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20/08/2020

Les leaders politiques révélés par le Covid-19 : jusqu’où ira Jacinda Ardern ?

Les leaders politiques révélés par le Covid-19 : jusqu’où ira Jacinda Ardern ?
 David Camroux
Auteur
Chercheur honoraire senior au CERI et MC à Sciences Po

Quelques cas de contamination en plein mois d’août : Auckland reconfine aussitôt. C’est que la Nouvelle-Zélande est dirigée par une femme moderne qui est aussi une femme à poigne. Elle avait mis la Nouvelle-Zélande sur la carte du monde lors de l’attentat terroriste de Christchurch, elle double la mise par sa détermination dans la lutte contre le virus. Où Jacinda Ardern s’arrêtera-t-elle ? 

Pour aider nos lecteurs à répondre à cette question, nous avons demandé à un spécialiste de l’Australie et de la Nouvelle-Zélande, le professeur David Camroux, ce profil très éclairant : celui d’une dirigeante singulière, à la tête d’un pays qui fait partie des "contre-modèles asiatiques" dont la stature internationale paraît renforcée du fait de leur succès dans la gestion de la crise sanitaire.

Michel Duclos, conseiller spécial géopolitique, rédacteur en chef de cette série de l'été

 

Une Jacindamania dans le "paradis des ouvriers"

Sur le blason de la Nouvelle Zélande, dont officiellement la reine Elisabeth II est toujours le chef d’État, blason qui date des années 1950, on observe à gauche une femme blanche portant le drapeau néo-zélandais, et à droite un guerrier maori

Blason de la Nouvelle-Zélande

Blason de la Nouvelle-Zélande


La première ressemble étrangement à l’actuelle Première ministre, Jacinda Ardern, en poste depuis le 26 octobre 2017 dans ce pays de cinq millions d’habitants. Est-ce fortuit ? Sans doute, mais, pourtant, dans l’ascension fulgurante de cette femme politique de 40 ans, on est tenté de penser qu’elle incarne, en quelque sorte, son pays, en cette période charnière de son histoire. Peu d’hommes politiques – et encore moins de femmes - pourraient s’imaginer ainsi. En France, on pourrait faire des parallèles avec de Gaulle à la période post-libération, ou avec  Simone Weil et son rôle dans la libération des femmes. Il faut donc remettre Jacinda Ardern dans le contexte de l'histoire (pas toujours tranquille) néo-zélandaise, avant de nous tourner vers ses qualités de femme politique.

Tout d’abord, revenons au blason de la Nouvelle-Zélande. Le peuple indigène Maori a été, avec les Afghans, le plus féroce adversaire que l'armée coloniale de l’Empire britannique ait jamais confronté. Rappelons que les guerres sanglantes contre les Maoris se sont soldées par une “paix des braves” : le Traité de Waitangi en 1840. Malgré ses défauts, celui-ci accorde au peuple indigène certains droits et le respect qui manquent cruellement, par exemple, à son voisin australien. Actuellement, 13 % de la population néo-zélandaise se définit comme Maori, et la langue maorie est une langue officielle. 50 ans plus tard, en 1893, la Nouvelle-Zélande était le premier pays au monde à accorder le droit de vote aux femmes. Derrière ces deux événements emblématiques de l’histoire néo-zélandaise se trouve l’exigence de réconciliation et de consensus, le pragmatisme et une certaine soif d’égalité - grands marqueurs de ce pays des antipodes.

Aucun parti n’est, seul, majoritaire au Parlement. La construction d’une coalition qui fait consensus est la première tâche d’un Premier ministre — tâche dans laquelle Jacinda Ardern a révélé de réels talents.

Il y a plus d’un siècle cette spécificité de la Nouvelle-Zélande, dénommé le "paradis des ouvriers", n’a pas échappé aux observateurs français les plus avertis. En 1904, André Siegfried, pionnier de la sociologie politique moderne, défend sa thèse et publie son premier livre sur La démocratie en Nouvelle-Zélande. Albert Métin, son ami et co-auteur du cours sur l’instruction civique, député (radical) des Doubs de 1909 à 1918, et ministre de Travail et de la Prévoyance sociale dans le gouvernement d’Aristide Briand, avait déjà publié en 1901 un livre qui fait toujours référence aux antipodes : Le socialisme sans doctrines : la question agraire et la question ouvrière en Australie et Nouvelle-Zélande. Il n’est pas inutile de souligner que Métin, en tant que rapporteur à l’Assemblée nationale, s’est inspiré du modèle néo-zélandais pour instruire les premières lois sur la retraite en France.

