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13/04/2018

Quelle diplomatie européenne vis-à-vis de la Turquie ? L’analyse d’Ariane Bonzon

Quelle diplomatie européenne vis-à-vis de la Turquie ? L’analyse d’Ariane Bonzon
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Auteur
Institut Montaigne

Les relations entre l’Union européenne et la Turquie n’ont cessé de se dégrader depuis l’accentuation de la dérive autoritaire prise par le président turc en juillet 2016, à la suite de la tentative de coup d’Etat, puis de l’offensive militaire turque sur la région syrienne d’Afrin en début d’année. Alors qu’un sommet organisé fin mars pour renouer le dialogue s’est soldé par un énième échec, que peut faire l’Union face à ce voisin de plus en plus distant ? Quelles sont les raisons de la politique turque ? La journaliste et essayiste Ariane Bonzon, qui a collaboré avec l’ex-Premier ministre Michel Rocard sur ce dossier au milieu des années 2000, nous apporte son éclairage. 

Après le résultat mitigé du sommet de Varna fin mars, peut-on encore envisager une remise en marche du dialogue turco-européen ? Pourquoi la Turquie campe-t-elle indéfiniment sur sa position "l'adhésion ou rien" ? 

Entre la Turquie et l’Union européenne, la perdante sera la première à rompre le dialogue. Recep Tayyip Erdogan l’a parfaitement compris. Il dénonce auprès de son opinion publique une Europe hypocrite, sans parole et sans valeur, dont la Turquie aurait été victime. Tout en se montrant comme un dirigeant fort, il capitalise sur cette rhétorique qu’il arbore notamment en période électorale. Cette tactique est d’autant plus fructueuse que l’anti-occidentalisme, et surtout l’anti-américanisme, est très fort en Turquie, et traverse les partis politiques. Une large majorité du spectre (nationalistes de gauche comme de droite) partage cet anti-américanisme, qui a été renforcé par l’intervention en Irak de 2003. Or le sentiment anti-européen est beaucoup moins répandu (l’institution de la CEDH est appréciée, bien au-delà des élites turques, par exemple). Cependant depuis qu’il s’est rapproché du russe Vladimir Poutine, Recep Tayyip Erdogan donne parfois l’impression de vouloir renforcer cet anti-européanisme. 

De son côté, si l’Union européenne rompait le dialogue, elle serait également perdante. Or elle veut éviter la rupture. Le Parlement européen a voté la suspension des négociations mais n’a pas été suivi par la Commission, par exemple. Et puis, Bruxelles n’a pas interrompu le versement des fonds d’aide à l’acquis communautaire (soient plus de 10 milliards votés pour la période 2007-2020) affectés à la Turquie dans le cadre des négociations d’adhésion. Ceci pour garder un canal de dialogue et d’échanges alors que le processus politique est dans un coma avancé. De plus, l’Union européenne cherche à ne pas abandonner le camp des défenseurs des droits de l’Homme en Turquie. En bref, si le dialogue venait à se rompre, l’Union n’aurait plus aucun moyen d’influence sur son voisin turc. La France est stratégiquement liée à la Turquie par d’importants accords sécuritaires et en matière de défense. Toute la difficulté pour la France, sera donc d’articuler le partenariat bilatéral que semble vouloir développer le président Macron - qui ne parle plus d’intégration – avec cette position légèrement schizophrénique (on finance le processus d’intégration en sachant qu’il n’est plus à l’ordre du jour) de l’UE vis-à-vis de la Turquie. 

Quel bilan tirer de l'action diplomatique européenne vis-à-vis de la dérive autoritaire en Turquie ? Faudrait-il opter pour une politique de sanctions économiques au risque de voir un rapprochement avec la Russie ou au contraire laisser entrouverte la porte de l'Union ? 

Il faut repositionner la Turquie dans son contexte, elle n’est pas dans l’Union européenne. Or, au moment où les Européens ont déjà tant de difficultés avec la Hongrie ou la Pologne, au nom de quelle légitimité pourraient-ils imposer des sanctions à un Etat non-membre ?   

