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04/05/2021

Le nouveau "Rapport de la CIA" : Global Trends 2040 et les limites de la prospective

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Le nouveau
 Bruno Tertrais
Auteur
Expert Associé - Géopolitique, Relations Internationales et Démographie

Le National Intelligence Council américain a publié début avril un nouveau rapport de prospective mondiale Global Trends, cette fois à l’horizon 2040 (Global Trends 2040: A More Contested World). Que faut-il en retirer ? 

La démarche du NIC

Les rapports Global Trends, qui paraissent tous les quatre ans, sont rédigés par le National Intelligence Council (NIC), le "Conseil national du renseignement" américain. Cette petite équipe créée en 1979 et rattachée directement à la Maison-Blanche depuis 2004, regroupe aujourd’hui une trentaine de personnes. Elle est constituée, pour l’essentiel, de membres de la Central Intelligence Agency (CIA) - mais pas seulement, le président du NIC ayant une double casquette : il est également le "Directeur national adjoint du renseignement" (DDNI). C’est donc improprement qu’ils ont généralement été publiés en France sous le libellé de "rapports de la CIA". 

Le NIC a pour mission première de coordonner les rapports, généralement classifiés, mais aussi parfois publics, qui engagent l’ensemble de ce que l’on appelle la "communauté du renseignement". Depuis 1997, le NIC produit également, tous les quatre ans, des synthèses prospectives sur l’état du monde : celle qui est présentée ici, qui a été rendue publique le 8 avril, est la septième en date.

Les rapports du NIC n’ont pas pour ambition de prédire l’avenir : il s’agit bien de prospective, exercice qui consiste à dégager les grandes tendances de l’environnement politique, militaire, économique et social, pour prévoir les futurs possibles en fonction de ces évolutions et, le cas échéant, permettre d’agir pour que les événements les plus négatifs ne se produisent pas. Ce n’est pas une entreprise politique : les rédacteurs arrêtent généralement l’élaboration du texte à l’automne précédant l’élection américaine (un peu plus tard cette fois, sans doute pour tenir compte du caractère particulier du scrutin de 2020). 

Ces rapports ont en revanche un impact politique : très lus à Pékin, à Moscou et ailleurs, ils sont fréquemment perçus comme reflétant le point de consensus de l’analyse américaine du monde.

Les rapports du NIC n’ont pas pour ambition de prédire l’avenir : il s’agit bien de prospective, exercice qui consiste à dégager les grandes tendances de l’environnement politique, militaire, économique et social, pour prévoir les futurs possibles.

L’horizon de prospective choisi par le NIC (15 à 20 ans selon les rapports), est le bon : suffisamment lointain pour que la prévision soit utile, mais suffisamment proche pour que celle-ci ait du sens. L’horizon des travaux du NIC est en fait de plus en plus lointain : 13 ans pour le rapport de 1997, 15 ans pour celui de 2000, 16 ans pour celui de 2004, 17 ans pour celui de 2008, 18 ans pour celui de 2012. Celui de 2017 ne comportant pas de date précise, et celui de 2021 a un horizon de 19 ans. L’Histoire nous enseigne en effet que les prévisions à très long terme sont généralement peu utiles. Seuls quelques domaines particuliers - la démographie, l’énergie - peuvent faire l’objet de projections réalistes à 30 ans et plus ; en dehors de ces cas très particuliers, la prévision à très long terme n’a pas grand intérêt.

Car l’Histoire est tout autant marquée par les événements imprévisibles et les discontinuités que par les tendances à long terme. On fait référence ici à ce qu’il est convenu d’appeler les "surprises" et les "ruptures" stratégiques. La surprise stratégique est un événement brutal et imprévu - quoique pas toujours imprévisible - ayant un impact majeur sur l’environnement politique, économique, social ou militaire. La rupture stratégique a un impact plus fort : c’est l’événement qui nous fait dire que "plus rien ne sera comme avant". Les deux catégories se recoupent partiellement : ainsi certaines ruptures stratégiques se produisent sur la longue durée - comme par exemple la transition démographique des pays en développement, ou le décollage économique des pays d’Asie… Au premier rang de tels événements figurent les grandes innovations scientifiques et technologiques (par exemple la machine à vapeur, l’électricité, la photographie, la radio, l’avion à réaction, le téléphone, la télévision, le satellite, l’ordinateur, ou encore Internet), mais aussi les événements d’origine humaine : attaque militaire surprise (Pearl Harbour), choc énergétique (l’embargo pétrolier de 1973), acte d’hyper-terrorisme (les attentats de 2001), série de révoltes populaires simultanées (les printemps arabes), effondrement d’un grand pays (l’Union soviétique en 1990), accident industriel majeur (Tchernobyl), krach boursier et financier (crises de 1929 et 2008), votes populaires (Brexit)… En raison du caractère difficilement prévisible de tels événements - ou en tout cas de la difficulté à les prévoir avec une forte probabilité largement avant leur survenue - il existe une limite intrinsèque à notre capacité de prévoir l’avenir à très long terme. Alors même que ces surprises et ruptures sont déterminantes dans l’Histoire… Mais cela n’enlève rien à l’intérêt d’une bonne prospective, qui aide à se préparer à l’avenir - et aussi à le façonner. 

