie qui accumule des RMB et la Chine n’a pas à se préoccuper de l’accumulation de roubles. Le commerce sino-russe sera donc sans doute bientôt intégralement financé en RMB (surtout) ou en roubles. Cela ne suffira évidemment pas pour que le RMB détrône le dollar (le commerce sino-russe n’est qu’une petite fraction du commerce international), mais c’est un pas dans la bonne direction du point de vue chinois, et un précédent dont la Chine souhaite que d’autres pays (notamment exportateurs de pétrole) s’inspirent.

Le passage au RMB ne règle cependant pas tous les problèmes liés aux sanctions, car la majorité des paiements internationaux en RMB (avec la Russie ou d’autres) continue à impliquer SWIFT. Une transaction, pour être effectuée, fait appel à différentes couches d’infrastructure financière : une couche comprenant les tuyaux (ou comptes) pour la partie "règlement", mais également une couche langagière. Celle-ci génère des messages permettant l’échange des informations nécessaires à la réalisation des transactions entre les parties concernées, qui peuvent être nombreuses (l’acheteur, sa banque, la banque correspondante, la banque du vendeur, etc.). Ces messages doivent être rédigés de manière très précise et très normalisée, afin de permettre d’atteindre le plus haut degré d’automatisation, de traçabilité (notamment pour répondre aux demandes des régulateurs en matière de fraude ou de blanchiment) et de fiabilité. SWIFT a une longue expérience dans ce domaine, est capable de traiter la plupart des devises, et n’a pas de réel concurrent à l’échelle mondiale. CIPS, le système développé par la Chine, a l’ambition de traiter l’ensemble de la chaîne des transactions (règlement et messages) mais le développement de la capacité "messages" est complexe et prend du temps, de sorte que même après l’introduction de CIPS, la majorité des transactions a continué à être traitée par une combinaison de CIPS (pour la partie règlement) et de SWIFT pour la partie messages. La Chine avait d’ailleurs bien pris la précaution, au moment du lancement de CIPS, d’insister sur le fait que celui-ci était compatible avec SWIFT, et SWIFT avait accepté de jouer le jeu de l’interconnexion avec CIPS.

Le problème, vu de Chine, est que SWIFT ne peut pas être considéré comme neutre : bien qu’étant une entité de droit belge dans laquelle les intérêts états-uniens ne sont pas majoritaires, SWIFT s’aligne souvent (par choix ou par nécessité) sur les positions états-uniennes ou européennes, comme le montre la décision récente de couper l’accès à ses services à certaines banques russes. SWIFT n’est pas non plus en mesure de s’opposer à des demandes d’informations formulées par les autorités américaines portant sur des transactions en dollars. Ceci explique la grande prudence dont ont fait preuve les banques chinoises afin de ne pas franchir une ligne rouge qui déclencherait des sanctions, dont elles savent qu’elles peuvent avoir des conséquences très lourdes (amendes ou retrait de licence américaine) pour une banque active internationalement.

Dans le cas de sanctions primaires, une banque chinoise qui interviendrait dans le financement d’une vente russe vers la Chine s’expose bien entendu à des sanctions américaines si la monnaie utilisée est le dollar (modulo les quelques exemptions qui existent encore pour une période sans doute limitée). Passer par le RMB peut atténuer ces risques, mais ne protégerait pas entièrement les entités chinoises impliquées, dans l’hypothèse où les Etats-Unis décideraient de sanctions dites secondaires, c’est-à-dire frappant non seulement les infractions directes aux sanctions, mais aussi tout acte contournant les sanctions : le recours, même partiel, à SWIFT rendrait extrêmement probable la détection par les autorités américaines de transactions non conformes. Il est donc important pour la Chine de convaincre le plus de contreparties possible non seulement d’accepter d’utiliser le RMB, mais aussi de faire exécuter les transactions intégralement par CIPS - et non par une combinaison de CIPS et de SWIFT comme c’est le cas actuellement. C’est pour cette raison que le développement de la partie langagière de CIPS est une priorité pour la Chine, car elle lui permet de réduire les risques liés aux sanctions, sans toutefois les éliminer complètement. CIPS, contrairement à SWIFT, ne publie pas d'informations détaillées sur le nombre et le volume de transactions traitées. S’il est impossible de déterminer à quel point les efforts chinois pour promouvoir CIPS ont été couronnés de succès, on sait néanmoins que le nombre et le volume des transactions progressent et que le nombre de banques participantes augmente rapidement : de 1 162 en 2021 à 1 427 en 2022 (contre environ 11 000 pour SWIFT).

