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06/01/2020

L’élimination du général Qassem Soleimani – un acte de guerre qui change l’équation stratégique au Proche-Orient

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L’élimination du général Qassem Soleimani – un acte de guerre qui change l’équation stratégique au Proche-Orient
 Michel Duclos
Auteur
Expert Résident principal et Conseiller spécial - Géopolitique et Diplomatie

Vendredi 3 janvier au petit matin, un convoi de véhicules tout-terrain quitte l’aéroport de Bagdad. Dans l’un d’entre eux, se trouve le général Qassem Soleimani, chef de la branche extérieure des Gardiens de la révolution islamique (la force Al-Qods), architecte de la politique de l’Iran au Moyen-Orient et sans doute numéro 2 occulte du régime iranien.Quelques drones américains et c’en est fini du légendaire général. Parmi les accompagnateurs du haut gradé iranien, le numéro deux de la plus puissante milice chiite irakienne, Abou Mahdi Al-Mohandis, lui aussi tué par les frappes américaines (son élimination, dans d’autres circonstances, aurait en elle-même constitué un événement considérable).

Le général Soleimani était particulièrement détesté par les militaires américains pour le rôle qu’il avait joué en soutien à l’insurrection sunnite irakienne contre l’occupation de l’armée américaine après la chute de Saddam Hussein. On peut donc penser que ses nombreux déplacements dans la région étaient suivis très attentivement depuis longtemps par les services américains. Il avait fait l’objet jusqu’ici d’une sorte d’immunité – d’où d’ailleurs son imprudente habitude de surgir sur tous les théâtres de la région – pour une raison évidente : du fait de son importance même dans le dispositif iranien, il était admis que toute attaque contre lui entraînerait des représailles féroces de la part de l’Iran, visant notamment les soldats et citoyens américains stationnés en Irak ou dans la région. Le coût d’une élimination du chef de la force Al-Qods était donc jugé trop élevé par rapport aux avantages que l’on pouvait en attendre.

"Rétablir la dissuasion" à l’égard de l’Iran

Pourquoi le président Trump a-t-il soudain fait le pari inverse ? On peut naturellement invoquer l’impulsivité du dirigeant américain, des préoccupations évidentes de politique intérieure de sa part, une mauvaise évaluation de la portée de sa décision. Force aussi est de reconnaître que cette décision, si risquée soit-elle, s’inscrit dans un contexte stratégique précis : le bras de fer entre l’Amérique et l’Iran avait commencé depuis plusieurs semaines à tourner en faveur de Téhéran, au moins sur le plan de l’influence respective de l’une et l’autre puissance sur le plan régional. C’était le cas notamment depuis qu’une attaque massive avait ciblé le cœur des installations pétrolières de l’Arabie saoudite le 14 septembre 2019 sans que l’administration Trump ne juge nécessaire de répliquer.

Le coût d’une élimination du chef de la force Al-Qods était donc jugé trop élevé par rapport aux avantages que l’on pouvait en attendre.

Dès lors, les "proxies" de l’Iran – les milices chiites en Irak en l’occurrence – s’étaient crues autorisées à s’en prendre à des installations militaires américaines sur le territoire irakien. Une attaque de ce type, imputée au Kataeb Hezbollah (milice irakienne, à ne pas confondre avec le Hezbollah libanais) entraînait le 27 décembre la mort d’un sous-traitant américain dans une base de l’armée américaine dans le nord du pays.

Le président Trump pouvait-il laisser impunie la mort de l’un de ses concitoyens ? C’eût été confirmer son image naissante de "tigre de papier". Il était de facto contraint de "rétablir la dissuasion" à l’égard de l’Iran, comme l’on dit en langage militaire. Ce fut fait le 29 décembre lorsque qu’une attaque américaine coûtait la vie à 25 miliciens Kataeb Hezbollah, à l’occasion d’une série de raids touchant cinq implantations de cette milice en Irak et en Syrie. Les choses auraient-elles pu en rester là ? C’est possible – ce n’est pas certain – mais les principaux dirigeants pro-iraniens irakiens commirent l’imprudence de déchaîner des "manifestants" contre l’ambassade américaine dans la "zone verte" de Bagdad dans les dernières heures de l’année.

