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23/06/2021

Le retour du partenariat transatlantique : pour quoi faire ?

Le retour du partenariat transatlantique : pour quoi faire ?
 Maya Kandel
Auteur
Historienne, chercheuse associée à l’Université Sorbonne Nouvelle Paris 3 (CREW)

Lors du premier déplacement international du Président Joe Biden en Europe, la succession de sommets transatlantiques de juin a montré la volonté de réparer un partenariat affaibli par Trump et de mettre à jour l’alliance transatlantique. Mais pour quoi faire ? Si le socle passé reste solide, la relation transatlantique se cherche toujours un avenir. Les Européens doivent peser sur la réponse : la fenêtre existe mais elle pourrait être courte. Raison de plus pour profiter de cette opportunité ouverte par l’élection de Biden pour faire avancer nos intérêts, y compris de court terme, tout en déterminant la vision commune pour le long terme - si elle existe.

Le narratif

Cette séquence transatlantique intense a d’abord réussi sa mise en scène du resserrement des liens transatlantiques autour d’un président américain qui n’est pas Trump, renouant avec une approche plus classique des deux côtés de l’Atlantique. Cette reprise en main du narratif est cruciale, tout comme le sont ces sommets en forme de baromètre des priorités internationales. La succession de la semaine dernière (G7, OTAN, US-UE, Biden-Poutine) a ainsi illustré, outre une volonté retrouvée de coopération, l’évolution des préoccupations internationales : du terrorisme et des agressions russes dans les années 2010, on est passé avec cette édition 2021 aux "3 C" (ou même 4) : Covid, climat, Chine, et cyber, avec en toile de fond omniprésente l’enjeu de la montée des inégalités et plus largement de la soutenabilité non seulement des politiques économiques mais des sociétés démocratiques. Biden a reconnu aux Européens le mérite d’avoir "gardé la maison" en leur absence, du JCPOA à l’Accord de Paris sur le climat, et a rejoint les initiatives lancées par l’UE notamment sur les vaccins. Il a également précisé sa vision (si ce n’est encore sa stratégie) de politique étrangère, définie par deux préoccupations centrales : la compétition avec la Chine et la régression démocratique mondiale, appelant une approche défensive des démocraties. Vis-à-vis de la Chine en particulier, l’approche Biden se différencie de celle de l’administration Trump en étant plus pragmatique et moins globalisante, avec un rôle central aux côtés de Washington pour les alliés et les partenaires, y compris dans l’élaboration d’une approche commune.

En résumé : le G7 augmenté dans sa participation et ses préoccupations a élargi sa vocation au-delà de l’économie. L’OTAN a fermé la longue page de l’Afghanistan et des interventions militaires massives contre le terrorisme, et projeté une image d’unité retrouvée grâce à la réaffirmation de l’article 5 par Biden, sans pour autant basculer dans une nouvelle guerre froide, preuve que les réticences franco-européennes ont porté. Le retour attendu du sommet États-Unis-Union européenne reflète l’importance des sujets non-militaires, la volonté de mettre de côté, si ce n’est de régler, les irritants commerciaux transatlantiques, et illustre le poids d’une nouvelle génération américaine particulièrement pro-européenne et qui veut faire de l’UE un véritable partenaire, autre signe que l’administration Biden n’est pas une "administration Obama 3". Poutine a tenu le rang de son pays avec une séquence bilatérale, en forme de post-scriptum plutôt que de bouquet final, au grand dam de médias américains qui semblaient nostalgiques des shows "diplomatiques" trumpiens. Signe du succès de cette séquence transatlantique : la Chine a exprimé son vif mécontentement.

Le retour attendu du sommet États-Unis-Union européenne illustre le poids d’une nouvelle génération américaine particulièrement pro-européenne et qui veut faire de l’UE un véritable partenaire.

On ne peut que se réjouir du retour d’une masse critique de pays défendant une approche coopérative des enjeux et défis du 21ème siècle, tout en pointant les déceptions, notamment sur la pandémie (dons de vaccins insuffisants) et le climat (pas de date fixée pour sortir du charbon). On regrettera aussi les insuffisances de la réponse du G7 à la politique étrangère chinoise des "Routes de la soie", tout en appréciant la validation de la proposition de Biden de taxation des multinationales, enjeu décisif pour les budgets européens, et qui montre l’utilité du leadership américain pour surmonter certains désaccords internes (Irlande).

