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08/01/2020

Technologies de l’information : la décennie dystopique

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Technologies de l’information : la décennie dystopique
 Gilles Babinet
Auteur
Ancien conseiller sur les questions numériques

Rarement, au cours de l’ensemble de l'ère industrielle, la technologie aura pris des contours aussi inquiétants que durant la décennie écoulée. Si, en 2011, l’esprit de la liberté semblait toujours flotter sur l’Internet alors que les réseaux sociaux enclenchaient largement le Printemps arabe, le début de la décennie voyait aussi de nombreuses personnalités appeler à ce que soit réduite la collaboration entre les grandes plateformes et le système militaire américain. Ces voix resteront marginales jusqu’au 5 juin 2013, date à laquelle le Guardian publiera le premier article de ce qui deviendra l’affaire Snowden : la défection d’un analyste de la National Security Agency (NSA), et sa révélation d’un scandale planétaire. Le monde découvrira avec stupéfaction à quel point la NSA espionnait non seulement des millions de ressortissants de pays étrangers, mais également ceux issus de pays alliés, ainsi que les acteurs américains.

Quelques années plus tard, ce seront les scandales liés à Cambridge Analytica (dont on ne finit pas de découvrir l’étendue) qui démontrèrent la fragilité des démocraties face aux biais numériques. Et en 2019, la décennie se termine sur la révélation de détails sur la nature dictatoriale de l’Internet chinois : Social Rating, FireWall national, espionnage généralisé dont l’une des conséquences sera l’internement de millions de Ouïghours aux "opinions déviants", selon l'expression même utilisée par le pouvoir central. Et il ne s’agit là que de quelques événements symptomatiques des dérives les plus visibles de la décennie.

La technologie donc, plus que jamais, orienterait la nature du monde. Et force est d’admettre que les années 2010 expriment cette orientation d’une façon radicalement opposée à celle du monde pacifique et légèrement libertaire qu'avaient imaginé les pères fondateurs de l'Internet. Ceux-ci promouvaient l’Internet pour contrer les pouvoirs militaires qu’ils estimaient trop centralisés et homogènes.

Stratégies gouvernementales : surveillance de masse et contrôle

Force est d’admettre que les années 2010 expriment cette orientation [de la technologie] d’une façon radicalement opposée à celle du monde pacifique et légèrement libertaire qu'avaient imaginé les pères fondateurs de l'Internet.

L'hypothèse d'une inversion de la courbe dystopique reste dans l’immédiat peu probable : les technologies chinoises, plus ambiguës qu’aucune autre par leur absence de transparence et leur possibilité de contrôle citoyen, sont en train de se répandre à grande vitesse. Cela, tout aussi bien au travers de l’immense projet de route de la soie (la stratégie One Belt, One Road, ou OBOR), de normes technologiques plus souples que celles en vigueur dans le monde occidental, ou encore via la place de marché Alibaba, dont la puissance de distribution se confirme chaque jour. De l’autre côté de l’Atlantique, l’écosystème californien de l’innovation et de la technologie semble désormais plus faire confiance au Pentagone qu’à l’administration Trump - ce qui est en soi une bonne façon de résumer l’état de déliquescence du débat sur le sujet des libertés technologiques.

"La Fin de l’Histoire" technologique, au sens Fukuyamien, peut-elle être définitivement conclue en une posture totalitaire ? Si nous n’en sommes pas là, il n’en reste pas moins que les affaires de la NSA, plus que le social rating chinois, nous ramènent à cette affirmation de Thucydide : "tout homme [ou organisation] est destiné à aller jusqu'au bout de son pouvoir". Dans la mesure où ce pouvoir est potentiellement très élevé, il convient d’être particulièrement attentif. À cet égard, la lecture de l’ouvrage Mémoires vives d'Edward Snowden est glaçante tant le livre montre combien les contre-pouvoirs institutionnels américains n’ont que peu d'effet face à la volonté orwelienne de la NSA (à noter que le budget annuel de la NSA est de 47 milliards de dollars - celui de la défense nationale française étant de 35,9 milliards d’euros dans le PLF 2019 - majoritairement  investis sur des thèmes technologiques). Pour compléter cela, on rappellera que l’un des plus importants contrats de l’histoire des technologies de l’information a été passé par le Pentagone à Microsoft (à qui il attribue un contrat de 10 milliards de dollars). Étant donnée la taille de cette commande, nombreux sont les analystes qui font observer qu’elle a probablement pour but le développement de nouvelles technologies de renseignement de masse.

