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18/09/2020

La mystérieuse affaire Navalny

L'opinion de Sergei Guriev

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La mystérieuse affaire Navalny
 Sergei Guriev
Professeur d'économie, Sciences Po Paris

La tentative d'empoisonnement d'Alexeï Navalny le 20 août à l'aéroport de Tomsk suscite dans les pays occidentaux une sorte d'incrédulité : pourquoi les autorités russes utiliseraient-elles de nouveau un procédé (le recours à un agent neurotoxique de type Novichok) qui leur a coûté cher ailleurs (l'affaire Skripal) ? Et s'il s'agit d'une tentative d'assassinat résultant d'une commande venue du pouvoir, pourquoi autoriser le transfert de la victime dans un hôpital allemand ?

Les médecins russes qui ont soigné l'opposant - et lui ont sauvé la vie, selon toute vraisemblance - ont indiqué que les tests auxquels ils avaient procédé pour déterminer s'il y avait eu empoisonnement étaient négatifs. L'hôpital de la Charité à Berlin, où Navalny est traité, assure au contraire qu'une variante du Novichok est à l'origine de l'empoisonnement. Cela est confirmé par un laboratoire français et un laboratoire suédois.

Le ton est monté entre Moscou et Berlin. D'une manière inhabituelle, la Chancelière Angela Merkel a exigé des explications au Kremlin. Elle évoque des sanctions et même la suspension du projet de pipeline gazier Nord Stream II - alors qu'elle avait jusqu'ici résisté à toutes les demandes américaines en ce sens. Les autorités françaises ont reporté certaines des échéances du dialogue stratégique franco-russe. L'Union européenne est appelée à se prononcer, notamment lors du Conseil européen des 24 et 25 septembre prochains. Jusqu'ici, Moscou s'enferme dans une posture de déni, alors que la Russie a beaucoup à perdre à une détérioration de sa relation avec l'Allemagne.

À l'incrédulité, ont succédé les spéculations pour tenter d'expliquer les origines de la crise. Nous avons demandé à un expert reconnu de la politique russe, Sergei Guriev, économiste et professeur à Sciences-Po, proche de l'opposition dans son pays, un éclairage personnel.

Comment analysez vous le contexte dans lequel est intervenu l'empoisonnement du leader de l’opposition russe ? Pourquoi les autorités russes auraient-elles pris le risque de faire assassiner un homme dont elles répétaient qu’il n’avait qu’une audience limitée, qu’il ne représentait donc pas une vraie menace pour le système ?

Depuis quelques années, le régime de Vladimir Poutine a perdu en popularité. Plusieurs mouvements et événements importants y ont contribué :

  • une absence de croissance des revenus : même avant la crise de 2020, les revenus réels stagnaient à près de 10 % en-dessous du niveau de 2013 ;
  • une désillusion croissante après la reconduction par Poutine en 2018 du gouvernement Medvedev, très impopulaire (la vidéo d’Alexeï Navalny sur la corruption de Dmitry Medvedev, datant de 2017, a été visionnée 35 millions de fois), puis après sa mise en place d’une "réforme des retraites" confiscatoire en 2018 ;
  • l’amplification du nombre de manifestations pour la protection de l’environnement, particulièrement dans la région d'Arkhangelsk ;
  • le succès médiatique grandissant de Navalny : ses émissions hebdomadaires sur YouTube sont regardées par des millions de personnes, tandis que sa chaîne YouTube compte désormais 4 millions d'abonnés ;
  • le succès de la tactique du "vote intelligent" de Navalny en 2019 – le gouvernement n’ayant pas enregistré de réels candidats de l'opposition, il s’agissait de voter pour le plus prometteur des candidats, quel que soit son parti tant qu’il n’était pas déjà au pouvoir, afin de témoigner de l’intensité de la méfiance vis-à-vis du pouvoir actuel.

La réaction de Poutine face au Covid-19 a révélé au peuple russe qu’il se montre plus généreux envers ses amis que ses concitoyens.

Cette année s’est accompagnée de défis encore plus importants. La réaction de Poutine face au Covid-19 a révélé au peuple russe qu’il se montre plus généreux envers ses amis que ses concitoyens. Alors que la Russie dispose toujours d'un fonds souverain à 10 % du PIB, ses mesures économiques anti-Covid-19 ne représentaient que 3 % du PIB. Il s’agit majoritairement de reports d'impôts. Les subventions et les aides destinées aux entreprises publiques et aux petites entreprises étaient inférieures à 1 % du PIB.