Ceci n’a pas échappé non plus à un autre observateur français de la vie politique, Maurice Duverger, qui avait démontré l’importance des systèmes électoraux. Il montre qu’encore une fois, la Nouvelle-Zélande fut pionnière en la matière. À partir des premières élections de 1853 et jusqu’en 1996, la Nouvelle-Zélande appliqua le système archaïque britannique de "first past the post" (scrutin uninominal à une majorité simple), pour ses élections au Parlement unicaméral. Duverger met en lumière ce mode de scrutin qui tend vers un système bipartite avec un parti de centre gauche (le Parti travailliste issu du mouvement syndical), et un parti de centre droit (le Parti national). Mais un tel système fait défaut tant du point de vue d’un certain manque de représentativité, que par les clivages qu’il provoque dans une société imprégnée par une culture politique du consensus. Ainsi en 1993, la Nouvelle-Zélande s’est dotée par référendum d’un système de représentation proportionnelle mixte du type allemand. Depuis, aucun parti n’est, seul, majoritaire au Parlement. La construction d’une coalition qui fait consensus est la première tâche d’un Premier ministre — tâche dans laquelle Jacinda Ardern a révélé de réels talents. Par exemple, Winston Peters, vice Premier ministre et ministre des Affaires étrangères qui l’a remplacé pendant son congé de maternité, est le chef d’un petit parti, le New Zealand First Party. James Shaw, chef du Parti vert, est à la fois membre de la coalition et ministre du Changement climatique.

Jacinda Ardern, une Première ministre de consensus

Inscrite au Parti Travailliste dès l’âge de 17 ans, elle est nommée vice-présidente de la Jeunesse Travailliste en 2003. Élue députée dans la circonscription de Waikato en 2007 (ville dans laquelle elle a obtenu une licence en communication), elle bat un premier record : à 28 ans, elle en devient la plus jeune représentante. Une décennie plus tard, le 1er août 2017, à peine sept semaines avant les élections législatives qui s’annonçaient très difficiles pour l’opposition travailliste, elle est propulsée leader de ce parti. Deux mois plus tard, du haut de ses 39 ans, elle endosse le rôle de Premier ministre, et devient l'une des plus jeunes chefs de gouvernement d’un pays démocratique. Comment peut-on expliquer cette ascension fulgurante.

Jacinda Ardern se réclame d’une "mère spirituelle" et mentor en politique : Helen Clark. Cette dernière fut Première ministre de la Nouvelle-Zélande pendant presque neuf ans, de 1999 à 2008. Forte de ses années d’expérience d’assistante à ses côtés et à la demande de Mme Clark, Jacinda Ardern se présente aux élections. En effet, Helen Clark fut la pionnière qui fit voler en éclats "le plafond de verre", ce qui a ensuite  contribué  à l’avènement d’une femme au poste de Premier ministre de la Nouvelle-Zélande. C’est également elle qui a ancré l’idée qu’une femme en politique pouvait à la fois posséder la rigueur morale d’une Margaret Thatcher, tout en menant un programme progressiste avec une certaine générosité d’esprit. Helen Clark a surtout propulsé le pays "du long nuage blanc" sur la scène internationale. Preuve de son rayonnement, après la défaite des travaillistes, elle a été nommée en avril 2009 Administratrice du Programme des Nations unies pour le développement, poste pour lequel elle a été reconduite en 2013.

À 28 ans, elle devient la plus jeune représentante dans la circonscription de Waikato. Une décennie plus tard, elle est propulsée leader de ce parti. Deux mois plus tard, du haut de ses 39 ans, elle endosse le rôle de Premier ministre, et devient l'une des plus jeunes chefs de gouvernement d’un pays démocratique.

