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02/11/2020

Mieux que les caricatures, répondre à la barbarie par l'enseignement de l'histoire

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Mieux que les caricatures, répondre à la barbarie par l'enseignement de l'histoire
 Dominique Moïsi
Auteur
Conseiller Spécial - Géopolitique

Dans une démocratie, personne ne devrait mourir pour un dessin ou pour une prière. Tel n'est pas le cas en France, cible idéale du fait de son passé impérial et de son interventionnisme international toujours intact. Mais face à la barbarie, les caricatures de Mahomet ne sont pas la meilleure des réponses. Imposer l'enseignement de l'histoire à tous est plus approprié, estime notre chroniqueur Dominique Moïsi.

"L'Écriture ou la vie" : c'était le titre d'un très beau livre de Jorge Semprun publié en 1994. "La Caricature ou la vie", ce pourrait être le résumé du défi auquel fait face la France depuis 2015 et les assassinats à "Charlie Hebdo". L'arme blanche a remplacé l'arme à feu, les victimes ne sont plus des caricaturistes, mais des cibles choisies avec soin : un professeur, mort pour avoir parfaitement rempli les devoirs de sa charge éducative, et des fidèles assassinés dans leur église : des symboles de la foi laïque ou religieuse.

Dans une démocratie, personne ne devrait mourir pour un dessin ou pour une prière. Mais tel n'est pas le cas en France.

À l'origine de cette crise, il y a un mot : celui de "laïcité".

Sur les réseaux sociaux, Al Qaida et d'autres groupes fondamentalistes mobilisent les énergies meurtrières de futurs terroristes. "L'Islam est attaqué en la personne du Prophète, défendez-le."

Les encouragements d'Erdogan

Dans leur instinct de mort, les fondamentalistes se sentent encouragés par les diatribes populistes et anti-françaises du président turc Erdogan . Mais il n'y a pas que cela : vaincus sur le terrain militaire en Syrie et en Irak, humiliés sur le terrain diplomatique par la normalisation "sans conditions" entre plusieurs pays arabes et l'État d'Israël, les fondamentalistes musulmans se replient sur le thème de l'Islam agressé. La France constitue pour eux une cible idéale en termes de visibilité et de vulnérabilité. La France est visible du fait de son passé impérial et de son interventionnisme international toujours intact. Elle est vulnérable en raison de ce que représentent les caricatures dans son identité et sa culture.

Pour le monde anglo-saxon, "l'affaire des caricatures" ne fait qu'exacerber la tension existant déjà entre la France et l'Islam, et pas seulement l'islam le plus radical. À l'origine de cette crise, il y a un mot : celui de "laïcité". Cette quatrième religion française n'approfondit-elle pas le fossé entre la République jacobine et l'Islam ? Et cela d'autant plus qu'il existe un décalage - qui ne s'est pas réduit avec le temps - entre l'affirmation d'égalité, qui est à la base du projet républicain, et la "réalité des banlieues" sur le terrain ?

La laïcité, quatrième religion en France

Tous les Français de confession musulmane, à quelques très rares exceptions près qui n'ont pas leur place sur les territoires de la République, ne peuvent que dénoncer avec la plus grande fermeté les actes de barbarie commis au nom de leur religion. Mais cette condamnation est doublement freinée par la peur d'un côté, par la gêne de l'autre et ce précisément du fait des caricatures du Prophète.

Samuel Huntington parlait hier d'un "conflit de civilisations" entre l'Occident et l'Islam. Il conviendrait plutôt de parler d'un "conflit de temporalités". 

Disons-le ouvertement : en matière d'affirmation de la liberté, je préfère le tableau de Delacroix "La Liberté guidant le peuple" aux caricatures de "Charlie Hebdo", le sein dénudé de Marianne aux fesses de Mahomet. On ne saurait bien sûr comparer une peinture et une caricature. Mais la première œuvre "élève" l'âme, la seconde ne la grandit pas. N'est pas Daumier qui veut. La forme suprême de l'humour, dit-on, s'exerce à l'encontre de soi-même et pas au détriment des autres, surtout si ceux-ci n'ont pas, pour de multiples raisons, religieuses, culturelles, socio-économiques, la capacité de rebondir avec un sourire.

Samuel Huntington parlait hier d'un "conflit de civilisations" entre l'Occident et l'Islam. Il conviendrait plutôt de parler d'un "conflit de temporalités". Décapiter, démembrer les corps n'était-ce pas pratique courante il y a quelques siècles encore dans le monde dit "civilisé" ?

Le nécessaire respect de l'autre

Réaffirmer le "droit au blasphème" est une chose, faire des caricatures du prophète l'illustration privilégiée de la liberté d'expression "à la française" en est une autre. En matière de Covid, la liberté s'arrête (ou devrait s'arrêter) là ou commence la mise en danger de la vie de l'autre. Un principe réaffirmé dans sa dernière intervention par le président de la République. Le même principe ne devrait-il pas s'appliquer dans notre relation avec les autres civilisations et en particulier celle qui semble avoir le moins de confiance en elle, l'Islam ?

Imposer l'enseignement de l'histoire à tous, en y incluant ses aspects les plus difficiles, de l'esclavage à la Shoah, et ce dans le cadre d'une pédagogie courageuse et obligatoire, est sans doute plus approprié.

La liberté d'expression est inaliénable et ne doit pas connaître de limites. Mais "respecter l'autre et ses croyances", intégrer sans préjugés la dimension du sacré, ne doit pas signifier donner l'impression de prendre la tête d'une croisade, nécessairement offensante pour les musulmans croyants. Et même pour ceux qui ne le sont pas. Il ne s'agit pas ici de compromis, encore moins de compromission, mais de bon sens humaniste, dans le droit fil de la distinction qu'établissait Max Weber entre l'éthique de conviction et l'éthique de responsabilité. 

On n'agite pas des allumettes près de bâtons de dynamite, simplement pour se faire plaisir ou pour affirmer son identité.

La philosophie des Lumière célébrait la grandeur de l'homme et la supériorité de la vie, de toutes les vies. Un noble principe qui n'était pas toujours appliqué avec cohérence. Thomas Jefferson, l'un des pères fondateurs de la République américaine ne poussa pas sa grandeur d'esprit, jusqu'à affranchir ses propres esclaves.

"Ni Zemmour ni Plenel"

Dans le débat passionné qui existe actuellement en France sur le traitement de l'Islam, qui n'a pu qu'être exacerbé par la décapitation du professeur Samuel Paty et les meurtres dans la basilique de Nice, on assiste à deux dérives également condamnables. Il serait possible de les résumer par la formule : "Ni Éric Zemmour ni Edwy Plenel", autrement dit : "Ni la haine de l'autre ni la haine de soi (l'Occident)". Céder aux provocations des islamistes fondamentalistes, c'est tomber dans le piège qu'ils nous tendent, prendre le risque de mettre tous les musulmans dans "le même panier", dans une ambiance de soupçon généralisé. À l'inverse, ne pas en faire assez en matière de prévention et de répression, c'est faire le jeu de l'extrême droite. La voie est étroite.

Face à la barbarie, les caricatures de Mahomet ne sont pas la meilleure des réponses. Imposer l'enseignement de l'histoire à tous, en y incluant ses aspects les plus difficiles, de l'esclavage à la Shoah, et ce dans le cadre d'une pédagogie courageuse et obligatoire, est sans doute plus approprié.

 

Avec l'aimable autorisation des Echos (publié le 30/10/2020)

Copyright : Bertrand GUAY / AFP

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