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03/01/2022

L'emprise de Trump et du trumpisme sur les États-Unis

L'emprise de Trump et du trumpisme sur les États-Unis
 Maya Kandel
Auteur
Historienne, chercheuse associée à l’Université Sorbonne Nouvelle Paris 3 (CREW)

Un an après sa défaite électorale et la fin de son mandat, il est difficile de sous-estimer les conséquences de la présidence Trump, des élections 2020 et de la contestation qui a suivi et mené au 6 janvier : l’assaut du Capitole, loin de clore le trumpisme, a ouvert une nouvelle phase pour la vie politique américaine.

La défaite de 2020 et les trois mois qui ont suivi ont ancré le pouvoir de Trump sur les électeurs républicains et l’emprise du trumpisme sur le parti. Les deux "Big Lies", le premier sur le fait que la victoire de Biden aurait été volée à Trump en raison de fraudes électorales, le second qui est une réécriture de l’assaut du 6 janvier sur le Congrès comme "manifestation pacifique de patriotes américains", sont désormais adoubés par la quasi-totalité des élus du parti, au Congrès et dans les États, et par l’ensemble de la sphère médiatique républicaine, de Fox News aux innombrables sites et forums de l’alt-right, terme qui définit à présent l’ensemble de la droite américaine. Fox News avait connu quelques jours de flottement ; mais face à sa perte d’audience brutale (face à OANN et Newsmax notamment, deux chaînes à la gloire de Trump), la chaîne a rejoint le mouvement. Au sein du parti républicain, les dissidents ont été purgés des instances dirigeantes au Congrès comme dans les États ; nombre de ces élus ont déjà annoncé ne pas se représenter.

L’emprise de Trump et du trumpisme est indéniable à trois niveaux : 

  • La base électorale MAGA, les deux-tiers des électeurs du parti républicain

Trump a perdu mais a consolidé et élargi sa base électorale, confirmant si ce n’est son avenir politique, du moins la solidité du trumpisme : 74 millions de personnes ont voté pour lui en 2020, 11 millions de plus qu’en 2016. Biden l’a remporté avec un écart de 7 millions de voix supplémentaires, et 306 contre 232 grands électeurs au Collège Électoral, mais la victoire s’est jouée, comme en 2016, sur quelques dizaines milliers de voix dans quelques États-clés - on se souvient des 11 780 votes "recherchés" par Trump en Géorgie.

L’emprise de Trump s’est accrue dans les zones rurales (de 59 % en 2016 à 65 % des votes en 2020) et chez les électeurs non diplômés ; son socle électoral s’est aussi élargi entre 2016 et 2020, en particulier grâce au vote hispanique, bien qu’il reste largement dominé par les électeurs blancs (88 % du total en 2016, 85 % en 2020). Les analyses du sondeur démocrate David Shor pointent l’importance de cette "polarisation par l’éducation" illustrée par l’évolution de la base électorale de Trump, le niveau d’études devenant l’un des déterminants les plus prédictifs du vote, une évolution préoccupante pour les démocrates. C’est ce score électoral, ainsi que les résultats bien meilleurs qu’attendus des républicains au Congrès, qui scellent le fait que le destin du GOP reste lié à celui de Trump.

  • Les élus et le pouvoir

Trump donne au parti une théorie de la victoire électorale : le parti des non-college working class, les travailleurs non-éduqués, avec un ancrage rural qui garantit au GOP un avantage au Collège Électoral. Après un temps d’hésitation et quelques atermoiements, la quasi-totalité des élus, mais aussi des contributeurs du parti républicain - entreprises, lobbies et particuliers - ont rallié la bannière trumpiste. Trump et son clan ont la main sur les finances du parti, les appareils locaux ainsi que sur une majorité des institutions dans les États, et donc sur le contrôle des élections : dans de nombreux États, en particulier ceux qui ont résisté aux pressions de Trump après le 3 novembre, les élus locaux républicains multiplient les lois pour restreindre l’accès au vote, dans une entreprise qualifiée par certains d’"insurrection au ralenti" (slow-motion insurrection), en comparaison à l’assaut du 6 janvier.