L’adoption du RMB est également facilitée par le contexte économique et géopolitique. Avec la hausse des taux d’intérêt en dollar, celui-ci est devenu plus rare et plus cher, et certains pays peuvent être tentés de recourir à d’autres devises pour financer leurs importations afin d’alléger la pression sur leurs ressources en dollar. Cela joue sans doute dans le cas de l’Argentine par exemple. La Chine étant le premier partenaire commercial de plus de 100 pays dans le monde, il est aussi logique que des pays qui voient la part de leurs importations libellées en RMB augmenter souhaitent avoir une part aussi croissante de leurs réserves en RMB, ne serait-ce que pour se protéger du risque de variation des cours de change. Ce n’est ainsi pas par hasard que le montant des réserves d’un pays soit souvent mesuré par le nombre de mois d’importations que ces réserves couvrent. Par ailleurs, l’utilisation de plus en plus fréquente par les États-Unis de l’arme des sanctions financières, avec pour dernière cible la Russie, inquiète au-delà de la Chine ; c’est cette même inquiétude qui incite de nombreux pays à se tourner vers le RMB dans leur commerce avec cette dernière. À court terme, on peut donc même raisonnablement s’attendre à ce que certains des pays qui, contrairement à la Russie, n’y sont pas forcés, acceptent d’utiliser le RMB, et que la part du RMB dans les transactions commerciales continue à augmenter.


La place du dollar n’est pas menacée à court terme

Il serait néanmoins prématuré d’en conclure que le RMB s’apprête à devenir une menace réelle pour le dollar.

L’écart entre les deux monnaies reste considérable pour tous les types d’utilisation. Le RMB a certes progressé dans les transactions commerciales, mais ce n’est pas le cas pour l’ensemble des transactions, commerciales comme financières, pour lesquelles la part du RMB est de l’ordre de 2,3 % et stagne depuis plusieurs années. De même, le RMB ne constitue qu’environ 2,5 % des réserves de change des banques centrales à travers le monde. Ces chiffres sont d’ailleurs en retrait par rapport à ceux qui avaient été atteints avant que l’accident de 2015 ne tempère l’enthousiasme chinois pour une libéralisation complète, ce qui invite à modérer l’excitation que suscite l’augmentation récente.

Même pour les transactions commerciales, les transactions traitées par CIPS augmentent, mais CIPS demeure marginal par rapport à SWIFT (les volumes traités par CIPS représentent à peine 0,1 % de ceux de SWIFT). De plus, le RMB n’est utilisé que lorsqu'une des parties à la transaction est chinoise. Le RMB n’est pas encore utilisé pour des transactions entre pays tiers, contrairement au dollar (le cas récent de financement en RMB d‘un projet russe au Bangladesh semble relever plus des contraintes propres à la Russie et liées aux sanctions que d’un désir spontané des parties concernées d’utiliser le RMB). Dans ces conditions, la part de la Chine dans le commerce mondial étant de 13 %, et la part du commerce financé en RMB étant déjà de 4,5 %, les marges de progression existent mais sont limitées, même dans l’hypothèse improbable où l’intégralité du commerce international chinois venait à être financé en RMB. Et même si on en arrive là, il s’agira d’un succès en trompe-l’œil tant que le prix de référence des matières premières continuera à être fixé principalement en dollar : les transactions se règleront bien en RMB, mais les prix en RMB s’ajusteront pour refléter la variation du RMB par rapport au dollar, sauf à créer des opportunités d’arbitrage dont profiteraient immédiatement les traders chinois et internationaux. Nul doute néanmoins que la Chine utilisera tout son poids sur les marchés de matières premières pour essayer d’imposer petit à petit le RMB en tant que monnaie de référence également.

