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25/10/2019

Un agenda numérique pour l’Europe

Un agenda numérique pour l’Europe
 Gilles Babinet
Auteur
Ancien conseiller sur les questions numériques

"Le président de la République a transmis à Ursula von der Leyen, présidente élue de la Commission européenne, sa proposition de nommer Thierry Breton comme membre de la Commission européenne", annonçait jeudi 24 novembre l’Elysée. Le portefeuille du nouveau Commissaire resterait inchangé, incluant la politique industrielle, le renforcement du marché intérieur et le numérique. Gilles Babinet, conseiller numérique de l’Institut Montaigne, analyse ici ce que pourrait être un agenda numérique européen fort.


L’environnement, un modèle économique plus inclusif et l'émergence numérique représentent des points centraux du programme de Madame von der Leyen. Si ces propositions commencent dès à présent à faire travailler les Directions générales de la Commission, de nombreuses options restent sur la table quant aux modalités d’application de ces intentions. Quel pourrait être, dans le numérique, un agenda idéal, au moins sur ces trois points ?

Le numérique pour une Europe de l’environnement

À l’égard de l’environnement, il y a évidemment beaucoup à faire. L’Europe de l’énergie, par exemple, n’est en aucun cas satisfaisante. Si la volonté de favoriser une logique de concurrence peut être saluée dans de nombreux domaines, dans celui-ci, les conséquences ne sont pas loin d’être désastreuses, d’autant que ce marché est fortement dompté par des logiques de prétendues transitions écologiques rendant plus complexe encore l’équation.

S’il n’est pas possible de revenir sur l’ensemble des principes de ces politiques, celles-ci pourraient être grandement améliorées par la mise en œuvre de normalisation des systèmes d’échanges de données des réseaux d’énergie, aujourd’hui composés de standards hétéroclites. Qu’il s’agisse d’arbitrages entre plaques (ou grids) énergétiques d’ampleur régionales ou locales, ce travail de normalisation reste à faire et serait d’un apport important à la transition du réseau vers des systèmes massivement dépendants du vent et du soleil, et de ce fait beaucoup plus aléatoires. Cette normalisation aiderait aussi à maintenir la stabilité du réseau, tout en permettant d’intégrer de nouvelles formes d’acteurs, au premier lieu desquels les véhicules électriques, tout comme des dispositifs "d’offset" permettant de déconnecter certains équipements lors des pics de consommation quotidiens.

Qu’il s’agisse d’arbitrages entre plaques (ou grids) énergétiques d’ampleur régionales ou locales, ce travail de normalisation reste à faire et serait d’un apport important à la transition du réseau.

Il serait particulièrement efficace de favoriser la mutualisation des données utiles à la rénovation énergétique. Cela permettrait de créer des environnements propices aux intelligences artificielles de type apprenantes et permettrait probablement d'accroître l’efficacité des montants investis. En effet, les bâtiments à isoler sont généralement anciens, aux techniques de construction hétérogènes. Les solutions efficaces se démarquent fortement les unes des autres. De surcroît, les prestataires ont également des spécialisations très variées et peu standardisées. Cette complexité serait particulièrement propice à l’utilisation de systèmes experts à base d’intelligence artificielle. Cela nécessite de créer un contexte réglementaire facilitant l’accès aux données permettant de mettre en œuvre ces services.

Ce sujet en apparence anecdotique ne l’est pourtant pas. À l’échelle de la France, l’enjeu de la transition écologique est largement de nature économique ; on estime le coût de la rénovation de l’ensemble des bâtiments vétustes à environ une centaine de milliards d’euros (soit le milieu d’une fourchette large, de l’ordre de 65 à 140 milliards d’euros), sans parler de l’amélioration mécanique de la balance des échanges dès que le pays réduit ses importations énergétiques. Il est également social, en permettant aux foyers à revenus modestes de réduire leurs dépenses hivernales et ainsi d’améliorer leur niveau de vie. Il est enfin environnemental, la vaste majorité des systèmes de chauffage étant à base d’énergie carbonée, participant à faire de l’habitat la deuxième source des émissions carbone. À l’échelle européenne, on conçoit que ce sujet développe une portée démultipliée sur ces trois points, en faisant un enjeu politique d’importance.

Si Madame von der Leyen souhaite explicitement développer l’économie circulaire, la réussite de ce souhait devra nécessairement passer par l’émergence d’une nouvelle génération de systèmes d’information, intégrés à une échelle et à un niveau de détails jamais encore observée. Cela passera par des systèmes de traçabilité de chacune des composantes agri-agro, domaine dans lequel la France - et dans une certaine mesure l’Europe - a déjà pris une avance certaine. Cette avance peut être amplifiée de sorte à s’étendre à l’ensemble des petits producteurs, facilitant ainsi l’émergence d’une consommation de proximité compétitive. Ceci passe par la sensibilisation et la formation des acteurs, notamment de petite taille, par une normalisation des données échangées, et par un recours progressif à l’usage de plateformes numériques de facture moderne.

