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20/03/2020

Pour l’Europe, l’heure des actes politiques – ou le risque de la désintégration

Pour l’Europe, l’heure des actes politiques –  ou le risque de la désintégration
 Nicolas Bauquet
Auteur
Expert en transformation publique

Neuf années seulement après la crise de l’Euro, l’Union européenne se retrouve à nouveau au bord du précipice. Alors que le continent est aujourd’hui l’épicentre de la crise sanitaire inédite et globale que nous traversons, il est difficile d’anticiper la durée et l’ampleur du choc, et plus encore ses conséquences à long terme sur l’évolution de la construction européenne. Mais personne ne peut exclure aujourd’hui un scénario catastrophe qui se traduirait par une désintégration politique et monétaire du bloc européen - une désintégration monétaire, parce que politique. 

Certes, il y a une décennie, les scénarios noirs ne se sont pas matérialisés, et l’Europe a su, au bord du précipice, trouver les ressources pour se ressaisir et continuer d’avancer. L’épreuve que traverse l’Europe n’est-elle pas elle aussi une opportunité pour faire prendre conscience de l’impérieuse nécessité de mieux se protéger ensemble des crises mondiales qui se succéderont les unes aux autres ? Et aussi pour obtenir cette mutualisation des risques financiers sans laquelle l’euro n’a pas d’avenir ? De fait, on ne peut guère imaginer de crise qui rende à ce point évidente notre communauté de destin, ni qui offre une meilleure occasion de solidarité humanitaire, politique et financière face à un choc exogène d’une telle brutalité. Mais à l’heure où la distanciation sociale s’impose, c’est à une distanciation politique que l’on assiste au cœur de l’Europe, et notamment entre Berlin, Rome et Paris. 

La "bataille des masques" entre Bruxelles, Rome, Berlin et Paris, restera comme le symbole de la faillite de la solidarité européenne envers son membre le plus meurtri.

L’Europe a-t-elle déjà perdu l’Italie ?Après la crise de 2008, puis celle des migrants, le cauchemar du COVID-19, qui a mis la Lombardie à genoux avant de s’étendre au reste du pays, est un nouveau traumatisme qui vient souder la communauté nationale, en même temps qu’elle l’éloigne d’une Europe qui brille par son absence. La "bataille des masques" entre Bruxelles, Rome, Berlin et Paris, restera comme le symbole de la faillite de la solidarité européenne envers son membre le plus meurtri. Le 6 mars, deux jours après que la France et l’Allemagne ont décidé de bloquer toute exportation de matériel de protection, l’appel du ministre de la Santé italien à ses collègues européens présents à Bruxelles pour une réunion extraordinaire s’est heurté à un refus poli.

C’est la tribune de l'ambassadeur italien auprès de UE parue dans Politico le 10 mars qui a poussé Ursula von der Leyen et Thierry Breton à s’emparer du sujet. Il leur fallut plusieurs jours d’intenses pressions, et de menaces de sanctions pour entrave à la libre circulation des biens au sein de l’UE, pour obtenir enfin un déblocage de la situation. L’épisode laissera des traces profondes au-delà des Alpes. En-deçà, il laisse un goût amer, et la triste sensation d’une occasion manquée et qui ne se représentera pas.

Un million de masques allemands sont finalement bien partis en Italie, mais le cœur n’y fut pas, et c’est bien là le problème. Au fond, l’Europe n’a-t-elle pas déjà perdu l’Allemagne ? Lors de son allocution d’hier soir, mercredi 18 mars, Angela Merkel s’est pour la première fois de son mandat adressée directement au peuple allemand à la télévision, pour souligner la gravité de l’épreuve qui attend son pays, et son caractère historique. Elle ne mentionne pas la calvaire italien, et n’y prononce jamais le mot "Europe". Sur Twitter, cet oubli n’a pas manqué d’être relevé, y compris par certains de ses compatriotes, déçus par cette absence de vision européenne de la crise dans le discours de la chancelière. Voilà qui traduit bien, en tous cas, le retrait allemand, cette béance de leadership au cœur de l’Union européenne, qui la laisse éminemment vulnérable. 