Par ailleurs, la réforme constitutionnelle de Poutine a été assez mal accueillie. Le Président russe a d’ailleurs programmé le vote au beau milieu de l’épidémie, car près de la moitié de la population russe ne souhaite pas qu’il siège au Kremlin jusqu'en 2036. Ainsi, de nombreux électeurs de l’opposition ne se sont pas présentés aux urnes, et on a constaté lors de ces élections le plus fort taux de fraude de l'histoire russe (selon diverses estimations, le "bourrage d’urnes" représenterait entre 20 et 25 points de pourcentage du résultat final).

La cote de popularité de Poutine a ainsi chuté à un niveau historiquement bas. On observe une remontée au mois d’août, mais il s'agit probablement d'une anomalie passagère – à moins que cela ne soit dû, au moins partiellement, au fait que Navalny a été écarté de YouTube au début du mois d’août.

Ajoutons à cela la vague actuelle de manifestations de masse en Biélorussie et à Khabarovsk, ainsi que les élections régionales de septembre 2020 dans 40 régions, pour lesquelles Alexeï Navalny a une nouvelle fois encouragé le recours au "vote intelligent". Tous ces éléments semblent avoir encouragé les autorités à adapter leur réponse au "problème Navalny".

Vous pensez donc que l’ordre est venu du pouvoir ?

De telles opérations requièrent la coordination de plusieurs services ; elles doivent être validées par les plus hauts responsables, et demandent donc des mois de planification et de préparation. Il est probable que les responsables russes aient commencé à œuvrer sur ce projet dès le début de l’année et que l'approbation finale ne soit venue qu’en juillet, après le vote sur les amendements constitutionnels.

Autre élément déclencheur potentiel : les données confidentielles concernant les décès relatifs au Covid-19 au mois de juillet. Les statistiques officielles russes sur le Covid-19 sont, de façon notoire, revues à la baisse, mais le nombre de décès au mois de juillet était beaucoup plus élevé que celui des mois précédents (30 000 morts, soit 5 fois le nombre de morts reportés officiellement). Ces données n'ont été révélées qu'au début du mois de septembre. Il est possible que les autorités aient craint que Navalny ne s’exprime sur ces chiffres - et notamment sur un lien potentiel entre cette surmortalité et le vote organisé par Poutine au milieu de l'épidémie.

Les conséquences de cet empoisonnement sur les relations entre la Russie et l'Allemagne (et l'Europe en général), pourraient être dramatiques. Pourquoi les autorités russes ne se sont-elles pas opposées au transfert d'Alexei Navalny à Berlin ?

Tout laisse penser qu'il y a eu une erreur de calcul de la part de Moscou : on peut faire l'hypothèse que le plan était de supprimer Navalny et de l'enterrer ensuite à Moscou, puis de refuser le transfert des tests biologiques à l’étranger tout en niant l’empoisonnement. Cela aurait certes suscité de puissants soupçons, mais aurait évité au régime de se faire prendre en flagrant délit.

Si les services secrets russes sont souvent impitoyables, ils ne sont pas omniscients et commettent des erreurs - comme l’avait déjà démontré l'affaire Salisbury.

S’agissant de l’accord donné au transfert de l’opposant à Berlin, plusieurs explications sont possibles. On peut penser que les autorités ont attendu que le poison ait cessé de laisser des traces dans le corps de Navalny avant de le laisser partir. Ils ont dû estimer que deux jours suffiraient à en effacer toute trace. Cela n’a finalement pas été le cas. Par ailleurs, refuser son transfert en Allemagne aurait constitué un signe de complicité évidente sur cette tentative d’assassinat. Notons que selon les rapports allemands, Navalny aurait été empoisonné par un nouveau type de Novichok, ce qui est probablement à l’origine du manque de données exactes sur la durée de vie de ce poison dans le corps. Enfin, les autorités russes ont sans doute sous-estimé la précision du matériel médical allemand. Si les services secrets russes sont souvent impitoyables, ils ne sont pas omniscients et commettent des erreurs - comme l’avait déjà démontré l'affaire Salisbury.

 

 

Copyright : Maxim ZMEYEV / AFP

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