On peut imaginer, sans trop se lancer dans la spéculation, ce qu’a pu être l’impact sur Donald Trump et ses proches, des images de l’ambassade à Bagdad encerclée. De telles images ne pouvaient qu’en convoquer d’autres dans leurs esprits, celle des diplomates américains pris en otage à Téhéran de 1979 à 1981 ou celle de la mort de l’ambassadeur américain à Benghazi sous l’administration Obama. La hantise de commencer sa campagne de réélection sous de pareilles auspices a vraisemblablement contribué à la décision de Trump de s’en prendre à cette cible particulièrement symbolique que constituait le général Soleimani, une fois de plus en transit entre Damas, Beyrouth, Bagdad et Téhéran.

Le chef de la force Al-Qods était-il occupé à planifier de nouvelles attaques contre les intérêts américains, comme l’ont dit les officiels américains pour justifier son assassinat ciblé ? C’est vraisemblable en effet, mais cela faisait partie en quelque sorte de son agenda habituel : rien ne prouve qu’il aurait effectivement conseillé au Guide telle ou telle action alors que l’Amérique venait de faire preuve de sa détermination nouvelle et que par ailleurs l’Iran avait eu la satisfaction symbolique de menacer l’ambassade des États-Unis à Bagdad.

Quels scénarios possibles pour les Européens ?

Que va-t-il se passer maintenant ? Les commentateurs ne sont pas en manque de scénarios. Une sorte de ligne de partage s’établit entre deux sortes de prédictions. Pour les uns, la République islamique est contrainte de se venger. Trump a provoqué une escalade qui risque de devenir vite incontrôlable. La mort du proconsul iranien au Levant pourrait donc avoir l’effet exactement inverse à celui recherché, c’est-à-dire déchaîner les foudres de l’Iran et de ses proxies contre les intérêts et les ressortissants américains dans la région (sous forme notamment d’enlèvements de ces derniers). Le Guide suprême et les principaux porte-paroles du régime iranien ont d’ailleurs dans les heures qui ont suivi la mort de Soleimani crié vengeance – tout en indiquant selon leur ligne classique qu’ils choisiraient le jour, l’heure et les moyens de leur riposte. Le chef du Hezbollah, Hassan Nasrallah, a été plus précis et a juré que tous les militaires américains dans la région constitueraient désormais des cibles.

    D’autres experts relèvent justement que les décideurs iraniens font en général preuve de rationalité. Ils savent que leur pays est économiquement à genoux et que leur régime est contesté de plus en plus par leur propre population et celle des pays voisins. Ils peuvent faire le calcul que dans un conflit ouvert avec l’Amérique leurs forces armées ne feraient simplement pas le poids. Les États-Unis ont d’ailleurs à plusieurs reprises ces dernières semaines envoyé des renforts dans leurs différentes bases militaires dans la région.

    Les prochains jours diront si les États-Unis ont vraiment réussi à "rétablir la dissuasion" autour de leurs intérêts.

    À ces arguments, on serait tenté d’en ajouter un autre : sur le plan symbolique, une sorte d’équilibre pourrait émerger de l’après assassinat de Soleimani ; du côté américain, Trump peut présenter le scalp du général iranien comme venant s’ajouter à celui de Baghdadi ; du côté iranien, l’image mythique du général martyr, héros des idéaux de la République islamique, sera très utile pour la propagande du régime. Elle sera utilisée entre autres par Téhéran pour tenter de retourner contre les Américains la colère des Irakiens (chiites) descendus dans la rue depuis début octobre pour protester contre la corruption des autorités de Bagdad et la tutelle de l’Iran.