L’épreuve du temps

Avec maintenant 25 ans de recul, il est possible de tester les qualités de prévisionnistes des analystes du NIC. 

Le rapport publié fin 2004 et s’intéressant à l’horizon 2020 était assez bien vu sur quelques traits saillants de la géopolitique contemporaine : improbabilité, dans les 15 prochaines années (2005-2020), d’un conflit entre grandes puissances ; incapacité de l’Europe à devenir une superpuissance à l’échéance considérée ; déliquescence d’Al-Qaïda et son remplacement jugé probable par une autre nébuleuse djihadiste - ainsi que, dans l’un de ses scénarios alternatifs, proclamation d’un califat par une telle organisation à l’horizon de la fin des années 2010 ; progrès démocratiques de plusieurs pays du Moyen-Orient ; absence de pénurie énergétique, contrairement aux prédictions fréquentes à l’époque d’un imminent "pic pétrolier". 

D’autres projections étaient moins heureuses. Le rapport sous-estimait la rapidité de la croissance économique chinoise et, à l’inverse et à l’inverse surestimait celle d’autres grands pays émergents (Brésil, Indonésie). L’hypothèse d’une montée du nationalisme et du populisme, ainsi que celle d’une véritable radicalisation du pouvoir chinois, n’étaient pas mentionnées.

Avec maintenant 25 ans de recul, il est possible de tester les qualités de prévisionnistes des analystes du NIC. 

Surtout, comme la plupart des prospectives de ce type, le rapport se concentrait davantage sur les tendances lourdes que sur les risques de rupture. En évoquant une mondialisation "largement irréversible" et "peu susceptible d’être ralentie", il sous-estimait gravement la probabilité de chocs systémiques - tels que la crise de 2008 et la pandémie de Covid-19. (Le risque pandémique était mentionné mais sans insistance, et surtout en mettant l’accent sur les conséquences qu’une pandémie mondiale aurait sur les seuls pays en développement.) Enfin, aucun des quatre grands scénarios proposés à titre illustratif ("Le Monde de Davos", "La Pax Americana", "Un Nouveau Califat", "Cycle de Peur") n’était centré sur le rapport de forces sino-américain.

Le rapport Global Trends 2040

Global Trends 2040 (GT-2040) poursuit le développement de l’exercice du NIC avec, comme pour l’édition précédente (2016), un rapport à vingt ans complété par des prospectives régionales, et des "focus" transverses annoncés pour les mois qui viennent.

Le rapport principal prend assez peu de risques en évoquant un monde sans leader, dans lequel la compétition de puissances fera rage et sera plus belligène. Signe des temps : la Chine y est mentionnée 159 fois contre 67 pour la Russie, alors que c’était 187 contre 135 dans le rapport précédent. (La France n’est mentionnée que sept fois, et seulement à titre comparatif.) L’anarchie mondiale envisagée n’empêchera pas la connectivité de se développer considérablement, avec peut-être plusieurs milliers de milliards d’objets reliés par "l’Internet des Objets" en 2040.

Mais le rapport frappe par sa tonalité plus pessimiste que ne l’étaient les précédentes éditions : dans les quinze prochaines années, les progrès du développement, selon lui, seront moins marqués que ce n’était le cas dans les trente années précédentes (la part de la population mondiale en situation de pauvreté stagnerait désormais et le niveau d’éducation augmenterait moins vite) ; les dettes souveraines vont exploser ; le protectionnisme ne peut que s’accroître ; les grandes entreprises technologiques consolideront leurs positions oligopolistiques ; la technologie sera plus destructrice que libératrice ; les pays modernes seront confrontées aux défis du vieillissement ; les termes "fragmentation", "déséquilibre" et "contestation" sont au nombre des principales clés de lecture du monde vu par le NIC.