Contemporain d’Helen Clark et "oncle spirituel" de Jacinda Ardern, Tony Blair, fut Premier ministre britannique de 1997 à 2007. Il est l’inventeur d’un Travaillisme nouveau et l’architecte, aux côtés du Président américain Bill Clinton, de la troisième voie et la "triangulation" en vie politique. En 2006, Jacinda Ardern décroche un poste de conseillère politique senior dans le cabinet de Tony Blair, une expérience courte mais riche en apprentissage.

Jacinda Ardern à l'épreuve du pouvoir

Tweet de soutien à Jacinda Ardern

Tweet de soutien à Jacinda Ardern. "Et les mecs, laisse tomber"

 

Propulsée leader des Travaillistes au moment où le parti est au plus bas dans les sondages depuis 20 ans, Jacinda Ardern réussit à les porter au pouvoir en moins de deux mois, en septembre 2017. Une nouvelle coalition est bâtie avec le parti populiste, New Zealand First, sur les compromis concernant la question d’immigration (une réduction de 25 000 personnes par an), ainsi qu’un versant protectionniste qui interdit aux étrangers d’acheter des terres en Nouvelle-Zélande. Dans le même temps, la coalition promet la construction de 100 000 logements à prix abordable, et un renforcement du système de santé. Prenant en considération la sensibilité des Kiwis sur les questions écologiques, et à l’aune du succès de son autre partenaire dans la nouvelle coalition - le Parti vert -, un plan d’assainissement des lacs et des rivières pollués est lancé, et un objectif de neutralité carbone pour l’économie est annoncé. Cependant, les Travaillistes n’oublient pas la base syndicale de leur Parti : une augmentation immédiate du salaire minimum horaire est actée.

Les images de compassion véhiculées par Jacinda Ardern, arborant un hijab, et prenant une femme musulmane dans ses bras pour la consoler ont fait le tour du monde.

Néanmoins, à l’aube de son élection, Jacinda Ardern fait l’objet de critiques, pour le moins sévères, parfois condescendantes, voire carrément sexistes. Sa décision de prendre six semaines de congé de maternité en juin 2018, pour donner naissance à sa fille, Neve, suscite les commentaires amusés de certains. Après la naissance de leur fille, son compagnon, Glarke Gayford, quitte son travail de présentateur de télévision pour devenir homme au foyer. Dans l’opinion générale, ces deux décisions sont largement acclamées. Elles ont su montrer au monde le visage d’une Nouvelle-Zélande moderne et égalitaire.

La première épreuve de Jacinda Ardern fut un attentat terroriste le 15 mars 2019, perpétré par un sympathisant australien d’extrême droite et visant les mosquées et les personnes musulmanes dans la ville de Christchurch. L’attentat a fait 50 morts, et autant de blessés. Les images de compassion véhiculées par Jacinda Ardern, arborant un hijab, et prenant une femme musulmane dans ses bras pour la consoler ont fait le tour du monde. Sa déclaration à la communauté musulmane stipulant que "They have chosen to make New Zealand their home, and it is their home. They are us” sonne juste dans une société qui se targue d’être multiculturelle. Ainsi, elle a fait preuve d’une qualité rare pour un homme ou une femme politique : l’expression d’une véritable humanité. Suivant cela  immédiatement par un durcissement significatif de la législation sur les armes à feu contestée par l’opposition, à son tour soutenue par la NRA américaine, Jacinda Ardern a montré également qu’elle avait de la poigne. Dès lors, les similitudes avec la chancelière allemande Angela Merkel, et sa politique d’accueil des réfugiés syriens en Allemagne deviennent évidentes.