Trump et son clan ont la main sur les finances du parti, les appareils locaux ainsi que sur une majorité des institutions dans les États, et donc sur le contrôle des élections 

L’avenir du parti est inséparable de Trump, pour paraphraser le sénateur Lindsey Graham ; ceux qui voient l’avenir du parti hors de Trump ont été "purgés" de la hiérarchie parlementaire à l’image de Liz Cheney, ostracisée ; ceux qui ont voté la destitution ne se représentent pas (Adam Kinzinger) ou sont la cible de primaires vengeresses (Herrera Butler) ; même les élus qui ont voté la loi sur les infrastructures sont dénoncés comme des "traîtres" au parti.

À la Chambre, les élus trumpistes dominent donc la hiérarchie du parti après la purge qui a suivi le vote de la seconde mise en accusation de Trump en janvier 2021, signe que le Big Lie de la fraude électorale a été adoubé par le parti, alors même qu’il a été débouté en justice et que l’un des think tanks les plus proches de l’administration Trump, la Heritage Foundation, n’a pu trouver que 6 cas de fraude (sur 150 millions de votants). Le dernier bastion de résistance du parti tient à une dizaine d’élus du groupe républicain au Sénat, ceux-là notamment qui ont permis le passage de la grande loi d’infrastructures de Biden, un exploit dans les conditions politiques actuelles. C’est aussi grâce à eux que les États-Unis n’ont pas fait défaut sur la dette en décembre dernier. Mais ces sénateurs républicains sont en voie d’extinction : parmi eux, la moitié a déjà annoncé sa retraite politique : Richard C. Shelby (Alabama), Roy Blunt (Missouri), Richard Burr (Caroline du Nord), Rob Portman (Ohio) et Patrick Toomey (Pennsylvanie). Tous ces États ont été gagnés par Trump, sauf la Pennsylvanie : on peut donc s’attendre à les voir remplacés par des sénateurs plus trumpistes. On rappellera, pour éviter toute fausse équivalence avec les démocrates, qu’il y a toujours eu une majorité d’élus démocrates pendant la présidence Trump pour voter le relèvement du plafond de la dette ou les premiers plans de relance Covid. 

  • Les intellectuels et les organisations conservatrices radicales : l’énergie et la préparation de l’avenir

Trump n’a pas de programme politique et est animé par la seule soif de vengeance contre ceux qui ne soutiennent pas ses efforts de délégitimation de l’élection de novembre 2020. Mais de nombreux intellectuels, journalistes, activistes et jeunes ambitieux - que l’on retrouve dans une multitude de médias et d’organisations réelles ou virtuelles - alimentent la guerre culturelle qui définit le trumpisme, et certains préparent le prochain gouvernement républicain avec un agenda offensif, témoignant du carburant qu’a constitué le trumpisme pour la remise à jour d’un conservatisme nationaliste mais aussi radical, "post-libéral", nihiliste - les qualificatifs ne manquent pas. La constellation nationaliste MAGA alt-right n’est pas d’accord sur tout, loin s’en faut, mais déborde d’énergie et sait unir ses forces face à "l’ennemi commun" : l’administration Biden et le Congrès démocrate. Elle dispose de nombreuses troupes en ligne : Trump a en effet aussi boosté toute une frange radicale, la nouvelle droite ascendante, un groupe très diversifié qu’il a sorti des marges et forums obscurs du web pour les retweeter au grand jour, élargissant leur audience et légitimant leurs positions depuis le pupitre présidentiel ; les algorithmes et l’accélération des rythmes médiatiques pour alimenter le chaos et la "polémique du jour" ont fait le reste. Le bannissement de Trump des grands réseaux est venu trop tard pour freiner cette normalisation de l’extrémisme, et a renforcé le narratif républicain qualifiant les grandes plateformes de pro-démocrates.