Certes, celles-ci ont déjà été utilisées contre la Russie lors de l’annexion de la Crimée, mais, contrairement à Kiev, Damas ne s’est pas tournée vers l’Occident pour dénoncer l’opération menée à Afrin par l’armée turque et la reprise de la ville par les milices réunies au sein de ce qu’il reste de l’Armée syrienne libre. D’autant qu’il apparaît que cette opération s’est faite avec le feu vert de Moscou, allié du régime syrien.   

Ainsi, malgré la demande des Kurdes autonomistes du Parti de l’Union démocratique (PYD) quant à des sanctions à l’encontre de la Turquie sur la Syrie, leur mise en place n’est pas si évidente et nécessite une réflexion incluant l’évolution de la situation sur le théâtre syrien. 

Il serait d’ailleurs intéressant de voir si  la Turquie, sanctionnée, arguerait du fait qu’Israël n’est, elle, pas sous l’effet de sanctions pour sa politique dans les territoires palestiniens, dénonçant ainsi une discrimination vis-à-vis d’un Etat à majorité musulmane. Car Recep Tayyip Erdogan n’a jamais appelé publiquement à sanctionner Israël… alors qu’il n’hésite pas à utiliser la cause palestinienne pour redorer son image.  

En résumé, si l’on peut comprendre l’attrait du levier des sanctions d’un point de vue moral, leur légitimité et leur efficacité politiques restent floues. En revanche, en coulisses, fermer (temporairement) l’accès à des responsables turcs de certaines plateformes économiques et diplomatiques, peu connues du grand public, peut avoir un effet tandis qu’on travaillera à développer l’Union douanière qui est en place depuis 1996 entre la Turquie et l’UE. 

L'Union européenne s'oppose à l'offensive turque en Syrie contre les forces kurdes, mais ne souhaite pas être exclue de la transition politique menée par le processus d'Astana, dont fait partie la Turquie. Comment tenir ces deux objectifs ? 

Le président Emmanuel Macron a très clairement exprimé ses réserves sur le processus d’Astana dans lequel les protagonistes, Russie, Iran, Turquie, seraient engagés en fonction de leur propre agenda plutôt que pour l’avenir de la Syrie. L’Union européenne, comme la France, semble donner l’avantage au processus de Genève, bien qu’il n’aboutisse pas réellement. Mais il est impératif d’évoquer la question kurde, car elle est clé. L’idéal serait sans doute que les différentes parties garantissent aux Kurdes du PYD une zone autonome au nord de la Syrie, sans doute séparée de la Turquie par une zone tampon, et un engagement de la part du PYD et de son cousin, le PKK (en guerre contre Ankara depuis 1984) de respecter une "paix des braves" avec la Turquie. Mais pour des raisons électoralistes, sécuritaires et idéologiques, on voit mal le président Erdogan l’accepter dans les mois qui viennent. 

Les milices kurdes ont aidé la coalition internationale présidée par les Etats-Unis dans la lutte contre Daech, et de façon très courageuse. Mais ne nous trompons pas sur leur stratégie : ces groupes se sont battus pour leurs intérêts et souhaitent avant toute chose appliquer leur projet de "confédéralisme démocratique" dans une zone autonome la plus large possible. Ils n’ont pas combattu Daech pour faire plaisir à l’Union européenne mais parce que c’était aussi une question de survie politique pour eux. N’ayant pas d’“agenda européen”, ils pourraient se tourner in fine vers le plus offrant. Sur ce dossier, l’Union est pour l’instant coincée, sauf à tenter de jouer les médiateurs, ce qu’a proposé, sans succès pour l’instant, le président Macron.  

Risque-t-on de "perdre" définitivement la Turquie comme on a "perdu" la Russie ? Y a-t-il encore un moyen d'empêcher cela ?