Un modèle économique plus inclusif

À l’égard du modèle économique européen, les intentions de la Présidente les plus explicites concernent en premier lieu l’accès au capital des petites entreprises, et donc des startups, qu’elle souhaite fortement renforcer. En effet, même si les progrès sont notables à cet égard, particulièrement en France, il reste beaucoup de chemin à parcourir avant de parvenir au niveau des meilleurs (dont les Etats-Unis) en nombre de créations d’entreprises innovantes par habitant. L’accès au capital est essentiel à l’émergence d’un vivier suffisant de startups parmi lesquelles une poignée deviendront grandes et créeront les emplois de demain.

La nouvelle Présidente de la Commission souhaite également réguler les droits sociaux liés aux travailleurs des plateformes, ces petites mains qui viennent par exemple vous livrer votre repas commandé sur Internet. Si ces plateformes ont indéniablement la capacité de créer une première forme d’accès à l’emploi, tout laisse à croire que ce sont également des cul-de-sac en termes de mobilité sociale. Or, la nature même de ces emplois empêche ceux qui en bénéficient de se liguer pour exiger de meilleures conditions de travail et de meilleurs droits. Le fait que ce sujet soit une préoccupation de la Commission est un signal encourageant. Curieusement, la présidente ne semble pas avoir repris à son compte une plus grande portabilité des droits sociaux au travers de l’Europe. À l’heure des API et des plate-formes numériques, on pourrait imaginer qu’il s’agit d’une ambition raisonnable que de rendre ces droits liquides, c’est-à-dire totalement transférables en quelques clics d’un pays, d’un organisme à un autre.

L’émergence numérique : cinq leviers pour une industrie numérique forte dans l’espace européen

En ce qui concerne l’émergence numérique de l’espace européen, nul n’ignore le retard préoccupant qui a été pris. L’agenda de Lisbonne n’a non seulement que trop partiellement été mis en oeuvre, mais les Etats membres ont neutralisé des décennies durant la possibilité qu’apparaissent des politiques industrielles et numériques européennes permettant de répondre aux investissements massifs que les Etats-Unis puis la Chine ont mis en place pour prendre un leadership dans l’économie numérique. De fait, Chinois et Américains récoltent aujourd’hui les fruits d’initiatives lancées des décennies auparavant, en coordonnant tout aussi bien le monde de la recherche, la fiscalité appliquée aux capitaux dédiés à l’innovation, les investissements militaires dans la technologie, le système éducatif, la simplification réglementaire et législative liée à ces domaines ainsi que la défense de standards technologiques leur donnant un avantage industriel.

Pourtant, au risque de froisser nombre d'esprits déclinistes, l’Europe pourrait, en raison de son exceptionnel capital, parfaitement rattraper son retard en mettant en place un agenda en cinq points, dont nombre sont déjà partiellement couverts par les intentions de candidature de Mme von der Leyen.

S’il est impossible de prédire ce que pourrait être la politique du futur Commissaire Breton, ses déclarations antérieures vont généralement dans le sens d’un plus grand activisme industriel à l’échelle de l’Europe.

Des capitaux dédiés à l’innovation numérique (1/5)

Les chiffres parlent d’eux-mêmes. En comptabilisant le Royaume-Uni, les investissements réalisés en capital risque à l’échelle du continent sont de l’ordre de 22 milliards de dollars en 2018, à comparer à 130 milliards pour les USA et 85 milliards pour la Chine. Même si ces investissements sont à prendre avec réserve dans la mesure où des effets de bulles (WeWork, Uber…) ne sont pas à exclure, ils symptomatisent frontalement le retard européen. Il est indispensable de renforcer les capacités du Fonds européen d’investissement, la structure européenne dédiée au capital risque. Ceci d’autant plus qu’il est à présent incontestable que la Banque publique d’investissement française et nombre de ses homologues ont désormais démontré qu’elles pouvaient intervenir, aux côtés des acteurs privés, sans pour autant déstabiliser les marchés ni commettre d’erreurs de jugement au détriment du contribuable.

Une politique de souveraineté industrielle et numérique (2/5)

L’Europe détient encore aujourd’hui 41 % de parts de marché dans les technologies d’infrastructure télécom, c’est-à-dire loin devant Huawei, avec 28 %. Pourtant, cette caractéristique n’est que peu connue et, jusqu’il y a peu, il n’existait presque aucune volonté de défendre ce secteur tant son importance stratégique n’était que faiblement perçue. Les scandales des affaires Snowden (2013), puis Cambridge Analytica (2018), nous ont péniblement sorti d’une forme de léthargie et d’incapacité à passer à l’action. Si le principe de la concurrence est évidemment important et à préserver, il est également important que l’Europe puisse mettre en place des politiques préférentielles pour ses acteurs indigènes, en établissant des clauses d’origine dans certains de ses réseaux d’infrastructures numériques, et en dénonçant des accords de type Cloud Act, qui ne trouvent que difficilement justification auprès des citoyens européens.