La nouvelle droite, ce sont tous ces activistes, intellectuels, journalistes, mais aussi toute une nouvelle génération de jeunes républicains qui considèrent la présidence Trump comme un moment salutaire et décisif pour le pays, le début d’une nouvelle ère politique. Cela n’empêche pas nombre d’entre eux de décrire Trump comme un "boomer débile qui a su capitaliser sur quelque chose par hasard" (a moronic boomer who tapped into something by accident). Mais il reste considéré comme un "vecteur" qui a servi leur ressentiment contre la gauche mais aussi contre l’ancien establishment républicain, et plus généralement contre toutes les évolutions de la société qu’ils rejettent, pour des raisons variées. 

La nouvelle droite, ce sont tous ces activistes, intellectuels, journalistes, mais aussi toute une nouvelle génération de jeunes républicains qui considèrent la présidence Trump comme un moment salutaire et décisif pour le pays.

Ces évolutions sont rassemblées sous le qualificatif de "wokisme", dont leur définition est résumée par l’une des figures-phares de cette nouvelle droite, Rachel Bovard, comme un "culte totalitaire de milliardaires et bureaucrates" défendant des valeurs qualifiées de "libérales" pour mieux les rejeter, en fait une modernité qu’ils considèrent comme leur étant hostile. 

Trump a donc permis la légitimation, la "mainstreamisation" de ces forces que l’on peut toutes qualifier d’extrême-droite, mais qui se rattachent à des courants d’idées variées, englobant traditionalistes religieux, évangéliques et catholiques intégristes, néoréactionnaires, complotistes, miliciens, anarchistes de droite, monarchistes même, et toute une génération biberonnée sur internet aux guerres de l’information à la Alex Jones et Rush Limbaugh, au radicalisme de Tucker Carlson, avec ses nouveaux hérauts comme Dan Bongino qui a explosé sous Trump. La page Facebook de Dan Bongino, dont le talk-show rassemble 8,5 millions d’auditeurs, comptabilise davantage de vues que celles du New York Times, du Washington Post et du Wall Street Journal réunies. Alors que le parti républicain depuis Nixon flatte ces courants (désigné comme "majorité silencieuse", ou plus prosaïquement comme "nos dingues", our crazies), Trump en a fait "la base" du parti. 

Le poids des nationalistes n’a cessé de croître depuis la fin de la Guerre froide. Trump leur a permis de dominer le parti républicain

Leur radicalisme s’exprime par l’intolérance et l’appétence pour la violence. Leurs idées ne sont pas forcément nouvelles : Pat Buchanan proposait déjà en 1992 la trilogie "nationalisme-isolationnisme-protectionnisme" et le refus de l’immigration. Les religieux étaient déjà ascendants sous Reagan et intégrés sous Bush à la plateforme politique du parti républicain ; le poids des nationalistes n’a cessé de croître depuis la fin de la Guerre froide. Trump leur a permis de dominer le parti républicain. Ils dominent la sphère conservatrice et ses organisations, des think tanks aux mouvements plus directement politiques comme American Moment

Quelques groupes plus établis, comme le think tank Claremont Institute et les nationaux-conservateurs de Yoram Hazony entendent bien capturer cette énergie et fédérer le mouvement par une stratégie d’alliance, avec un agenda politique très clair pour certains, malgré des contradictions évidentes entre courants. Le Claremont Institute se présente comme le fournisseur idéologique officiel du trumpisme depuis l’essai de Michael Anton sur la "Flight 93 Election" ; on lui doit aussi le memo de John Eastman, lié à la tentative de renverser les résultats électoraux de 2020, théorisant le rôle attendu de Pence le 6 janvier : bloquer la validation de l’élection de Biden au dernier niveau constitutionnel, celui de la validation des résultats des États par le vice-président au Congrès.