Au rang des rétroactions positives, on soulignera l’apport des Européens à une administration démocrate qui ne veut pas non plus d’une nouvelle guerre froide, notamment en raison du poids de son aile progressiste. Même si elle "embrasse la compétition technologique avec la Chine", ce qui suppose un découplage dans ce domaine, la nouvelle administration démocrate se préoccupe avant tout de ses priorités intérieures et de la régression démocratique mondiale, comme Biden n’a cessé de rappeler dans des propos publics parfois plus révélateurs que les longs communiqués des sommets successifs : les démocraties doivent produire des résultats pour leurs citoyens, autre version de la "politique étrangère pour les classes moyennes" chère au président démocrate. 

Européens et partenaires "indopacifiques" invités au G7 se sont donc accordés sur un diagnostic commun des défis du 21ème siècle ; mais le traitement demeure en débat. 

Le contenu

On a créé beaucoup de commissions et autres conseils sur les thèmes essentiels de coopération et coordination, ce qui peut se lire en positif (on va avancer) ou en négatif (on va enterrer). À ce stade d’installation de l’administration, la reprise en main du narratif était le premier objectif, la substance viendra ensuite - d’où aussi la fenêtre actuelle pour peser sur le contenu, car l’administration Biden est encore jeune, l’installation prend toujours du temps (9 mois en moyenne). Tous les grands dossiers sont encore en phase de "revue" et les documents stratégiques importants paraîtront fin 2021 (la stratégie de sécurité nationale de la Maison-Blanche ainsi que la revue de posture globale engagée par le Pentagone). Le principal résultat pour l’instant est l’ambition affirmée de resserrer les rangs de la part de pays qui voient leurs vulnérabilités augmenter et leurs diplomaties affaiblies face notamment à l’offensive chinoise, montée d’un cran encore en 2020, mais aussi au partenariat toujours plus étroit et complémentaire entre Moscou et Pékin, n’en déplaise à ceux qui le décrivent comme contre-nature ou moribond depuis 20 ans. Sans être alignés, les deux pays sont complémentaires, et savent surtout parfaitement coordonner leurs stratégies internationales à leur avantage, en particulier pour affaiblir et diviser les Européens et la relation transatlantique.

Autre résultat essentiel de ces sommets : la mise à jour transatlantique ne doit pas se faire que par l’OTAN, puisque tous les dossiers ne relèvent pas du militaire. D’où l’importance du sommet US-UE, mais qui ne peut prendre corps et sens qu’en allant de pair avec le développement d’une autonomie et surtout d’une vision de l’UE sur ses outils et sa stratégie pour défendre les intérêts des Européens (Biden, et c’est normal, défend quant à lui les intérêts américains). L’OTAN ne doit pas devenir la seule instance de concertation transatlantique sur les enjeux numériques. Biden doit convaincre les Américains que le partenariat avec l’Europe "vaut encore le coup", y compris "pour les classes moyennes" américaines.

Les Européens doivent éviter que ne s’impose le narratif d’une "nouvelle guerre froide" qui obscurcit davantage qu’il n’offre de guide dans la compétition multiforme qui définit déjà le nouveau siècle. Les démocraties européennes, américaine et indopacifiques partagent des fragilités face à la globalisation de la lutte informationnelle, parce qu’elles sont ouvertes aux manipulations étrangères de leurs opinions (y compris avec des complicités intérieures) ; alors que les régimes autoritaires ont, à l’inverse, fait d’internet et du numérique en général des outils de contrôle de leur population et de déstabilisation de leurs rivaux.  

Autre résultat essentiel de ces sommets : la mise à jour transatlantique ne doit pas se faire que par l’OTAN, puisque tous les dossiers ne relèvent pas du militaire.

Le partenariat transatlantique se joue aussi hors de l’espace euro-atlantique, par la coordination à l’international, à l’image de la Russie et de la Chine qui font cela très efficacement sans être alignées ni même formellement alliées, notamment en intégrant les nouveaux enjeux technologiques et climatiques. Si l’on regarde la loi sur la Chine en discussion au Congrès américain (déjà votée par le Sénat), l’enjeu est de développer les secteurs de pointe, ne pas être dépendant de la Chine sur l’économie de l’avenir (en partie déjà là) - d’où l’accent sur les semi-conducteurs et l’autonomie électronique en général. Il s’agit bien d’une réponse à une stratégie chinoise d’autosuffisance et d’indépendance de l’Occident déjà définie et mise en œuvre depuis plusieurs années. Les conclusions du sommet entre l’UE et les États-Unis officialisent ainsi la création du Conseil pour le commerce et les technologies (intelligence artificielle, chaînes de valeur, métaux rares). Bruxelles et Washington plancheront ensemble sur le déploiement des  "technologies vertes", et prépareront un partenariat sur le rééquilibrage des chaînes de valeurs relatives aux semi-conducteurs. Le document reconnaît enfin "la contribution des initiatives de l’UE en matière de sécurité et de défense" et formalise la possibilité pour Washington de participer aux projets de mobilité militaire à la coopération structurée permanente en matière de défense (PESCO). À Washington maintenant d’abandonner ses réflexes contre le développement de l’industrie de défense européenne.