Le rapport fait également du changement climatique un paramètre encore plus dimensionnant que ce n’était le cas auparavant. De manière très consensuelle - et par ailleurs discutable - il en anticipe des conséquences majeures sur la disponibilité des ressources, l’instabilité politique et les migrations. De manière plus intéressante et originale, il suggère que dans l’hypothèse (probable) où le réchauffement climatique n’aurait pas été significativement freiné, la tentation de la géo-ingénierie serait de plus en plus forte.

Les divisions sociétales, selon Global Trends 2040, auront été accrues de manière profonde par la pandémie de Covid-19, avec un développement durable des fractures identitaires.

Sans surprise, le développement de l’intelligence artificielle fait l'objet d'une attention soutenue, avec sans doute un gain global de productivité à la clé à l’horizon 2040. Toutefois, le rapport reste prudent quant à son impact sur la structure du marché de l’emploi à l’échéance retenue (impact qui sera au demeurant probablement très différencié d’un pays et d’une activité à l’autre). Parmi les autres observations intéressantes du rapport, on note l’idée selon laquelle la pénurie la plus probable ne sera pas celle de telle ou telle ressource, mais… celle du lien social et de la confiance. Les divisions sociétales, selon Global Trends 2040, auront été accrues de manière profonde par la pandémie de Covid-19, avec un développement durable des fractures identitaires.

On peut se demander s’il fallait prendre le risque de conclure et de présenter ce rapport en pleine pandémie, alors que les chocs que cette dernière a suscité sont encore loin de s’être dissipés. L’élaboration de GT-2040, du fait des circonstances sanitaires, ne résulte pas de consultations d’experts aussi diversifiées et approfondies que ce n’était le cas pour les rapports précédents. Il est moins imaginatif que ses prédécesseurs. 

De surcroît, si les précédents rapports ont parfois péché par excès d’optimisme, celui-ci semble presque faire l’impasse sur l’hypothèse d’un "choc optimiste" dans les années 2020, lorsque la pandémie de Covid-19 sera derrière nous. Toutefois, sur les cinq grands scénarios proposés pour 2040, trois apportent une note d’optimisme. Si "Un monde à la dérive" est basé sur la poursuite des tendances actuelles, et "Silos séparés" décrit une planète divisée en sphères d’influence, "Coexistence compétitive" voit deux blocs coopérer sans conflit majeur, "Tragédie et mobilisation" - le plus inventif - imagine un partenariat sino-européen pour le multilatéralisme et le développement se développer à la suite d’une grave catastrophe alimentaire mondiale, et "Renaissance des démocraties" imagine la restauration d’un ordre libéral. 

On notera que dans sa substance, GT-2040 n’est pas sans rappeler l’excellent rapport de prospective de l’Union européenne à l’horizon 2030, publié il y a deux ans. Au moins peut-on dire, comme l’observe Florence Gaub, directrice adjointe de l’Institut d’études de sécurité de l’Union européenne (et principal architecte du rapport de l’UE), que les penseurs des administrations américaine et européenne n’envisagent pas l’avenir de manière radicalement différente.

Quid de l’Europe, justement, selon GT-2040 ? Son économie devrait s’être rétablie en 2025, mais non sans une fracturation de son paysage politique, et une persistance du populisme notamment en Europe centrale et orientale. Le NIC est plus optimiste qu’il ne l’était par le passé sur l’avenir de l’Union, notamment du fait de la sortie britannique, qui estime toutefois improbable qu’elle soit à la veille d’un saut qualitatif dans les domaines de la sécurité et de la défense. Il s’inquiète par ailleurs de l’influence russe dans les pays du sud-est du continent. À l’horizon 2040, l’Europe sera, selon le NIC - et sans surprise - "plus chaude, plus riche, plus âgée, et moins chrétienne". Sa première ville serait Istanbul, suivie par… Paris. 

N.d.A : ce billet est issu d’une note écrite pour le Haut-Commissaire au Plan. 

 

Copyright : POOL / GETTY IMAGES NORTH AMERICA / Getty Images via AFP

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