Le directeur du Claremont, Ryan Williams, croit en sa mission de "sauver la civilisation occidentale". Il évoquait dans un entretien récent une nouvelle guerre civile américaine qu’il fallait éviter "presque" à tout prix. Ses écrits et paroles sont de plus en plus radicaux et apocalyptiques : dans un article de mars 2020 dans le blog du Claremont, the American Mind, Glenn Elmers écrivait que "plus de la moitié des personnes vivant aux États-Unis ne sont pas de vrais Américains" ; en août 2021 dans la Claremont Review of Books, Angelo Codevilla, décédé depuis, décrivait un pays "démoli par un demi-siècle de joug progressiste". Or, le Claremont forme également les cadres actuels et futurs du trumpisme à travers ses fellowships, comme les Publius Fellows où l’on compte des personnes comme Jack Posobiec ou plus récemment l’équipe parlementaire de Marjorie Taylor Greene, l’une des plus virulentes élus "bébés Trump" du Congrès, fan de QAnon et dont la première tentative d’action législative après son élection avait été de lancer une procédure de destitution de Biden en janvier 2021. 

Nouvelle droite et nouveau parti républicain

Le score de Trump en 2020 et surtout ses choix du 3 novembre au 6 janvier, comme le mouvement "Stop the Steal" qui mène à l’assaut sur le Capitole, ont profondément transformé le parti républicain qui a "fait sécession de la réalité". Le "Big Lie", le Grand Mensonge sur l’élection 2020, sa persistance, son amplification et sa place au cœur de la campagne des primaires et de la rhétorique du parti républicain en général sont non seulement inquiétants pour la démocratie américaine, ils illustrent aussi l’échec du pari de la candidature Biden de "restaurer l’âme de l’Amérique".

Le 6 janvier n’était pas le chant du cygne du trumpisme, mais le début d’une nouvelle phase - une nouvelle ère politique américaine toujours plus intolérante, nihiliste et dangereuse. Avec un risque de violence accru : violence et radicalisme sont communs à la base MAGA, à la fraction ascendante sur le plan intellectuel qui représente aussi la nouvelle génération républicaine, au Claremont Institute, aux nouveaux élus et à leurs projets de conquérir le Congrès. Trump reste le meilleur moyen pour les Républicains de lever de l’argent, et les élus les plus extrêmes notamment dans la contestation des élections sont aussi ceux qui lèvent le plus de fonds

Le 6 janvier n’était pas le chant du cygne du trumpisme, mais le début d’une nouvelle phase - une nouvelle ère politique américaine toujours plus intolérante, nihiliste et dangereuse.

Les prochaines midterms pourraient amener au Congrès un "squad" radical de droite dont le programme politique est simple et brutal : multiplier les procédures de destitution contre l’administration Biden et purger les derniers "traîtres" républicains. Leurs perspectives sont bonnes, en raison des redécoupages électoraux en cours plus favorables aux Républicains, aux primaires qui favorisent souvent les candidats les plus extrêmes, et en raison de la situation économique et pandémique actuelle, deux priorités de Biden, qui peuvent encore évoluer mais qui annoncent pour l’instant une victoire républicaine nette à la Chambre ; la situation est moins claire pour le Sénat, car la carte y est favorable aux Démocrates, et les élections au niveau des États pourraient désavantager certains candidats trumpistes trop extrêmes ; mais cela reste à suivre car les précédents, même récents (les midterms 2010), ont perdu leur valeur prédictive dans l’ère politique actuelle. Les midterms devraient donc encore consolider l’emprise du trumpisme sur les institutions politiques américaines. Or dès le lendemain, la campagne 2024 commencera, lançant une nouvelle spirale de surenchère trumpiste du côté républicain, pour plaire à Trump s’il décide de se représenter, pour séduire ses électeurs dans le cas contraire.

 

Copyright : AFP / Brendan Smialowski

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