Le problème n’est pas tout à fait le même : les Russes ont voulu conserver leur “pré carré” et ont choisi d’aller à l’affrontement. Pour la Turquie les choses sont différentes, il y a d’abord eu la désastreuse séquence de la candidature à l’Union, qui a laissé des traces, puis les tensions vis-à-vis de la lutte contre le PKK, véritable priorité pour la Turquie, qui l’opposent à ses alliés de l’OTAN. 

Mais surtout, tout, ou presque tout, ce que fait aujourd’hui le président Erdogan est en fonction des élections présidentielle et législative de 2019, date à laquelle la nouvelle Constitution (un régime présidentialiste, à l’image de ceux que certains pays d’Amérique latine ont connu dans les années 70) entrera en vigueur. Selon cette nouvelle Constitution, si le président Erdogan n’obtient pas la majorité au Parlement, il perd son pouvoir. L’enjeu est donc de taille. Or, l’incursion militaire sur la région kurde d’Afrin en Syrie et l’alliance d’Erdogan avec le parti ultranationaliste turc (MHP), très anti-kurde, risquent de lui avoir fait perdre les électeurs kurdes (islamistes, chefs de tribus, etc) qui le soutenaient. 

Par ailleurs, l’Union européenne s’est mise sous la coupe de la Turquie à cause de la question des migrants. Elle est pieds et mains liés depuis l’accord de mars 2016. Incapable de dégager une position propre en matière d’intégration, de droit d’asile, de statut commun pour les réfugiés, elle serait bien avisée d’avancer sur une même ligne pour pouvoir parler à la Turquie. Que certains Etats de l’Est refusent cette solidarité, renforce le discours populiste du président turc qui joue sur de velours en dénonçant l’incurie européenne. Sans hésiter à mentir, lorsque par exemple il accuse Bruxelles d’avoir manqué à sa parole quant aux versements des fonds pour les réfugiés et la libération des visas pour les Turcs, supposés convenus par l’accord de 2016. Or ces contreparties étaient liées à des conditions que la Turquie n’a pour l’instant pas respectées.

Les déclarations d’Erdogan vis-à-vis de l’Union européenne et de la France doivent donc être lues sous le prisme électoral, véritable obsession qui dicte son populisme et de la même façon la plupart de ses discours et de ses actions. Ainsi ravive-t-il cette peur du démembrement de la Turquie par les puissances occidentales, qui remonte au traumatisme du Traité de Sèvres après la chute de l’Empire ottoman. Il construit un nouveau récit national, qui s’inscrit dans une continuité historique, celle du nationalisme kémaliste en y ajoutant une bonne dose d’islam et de populisme. Il y a de l’Orban mâtiné de Poutine chez Erdogan. 

Je suis d’ailleurs abasourdie par l’inculture historique de certains de nos responsables européens. Nous évoquions le sommet de Varna, en Bulgarie, où l’Union européenne aurait espéré obtenir quelque chose d’Erdogan. Or c’est à Varna, que l’Empire ottoman a remporté une fameuse bataille, en 1444, contre le roi de Pologne et de Hongrie. Comment vouliez-vous que le président turc, qui n’a de cesse d’inscrire son action dans une lignée néo-ottomane, cède quoi que ce soit aux Européens à Varna alors que cinq siècles plus tôt son « prédécesseur » les y avaient écrasés. 

Cela m’amène à poser la question suivante : face à ce discours islamo-nationaliste qui a sa logique et sa cohérence, quel discours l’Union européenne produit-elle ? Je n’en vois aucun qui fasse vraiment le poids. Ce ne sont pas les délibérations du Conseil de l’Europe qui peuvent servir de narratif démocrate, pouvant être entendu ici et là-bas. En proposant un contre-discours, ni hautain ni agressif, prenant en compte la spécificité de la Turquie, l’Union européenne occupera aussi l’espace à défaut d’améliorer ces relations qui se dégraderont tant qu’Erdogan y trouvera un avantage électoraliste.  
 

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