    Ne tranchons pas ici entre les différentes écoles de prédictions ; indiquons quelques repères pouvant éclairer l’action des dirigeants européens :

    • Accord nucléaire : il était prévu que le gouvernement iranien annonce en début de semaine un cran supplémentaire dans son programme de mise en cause progressive de ses obligations au titre de l’accord nucléaire (JCPOA). Les décisions rendues publiques par Téhéran confirment que les autorités iraniennes, en rétorsion à l’élimination du chef de la force Al-Qods, ont choisi une "option haute" (un quasi retrait de l’accord), sans aller jusqu’à se soustraire aux contrôles de l’AIEA, sans doute pour se ménager une ultime passerelle avec les Européens. Il devient cependant de plus en plus difficile pour ceux-ci d’entretenir la fiction selon laquelle "le JCPOA peut encore être sauvé" ;
       
    • Irak/Daesh : le plus grand enjeu dans l’immédiat de l’après Qassem Souleimani porte sur le sort de l’Irak. Le parlement irakien a adopté dès dimanche 5, sur présentation du premier ministre, une motion demandant le retrait des forces américaines destinées à combattre Daesh. On peut penser que l’Iran va mettre tout son poids dans la balance pour s’assurer du départ des Américains et obtenir ainsi par des moyens politiques ce qui était le but des manœuvres sanglantes du général Soleimani. C’est un gouvernement en sursis qui tient faiblement les rênes du pouvoir à Bagdad en ce moment ; il n’est pas certain par ailleurs que l’Irak puisse aller très loin dans l’émancipation vis-à-vis de Washington. Le fait est, cependant, que la présence américaine en Irak ne tient plus qu’à un fil. Conséquence particulièrement dommageable pour les Européens : la coalition contre Daesh de même que la présence américaine dans le Nord-Est syrien ont toutes chances d’être des victimes collatérales de l’escalade actuelle entre l’Amérique et l’Iran ; outre la Russie, c’est Daesh qui est dans l’immédiat le principal bénéficiaire de la mort de Qassem Soleimani ;
       
    • Les alliés régionaux de l’Amérique : en troisième lieu, les prochains jours diront si les États-Unis ont vraiment réussi à "rétablir la dissuasion" autour de leurs intérêts. Les tweets menaçants de Donald Trump peuvent indiquer que lui-même n’en est pas complètement certain. Ce qu’il faut relever, c’est que, pour l’instant, la dissuasion n’a pas été restaurée en ce qui concerne les alliés, notamment régionaux, de l’Amérique. L’Arabie saoudite, voire les Émirats arabes unis, restent en particulier des cibles vulnérables à de nouvelles attaques du type de celle du 14 septembre. Si l’Iran doit "se venger", ce pourrait être en priorité, dans l’immédiat, en menaçant ses voisins du Golfe.

    Dans ces conditions, on peut comprendre que les dirigeants européens aient eu pour premier réflexe d’appeler les différents acteurs régionaux à la retenue et à la désescalade. Ils n’ont pas approuvé le raid américain contre le général Soleimani. Il leur appartient de faire passer auprès des Iraniens et de leurs alliés un message de réalisme : Trump a de facto changé ce que les militaires appellent les "règles d’engagement" dans la région ; personne ne peut plus tenir pour assuré que les Iraniens eux-mêmes seront épargnés en cas d’attaques par des proxies contre des intérêts américains. Les Européens doivent ajouter mezzo voce que de nouveaux pas pour se rapprocher de l’arme nucléaire apparaissent particulièrement imprudents dans le contexte de cette nouvelle équation stratégique.

    Au-delà de tels messages, il serait opportun que l’Europe – marginalisée sur le plan militaire – puisse présenter une double initiative politique : de soutien à des mesures de stabilisation de l’Irak, d’une part ; d’encouragement à un dialogue de sécurité entre les pays de la région, d’autre part. Les voisins de l’Iran, comme on l’a indiqué, sont sans doute en première ligne d’une potentielle contre-offensive iranienne mais, face à une menace américaine devenue beaucoup plus sérieuse, l’Iran a peut-être intérêt à ne pas multiplier les fronts. Une concertation sur ces lignes avec la Russie, mais aussi la Chine, l’Inde et le Japon, intéressés comme l’Europe à une désescalade, pourrait être utile.

     

    Copyright : Yasin AKGUL / AFP

     

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