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27/03/2020

Quand l’Europe fait la différence. Quelques leçons de la crise migratoire

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Quand l’Europe fait la différence. Quelques leçons de la crise migratoire
 Nicolas Bauquet
Auteur
Expert en transformation publique

Au milieu du trou noir informationnel créé par la crise du COVID-19, qui se souvient qu’il y a moins d’un mois, c’est une tout autre crise qui menaçait de disloquer l’Union européenne ? Le 28 février, au lendemain de l’attaque russe à Idlib qui coûta la vie à 36 soldats turcs, Recep Tayyip Erdogan mettait à exécution sa menace "d’ouvrir les portes" de l’Europe aux migrants. L’Europe, traumatisée par la crise des réfugiés de 2015, apparaissait alors bien démunie face au chantage de l’un de ces "néo-autoritaires" qui contrôle désormais son voisinage - et bien peu préparée face à une crise pourtant éminemment prévisible.

Trois semaines plus tard, c’est une autre image qui se dessine, à l’ombre de la crise du COVID-19, mais aussi sur les bases d’un rapport de force stabilisé. Le 17 mars, la visio-conférence organisée entre Macron, Merkel, Johnson et Erdogan marque le redémarrage du dialogue entre l’Europe et la Turquie au plus haut niveau. L’apocalypse migratoire n’a pas eu lieu, et le ministre de l’intérieur turc, Suleyman Soylu, a cessé de tweeter chaque jour le nombre de réfugiés ayant quitté le sol turc. Plus que les 140 000 départs annoncés par Ankara, ce sont sans doute environ 30 000 personnes qui sont aujourd’hui bloquées dans la zone frontalière, prisonnières du jeu des puissances, et de plus en plus vulnérables face à l’avancée du COVID-19.

Plus que les 140 000 départs annoncés par Ankara, ce sont sans doute environ 30 000 personnes qui sont aujourd’hui bloquées dans la zone frontalière, prisonnières du jeu des puissances, et de plus en plus vulnérables face à l’avancée du COVID-19.

Pourquoi Erdogan a-t-il finalement choisi de renoncer à l’épreuve de force, en mettant fin dès le 7 mars aux départs en bateau vers les îles grecques, le vrai maillon faible de la frontière européenne ? Est-ce la conséquence du cessez-le-feu à Idlib conclu deux jours auparavant avec Poutine ? Ou le résultat du faible nombre de candidats au départ parmi les 3,5 millions de Syriens qui ont déjà établi leur vie en Turquie, et souhaitent rester au plus près de leur pays dans l’espoir du retour ? Contrairement à 2015, ce sont surtout des Afghans, des Pakistanais, des Irakiens ou des Iraniens qui se sont précipités dans les bus mis à leur disposition par le pouvoir turc. Comme l’écrit Kadri Gursel, la menace migratoire brandie par Erdogan a aujourd’hui perdu beaucoup de sa valeur.

Mais si cette crise a pu rester limitée, c’est aussi et surtout parce que l’Europe a su imposer un rapport de force, et jouer rapidement et efficacement sur les deux registres des symboles et des moyens - trop souvent disjoints quand il s’agit de l’action extérieure de l’UE. D’abord les symboles : en se rendant ensemble sur le terrain dès le 3 mars, Ursula von der Leyen, présidente de la commission, Charles Michel, président du Conseil, David Sassoli, président du parlement, et Andrej Plenkovic, premier ministre de la Croatie, qui préside le Conseil de l’Union européenne, ont exprimé de la manière la plus claire la solidarité de l’UE avec la Grèce, placée en première ligne de la crise. "Ceux qui cherchent à tester l’unité de l’Europe seront déçus", prévient Ursula von der Leyen. Dès le lendemain, les symboles sont suivis par des actes et des moyens : l’envoi d’un renfort significatif d’agents et de moyens de l’agence Frontex, et une assistance financière substantielle, avec le déblocage immédiat de 350 millions d’euros et la promesse d’un ajout du même montant.

L’Europe a-t-elle perdu son âme en se mobilisant ainsi pour refouler, parfois violemment, des milliers de migrants à qui ont été déniés non seulement le droit d’entrer en Europe, mais aussi d’y entamer des procédures de demande d’asile, suspendues pour un mois par le gouvernement grec ? La commission et sa présidente ont fait un choix politique, celui de considérer que cette crise-là n’était pas d’abord humanitaire, mais géopolitique, fabriquée par une puissance cherchant à déstabiliser le bloc européen. Le procès en naïveté stratégique a trop souvent été fait à l’Europe pour ne pas lui reconnaître le droit de se défendre lorsqu’elle est si visiblement attaquée. Et c’est bien ce choix politique qui a permis de réaffirmer auprès de la Turquie certains principes essentiels, en particulier le fait que l’aide européenne continuerait d’être délivrée directement aux réfugiés syriens installés en Turquie, avec l’aide des ONG, sans intervention du gouvernement.

La vraie faillite morale de l’Europe n’est pas ce qui se joue à la frontière gréco-turque, mais le drame qui continue de se dérouler à Idlib. Une catastrophe humanitaire qui a poussé près d’un million de personnes sur les routes, en plein hiver, sans que l’Europe ne veuille y prêter réellement attention. Si tel était le message essentiel d’Erdogan, il est vital que les Européens l’entendent et y répondent. Les soutiens financiers pour les réfugiés d’Idlib annoncés par Angela Merkel et Emmanuel Macron le 17 mars n’ont de valeur que s’ils annoncent d’autres engagements.

La commission et sa présidente ont fait un choix politique, celui de considérer que cette crise-là n’était pas d’abord humanitaire, mais géopolitique, fabriquée par une puissance cherchant à déstabiliser le bloc européen.

Quelles leçons pour l’autre crise, sanitaire, que nous traversons actuellement, et qui constitue un choc systémique pour la construction européenne ? Que l’Europe peut faire la différence lorsque ses responsables prennent l’initiative, se concertent et surtout osent agir politiquement, et qu’ils sont capables de tout à la fois poser des gestes symboliques et d’allouer de réels moyens. Il est aussi essentiel que l’Europe puisse disposer d’outils spécifiques capables de susciter une réponse plus coordonnée et d’apporter une aide plus directe aux États qui en ont besoin. C’est la seule voie susceptible de compléter, ou, plus sûrement, suppléer à l’imparfaite solidarité des nations, notamment en cas de crise. L’exemple de Frontex démontre que l’UE peut se doter d’instruments efficaces sur des enjeux essentiels. On ne s'étonnera pas dans ce cas que les groupes populistes au parlement européen aient toujours fermement refusé de voter l’augmentation de ses moyens : ils ne redoutent rien tant que cette démonstration d’efficacité. Aux Européens de la faire à nouveau aujourd’hui pour gérer plus solidairement et sortir renforcés de la crise du COVID-19.

 

Copyright : Ozan KOSE / AFP

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