Le frein principal à l’utilisation du RMB comme monnaie de réserve réside bien sûr dans les restrictions qui pèsent encore sur le compte de capital. Pour être utilisée comme une monnaie de réserve, une monnaie doit être considérée comme sans risque, et ses marchés d’actifs doivent être profonds et liquides (comme par exemple le marché des obligations du trésor aux États-Unis), de manière à ce que les détenteurs de cette monnaie puissent placer et retirer les liquidités qu’ils accumulent dans des conditions de rentabilité et de sécurité satisfaisantes.

Ce n’est pas encore le cas du RMB : les investisseurs internationaux peuvent certes désormais investir dans les marchés financiers chinois, mais les procédures restent complexes, la convertibilité n’est pas garantie, et les craintes liées au risque de décisions de politique économique arbitraires et imprévisibles ont été ravivées par les errements de la politique zéro-covid - entre autres. Les autorités chinoises comprennent bien que le RMB ne pourra pas rivaliser avec le dollar dans ces conditions, mais ne sont pas prêtes, comme on l’a vu, à ouvrir grand les portes en libéralisant le compte de capital. À ce stade, leur stratégie reste d’encourager le développement de marchés offshore pour le RMB, en permettant aux détenteurs de RMB de les placer sans être soumis aux aléas propres aux spécificités des marchés et règlements domestiques. À cette fin, elles continuent à améliorer la liquidité des marchés offshore, notamment par le mécanisme des swaps, et à enrichir la palette des produits d’investissement disponibles, notamment à travers des émissions offshore d’obligations en RMB, ou "panda bonds".

L’efficacité de cette stratégie trouve ses limites dans la taille modeste des marchés offshore : le total des dépôts en RMB à Hong Kong, le principal d’entre eux (plus de 70 % des transactions offshore en RMB), ne représente qu’environ 800 milliards RMB, un montant modeste à l’aune des marchés internationaux. Elle peut néanmoins permettre un recours accru au RMB à la fois comme monnaie de transaction et comme monnaie de réserve : elle ne répond certes qu’à une partie des préoccupations des partenaires de la Chine, mais une réponse partielle vaut mieux qu’une absence de réponse. Certains pays n’ont pas le choix, tandis que d’autres s’inquiètent de l’évolution des États-Unis autant ou plus que de celle de la Chine. Pour les indécis, la Chine sait aussi faire miroiter l’attraction de son marché ou jouer du levier que lui procurent les relations de dépendance asymétrique dont elle jouit avec de nombreux pays en matière économique.

L’internationalisation du RMB et, à travers elle, la réduction de la vulnérabilité de la Chine à l’arme des sanctions financières états-uniennes, constituent bel et bien des objectifs importants du régime chinois, qui continuera à la promouvoir avec tous les moyens dont il dispose. L’utilisation du RMB continuera à progresser d’abord et surtout en tant que monnaie de règlement du commerce international, mais aussi en tant que monnaie de réserve. Ces progrès seront néanmoins limités aussi longtemps que la Chine ne sera pas prête à poursuivre la libéralisation des mouvements de capitaux. Le scénario le plus probable pour les prochaines années est donc celui d’une cohabitation entre monnaies, le dollar restant au centre de l’édifice, mais laissant progressivement plus de place à d’autres monnaies, comme cela a déjà été le cas avec l’euro et désormais avec le RMB. La Chine aura au passage établi des canaux de financement de son commerce international qui pourront lui être utiles en cas de sanctions.

 

Copyright Image : FREDERIC J. BROWN / AFP

Cette illustration du 17 mars 2010 à Pékin montre des billets de 100 yuans, ou Renminbi, la plus grosse coupure de la monnaie chinoise.

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