Des bénéfices sociaux encore trop peu visibles

Sur la champ de l’impact social de l’innovation, on ne perçoit toujours pas bien l’autre versant de la vallée schumpétérienne qui, après une phase de descente et d’innovation destructrice, permettrait de générer des externalités sociales en masse. Si la révolution technologique a permis à un petit nombre de s’enrichir immensément, elle n’est finalement pas créatrice d’emplois qualitatifs de masse, et n’a pas non plus démontré sa capacité à résoudre les grands enjeux de notre planète - environnement, santé et éducation - bien que sur ces plans, les jeux sont loin d’être faits.

Aujourd’hui, c'est en faisant ce constat que de nombreux codeurs, data scientists et experts en intelligence artificielle sont passés de technophiles à technophobes (c’est à dire qu’ils ne voient plus dans les startups, ou dans l’interconnexion de l’humanité, un progrès quelconque). Certains vont même jusqu'à ne travailler que sur la création de dispositifs qui permettraient de nous isoler et nous défendre de la technologie, plutôt que de nous en rapprocher. Ce serait se méprendre que de croire que ce principe de pré-insurrection anti-technologique serait limité à une petite élite : des manifestants Hongkongais aux salariés de Google, en passant par ceux de Facebook et sans omettre les travailleurs des plateformes, tous envisagent ou ont même initié une forme de lutte ouverte contre la technologie, lutte qui deviendrait bientôt inévitable si cette nouvelle décennie devait confirmer le sens dystopique des technologies de l’information.

Si la révolution technologique a permis à un petit nombre de s’enrichir immensément, elle n’est finalement pas créatrice d’emplois qualitatifs de masse, et n’a pas non plus démontré sa capacité à résoudre les grands enjeux de notre planète

Plan B

L’hypothèse d’un autre futur reste cependant sur la table ; elle est même si évidente que c’en est décourageant de ne pas voir l’Europe en faire un thème politique central. Si ses représentants sont prompts à revendiquer leur attachement à l’humanisme européen, ils sont trop souvent incapables de formuler ce que cela peut signifier pour l’Europe du XXIe siècle. Ainsi, le désamour qu’inspire l'Europe est aussi né de son incapacité à proposer un projet politique qui soit inspirant et de nature à souder les citoyens européens.

La révolution numérique représente une opportunité sans pareil de créer une Europe différente, où les technologies seraient utilisées pour et par les citoyens et aideraient à traiter les grands enjeux du siècle - sociaux et en particulier environnementaux. Une Europe aussi où les institutions et les entreprises n’abuseraient pas du potentiel des technologies mais les développeraient dans l’esprit du respect d'un bien commun. Cela ne pourrait passer que par une articulation audacieuse entre régulation et institutions publiques (largement à repenser) d’une part, et innovateurs d’autres part.

L’Europe face à ses limites

Pour l’Europe, ce pas de deux s’est montré particulièrement difficile à exécuter : l’absence de vrai budget "fédéral" intégrant les enjeux militaires et de recherche a considérablement limité les possibilités d’investissement de long terme. En parallèle, le RGPD se révèle, avec le temps, limité quant à ses capacités de permettre aux citoyens de se réapproprier leurs données (sur ce sujet, voir l’étude de François Godement pour l’Institut Montaigne, Données personnelles : comment gagner la bataille). Surtout, il s’avère être un parcours du combattant pour les petites et moyennes entreprises aux faibles capacités juridiques. Pourtant, c’est dans la libération du potentiel des innovateurs que se trouve une clé importante de notre futur ; une libération d’autant plus complexe à gérer qu’elle devrait s’effectuer dans un cadre évitant les travers constatés dans d’autres régions du monde.

L’Europe s’est aussi rendue prisonnière des règles de conformité financière qu’elle impose aux États-membres comme au système financier. Or, dans les périodes d’accélération de l’histoire, l’investissement est une nécessité pour ne pas en sortir - ce qu’ont bien compris Américains et Chinois. Comme l’exprimait récemment Emmanuel Macron, on peut se demander si notre orthodoxie financière n’a finalement pas pour conséquence ultime que de participer au financement des déficits américains. Le coût de fonctionnement des institutions publiques françaises est également une barrière qu’il faudra nécessairement dépasser.

La décennie 2020 sera-t-elle donc dystopique ou utopique en ce qui concerne la technologie ? Pour l’instant, il est difficile de parier sur un renversement utopique, mais comme l’observait feu Michel Serres, "le propre de l’histoire est d’être plus fait de rupture que de continuité".

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