En apparence, le contraste est frappant avec l’intervention d’Emmanuel Macron du 12 mars devant les Français, où le président appelle de ses vœux une "réponse européenne" à la crise du COVID-19. Réponse à la crise économique qui s’annonce, d’abord : "Nous, Européens, ne laisserons pas une crise financière et économique se propager. (…) L’Europe réagira de manière organisée, massive pour protéger son économie". Mais aussi pour protéger ses citoyens : "Ce virus n'a pas de passeport. Il nous faut unir nos forces, coordonner nos réponses, coopérer. La France est à pied d'œuvre. La coordination européenne est essentielle, et j'y veillerai". Mais que signifie exactement cette Europe invoquée avec force, si elle ne s’incarne pas dans la réalité de celui qui doit être aidé ? Et qu’est-ce qui peut être possible politiquement s’il ne prend pas forme symboliquement ?

Le rêve d’Emmanuel Macron de voir advenir "une Europe souveraine, une France et une Europe qui tiennent fermement leur destin en main", tel qu’évoqué le 12 mars, sera déjà parti en fumée lorsque nous arriverons enfin au "jour d’après"

C’est donc après avoir ainsi refusé à l’Italie son aide que la France monte en première ligne pour obtenir de Berlin un engagement financier massif, la création d’un mécanisme de mutualisation des dettes, seule assurance-vie contre la dislocation de la zone euro. L’Europe reprend sa danse au bord de l’abîme. A Paris, c’est le scénario tout autant redouté qu’attendu, celui qui justifiait, après le sommet de Meseberg en juin 2018, de s’accrocher aux infimes concessions allemandes sur la création d’un budget de la zone euro, comme point d’appui pour "le jour où". Mardi 17 mars, des rumeurs contradictoires ont couru sur une possible ouverture d’Angela Merkel à l’idée de Corona-Bond, garantis par l’ensemble des Etats européens, pour permettre à l’Europe, et d’abord à l’Italie, d’emprunter assez pour encaisser le choc économique sans mettre en danger la stabilité financière de la zone euro. Porte fermée, entrouverte, ou simplement décadenassée ? Les semaines qui viennent ne seront sans doute pas exemptes des psychodrames européens, et de tensions franco-allemandes qui ont déjà atteint, ces derniers mois, des sommets auxquels nous nous sommes dangereusement habitués. 

L’Europe a aussi besoin de tendre la main à ses voisins.

Si l’urgence d’une réaction à la fois monétaire et fiscale s’impose pour répondre à l’ampleur du choc économique, elle ne peut être la seule dimension de la réponse européenne à la crise du COVID-19. L’Europe a besoin de construire collectivement cette économie de guerre qui doit lui permettre de produire les masques, les matériels de protection, les matériels médicaux dont elle manque cruellement, dans une crise qui va durer. Qui osera encore parler de politique industrielle européenne demain, si un continent qui compte près de 20% de l’industrie mondiale ne peut pas réussir ce que Taïwan a fait en quelques semaines ? 

L’Europe a aussi besoin de tendre la main à ses voisins, à qui l’UE refuse aujourd’hui tout exportation de matériel médical, offrant un boulevard à ceux qui, comme le président serbe Aleksandar Vucic, se tournent vers la Chine en proclamant que "la solidarité européenne est un conte pour enfant qui n’a jamais existé". Qui osera encore parler d’élargissement demain, et continuer de promettre un destin européen à ceux que nous aurons laissés seuls face au virus ? Et qui pourra prétendre s’intéresser à la conférence sur l'avenir de l’Europe si ses pays et ses citoyens n’ont pas démontré qu’ils étaient là les uns pour les autres au moment de vérité ? 

Faute d’une action rapide, et politique, le rêve d’Emmanuel Macron de voir advenir "une Europe souveraine, une France et une Europe qui tiennent fermement leur destin en main", tel qu’évoqué le 12 mars, sera déjà parti en fumée lorsque nous arriverons enfin au "jour d’après". Nous pourrons nous en prendre à un virus, ou à nos voisins, mais nous ne pourrons oublier notre propre responsabilité, et un certain jour de mars 2020 où l’Italie a demandé de l’aide à l’Europe, et où personne ne lui a répondu. Ou bien nous pourrons nous souvenir que la crise du COVID-19 a été le moment où l’Europe, ses leaders et ses peuples, ont su se hisser à la hauteur de leur responsabilité historique, et surmonter ensemble l’épreuve qui menaçait de les emporter tous. A nous d’écrire la page de l’histoire européenne qui vient de s’ouvrir devant nous. 


Copyright : Aris Oikonomou / AFP

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