La critique souvent faite qu’il s’agirait de pratiques dignes d’Etats autoritaires ne respectant pas les logiques de marché fait long feu lorsque l’on constate qu’au travers de quelques entreprises, les Etats américains et Chinois n’ont fait rien d’autre, et cela depuis maintenant des décennies (nombre de grandes entreprises américaines, spécialisées dans les microprocesseurs dédiés aux télécommunications ou œuvrant dans les systèmes d’information pour les réseaux d’énergie, ne sont rien moins que des plateformes permettant de faciliter l’expansion des normes américaines avec la bénédiction et le soutien des USA. On ferait si nécessaire le même type de constat à l’égard de la Chine).

L’Europe aurait probablement connu un sort fort différent si ses Etats membres avaient été disposés à développer des politiques parfois plus interventionnistes et avant tout plus coordonnées.

Cette logique comprendrait évidemment une capacité à créer une nouvelle doctrine antitrust qui mettrait notamment les enjeux de données comme axe prioritaire. Cela permettrait de limiter les acquisitions (de startups comme de grandes entreprises) par les groupes déjà en position de force, et que l’ajout de services complémentaires rendrait presque invincibles, comme on le voit par exemple avec les acquisitions de Whatsapp et d’Instagram par Facebook. Pour l’instant, l’approche de Margrethe Vestager a été essentiellement tournée vers les abus les plus évidents, généralement des pratiques à large échelle. Ceci est dû au fait que détecter l’accord qui se révèlera stratégique ou l’acquisition pour sceller une domination sans entrave est beaucoup plus difficile et nécessite une capacité d’analyse que les docteurs en droit de la concurrence ne peuvent raisonnablement pas avoir ; c’est donc aussi une nouvelle approche méthodologique dont l’antitrust européen doit se munir.

Des compétences numériques (3/5)

Au sein du classement Time Higher Education, il est stupéfiant d’observer que, malgré la qualité de son système éducatif, l’Europe ne compte que deux établissements d’enseignement supérieur positionnés dans le top 50 en sciences du numérique (computer sciences) - hors Royaume Uni qui en compte 6 -, là où la Chine en compte 5 et les USA 36. Au rythme actuel, le déficit en compétences numériques d’ici 2025 s’exprime en demi-millions d’individus, pénalisant lourdement un potentiel d’emplois et de croissance qui aurait pourtant été à notre portée. Ici également, un investissement universitaire et une normalisation des compétences afin de faciliter la mobilité européenne du capital humain semble avisé. Pour l’instant, les avant-projets disponibles à la Commission ne sont pas très explicites sur ce point, si ce n’est dans l’idée d'accroître le programme Erasmus vers les compétences digitales.

Des clusters de taille critique (4/5)

Cette politique d’enseignement supérieur et de recherche devrait veiller à ce qu’apparaissent des clusters en quelques endroits déjà reconnus pour leurs expertises thématiques. Ces clusters sont systématiquement présents dans les zones les plus avancées de la révolution numérique.

Ceux-ci doivent être de taille suffisante pour prétendre à un niveau d’expertise de classe mondiale et permettre une hybridation efficace entre milieux universitaires et de recherche, grandes entreprises et startups. Il pourrait également en découler une stratégie d’incubateurs, ceux-ci, lorsqu’ils sont convenablement gouvernés, ayant démontré leur efficacité pour accélérer le développement des startups qu’ils abritent.

Des investissements dans la défense de demain (5/5)

Dans un contexte international de plus en plus illisible, la mise en œuvre d’une défense européenne, souvent rayée par les europhobes, apparaît chaque jour davantage comme une évidence. Celle-ci devrait nécessairement comprendre un large volet cyber, un domaine dans lequel une initiative à l’échelle de l'espace européen peut donner une grande efficacité des investissements de recherche comme des moyens opérationnels, en cyber-défense comme en cyber-offense. C’est dans ce contexte que pourrait émerger l’idée d’une DARPA européenne, souvent défendue par le Président français : une forme d’agence de l’innovation de rupture dotée d’une gouvernance indépendante et de grande qualité pour traiter de sujets ambitieux, comme le fait la DARPA américaine originelle, qui a simplement inventé l’Internet moderne et donné un coup d'accélérateur déterminant aux véhicules autonomes ou encore aux robots humanoïdes.

Bien entendu, ces mesures ne sont pas exhaustives et nombre de sujets pourraient être traités : l’accueil, la formation et l’intégration des migrants pourraient être repensés dans une logique contemporaine ; la modernisation de la fonction publique, dont les dépenses représentent une part substantielle du PIB de l’espace européen. Cela aurait mécaniquement un fort effet d'entraînement sur l’écosystème numérique (voir l’étude Digital identification: A key to inclusive growthde McKinsey) ; le développement d’un système énergétique décarboné pourrait également faire émerger des filières numériques dédiées à fort niveau de valeur ajoutée, et ainsi de suite. Il n’en reste pas moins que s’il faut évidemment encourager l’entrepreneuriat et la logique de marché, il convient également de s’affranchir de ces postures idéologiques qui consistent à penser que l’intervention est à éviter à tout prix.L’Europe aurait probablement connu un sort fort différent si ses Etats membres avaient été disposés à développer des politiques parfois plus interventionnistes et avant tout plus coordonnées.

 

Copyright : JACQUES DEMARTHON / AFP

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