Enfin, le sommet Biden-Poutine a montré en creux que Biden n’entend pas investir trop de capital politique sur la Russie : le format très "guerre froide" à Genève a ravi Poutine, mais côté américain, il s’agissait surtout d’éviter que Poutine ne "gâche la fête" en provoquant une crise, sa tactique favorite - ce n’est pas un hasard si le sommet a été décidé en avril, alors que des milliers de troupes russes étaient massées à la frontière ukrainienne (en janvier, l’administration américaine n’envisageait pas de sommet bilatéral à si courte échéance). Biden ne déviera pas de ses lignes directrices pour Poutine, d’où l’importance rehaussée de la coordination avec les Européens. C’est ainsi aussi qu’il faut comprendre la position de Biden sur Nord Stream II, contre le Congrès et une partie de son administration : pour un président qui considère les alliés comme les principaux atouts des États-Unis face à des adversaires qui ont des vassaux plutôt que des partenaires, l’Allemagne reste le principal pays à convaincre sur la Chine, parce que c’est le plus gros PIB européen, la principale puissance commerciale de l’UE (l’industrie automobile allemande), et parce que Merkel constitue le principal obstacle à l’adoption d’une stratégie européenne cohérente sur la Chine (on se souvient du CAI, accord d’investissement signé avec la Chine en décembre 2020).

Si Washington entend resserrer les liens avec ses alliés, c’est aussi parce que les États-Unis d’aujourd’hui sont affaiblis par leur polarisation et leurs divisions.

Relativement absente des échanges, la proposition de Biden de sommet des démocraties n’a pas disparu mais se cherche encore. Les réticences française et japonaise, entre autres, face à l’idée d’une "alliance des démocraties" (un G7 transformé en D10) ont porté. Mais surtout, il ne faut pas sous-estimer l’impact du 6 janvier, dont il a d’ailleurs souvent été question en marge des sommets dans les échanges de Biden avec la presse : "je n’aurais jamais imaginé voir cela de mon vivant, que des gens attaquent le Capitole… chaque génération doit se battre pour la démocratie et la liberté".

Si Washington entend resserrer les liens avec ses alliés, c’est aussi parce que les États-Unis d’aujourd’hui sont affaiblis par leur polarisation et leurs divisions, qui déstabilisent leur politique étrangère d’une administration à l’autre, et donc leur fiabilité et leur crédibilité internationale. Les journalistes de tous pays n’ont pas manqué de le souligner, en rappelant un contexte intérieur américain où plus de la moitié des électeurs républicains remettent en question la victoire de Biden et valident la violence "pour défendre leurs valeurs et leur mode de vie". Ce prisme intérieur sur le sommet des démocraties éclaire son angle avant tout défensif, qui explique aussi le soutien politique intérieur dont bénéficie Biden sur ce sujet, y compris par les progressistes. Il appelle aussi à une mise à jour de nos grilles de lecture : on est loin de la promotion de la démocratie de l’ère Bush.

L'alliance transatlantique au 20ème siècle c'était l'OTAN et le commerce, celle du 21ème siècle se jouera autour du numérique et du climat. Les prochains mois seront clés : il existe une fenêtre d’opportunité avec Biden jusqu’en janvier 2025 sur la politique étrangère (même si le retour d’un Congrès républicain est possible dès 2023). Les Européens doivent aussi mettre à jour leur analyse des États-Unis et leur vision du partenariat transatlantique, en communiquant à Washington leurs déceptions, leurs attentes - et surtout leurs propositions. Cela exige une clarification de la vision européenne ainsi que des processus de décision et d’action extérieure de l’UE : quel type de puissance voulons-nous être dans le monde, pour faire quoi, et avec qui ? Le chantier est lancé, le vrai travail doit commencer (mais vite).

 

 

Copyright : KENZO TRIBOUILLARD / AFP

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