 

Jacinda Ardern après l'attentat de Christchurch

Après l’attentat de Christchurch (Copyright AP)

 

Le discours de Jacinda Ardern devant la 74ème Assemblée générale des Nations Unies a été éclipsé dans les médias par la présence de son bébé, qu'elle a décidé d'allaiter, dans la salle. C'était pourtant l'occasion pour elle d'affirmer la place de la Nouvelle-Zélande comme puissance régionale, par rapport aux micro-états du Pacifique sud. En septembre 2019, conjointement avec le Premier ministre fidjien, Frank Bainimarama, elle initie un Accord sur le changement climatique et le commerce durable. Ses homologues, les Premières ministres de l'Islande et de la Norvège, font également partie de cette initiative. Lors des sommets du Forum du Pacifique Sud elle a mené la charge contre le Premier ministre australien, Scott Morrison, climatosceptique notoire qui refuse de considérer la menace existentielle pour les petits états insulaires que représente la montée des océans. Pendant les terribles feux de forêts en Australie fin 2019 et le refus obstiné de Morrison de reconnaître leurs liens avec le changement climatique, la réputation de Jacinda Ardern s'est renforcée de l'autre côté de la mer de Tasman. Un récent sondage de l'Institut Lowy la place comme la personne politique en laquelle les Australiens ont le plus de confiance, nettement plus qu'en leur propre Premier Ministre.

Le 8 décembre 2019 une éruption volcanique frappe l'île touristique de White Island tuant une vingtaine de touristes et de sauveteurs. Les mots justes prononcés par Jacinda Ardern envers les victimes, qui soulignent le courage des sauveteurs qui ont péri, ont renforcé cette image d’une jeune maman, d’une grande sœur, et d’une professionnelle de la politique hors pair. Ces qualités sont mises à rude épreuve, avec l’arrivée en février 2020 de la pandémie de Covid-19 en Nouvelle-Zélande. Ses premières décisions en été radicales : fermeture totale des frontières pour bénéficier de l’insularité du pays, et l’imposition d’un des confinements les plus stricts de la planète. Ses interventions tous les soirs depuis son salon, une fois son bébé, Neve, couchée, et devant un slogan "S’Unir contre le Covid-19" ont su rassurer la population. La dimension pédagogique de ces "conversations entre amis", rappelle les interventions d’une autre Première ministre dans les mêmes circonstances, l’Écossaise Nicola Sturgeon Mais, dans un pays ou le sport en équipe, savoir le rugby, est presque une religion nationale, ses injonctions à "l'Équipe Nationale" ont été entendues. Pour l’instant, la Nouvelle-Zélande est le seul pays qui semble avoir contenu le virus et qui n’a pas connu de deuxième vague. Le pays a pu entamer un déconfinement graduel avec succès. Une vidéo de Jacinda Ardern et son compagnon, refusés à l’entrée dans un restaurant de Wellington en vue du respect des distanciations sociales, a encore renforcé l’image de cette Première ministre modeste, dans l’estime de ses concitoyens. Avec les mesures annoncées pour l’économie et surtout les salariés, sa gestion de la crise de Covid-19 fait presque l’unanimité dans l’archipel et suscite l’envie chez ses voisins australiens dirigé par un mini-Trump, Scott Morrison.

L'action ferme et décisive de Jacinda Ardern face à la pandémie du Covid-19 a encore renforcé sa réputation internationale comme championne des États insulaires. Concrètement, quand il était question de créer un "travel bubble" avec l'Australie, la Nouvelle-Zélande a insisté pour que les micro-États du Pacifique sud puissent aussi en bénéficier. En outre, et plus qu'ailleurs, le programme économique pour surmonter la crise du Covid-19 donne une priorité à l'écologie. Si la Nouvelle-Zélande était le "paradis des ouvriers" au début du siècle dernier, on pourrait dire que la Nouvelle-Zélande est maintenant un "paradis des défenseurs de l'environnement". Premier exportateur des produits laitiers, l'image d'une Nouvelle-Zélande verte - image renforcée par le nombre de films tel que le Seigneur des Anneaux qui y ont été tournés - est aussi un bon outil marketing.

Conclusion

Les élections législatives ont été annoncées pour le 19 septembre 2020, mais risquent d’être reportées en raison de la reprise de l’épidémie. Un dernier sondage publié le 26 juillet 2020 par l’institut Newshub-Reid, lui accorde une cote de popularité de 62 % par rapport au 14,6 % alloué à la nouvelle leader du Parti national, Judith Collins. Le Parti Travailliste semble en mesure de gouverner avec une majorité absolue à lui seul. Cependant, comme l‘a montré Jacinda Ardern, sept semaines peuvent se révéler une éternité en politique.
 


Illustration : David MARTIN pour l'Institut Montaigne

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