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01/04/2020

La crise du Covid-19, révélatrice ou amplificatrice des inégalités ?

Trois questions à Julien Damon

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La crise du Covid-19, révélatrice ou amplificatrice des inégalités ?
 Julien Damon
Professeur associé à Sciences Po

La crise du Covid-19 met en exergue un grand nombre d’inégalités, qu’elles soient sociales, économiques, générationnelles, scolaires ou encore d’accès au soin et à Internet. Ces inégalités se retrouvent au niveau mondial, mais aussi au niveau national, la France n’étant pas en reste. Quel sera, dès lors, l’impact de cette période de confinement sur les inégalités en tout genre ? Quelles leçons pourront être tirées de cet épisode ? Julien Damon est professeur associé à Sciences Po et conseiller scientifique de l’École nationale supérieure de sécurité sociale (En3s). Il est aussi l’auteur du livre Qui dort dehors ? (l’Aube, 2020). Il répond à nos questions.

Vous aviez, l'été dernier, préparé pour l'Institut Montaigne un état des lieux des inégalités au plan mondial. Y a-t-il aujourd'hui un lien entre le caractère égalitaire d'une société, et la capacité d'un exécutif à gérer la crise du Covid-19 que nous traversons ?

Je ne le crois pas. Des travaux savants, post-crise, fourniront des analyses plus fouillées traitant de l’impact de la pandémie sur différents modèles sociaux et, plus précisément, sur les différents modèles d’État-providence en Europe ou dans le monde entier. Pour le moment, dans les pays riches, au cœur de la crise, on ne peut qu’observer la diversité des réponses, la variété des vitesses de prise de décision, sur tous les continents, et, surtout, des niveaux différents d’adhésion et d’observation des populations quant aux mesures qui les concernent.

Les exécutifs dans la zone OCDE se trouvent plus ou moins préparés et plus ou moins aguerris, sinon en Asie, à ce type d’évènements. Mais la corrélation avec le niveau des inégalités me semble faible. Au-delà des importantes variables de contexte comme l’urbanisme et les moyens de déplacement, la question du civisme a probablement une importance déterminante. Il en va dans les bonnes habitudes hygiéniques et sanitaires, comme dans la bonne volonté pour obéir à des injonctions de confinement. Se sentir membre responsable d’une communauté, à égalité avec les autres, compte. À l’inverse, s’estimer non concerné et devoir être contraint par la police est tout à fait problématique. On rétorquera que dans les régimes autoritaires, qui se veulent égalitaires, confiner la population est plus aisé. Certes, mais dans les régimes démocratiques, de la Corée du Sud aux États-Unis, en passant par la France et ses quartiers dits sensibles, jusque dans les pays nordiques, les réactions aux mesures annoncées par les exécutifs ne sont pas les mêmes.

Plus que les inégalités socio-économiques, c’est le sentiment d’appartenir à une communauté de citoyens qui prime. Ces considérations rédigées pour les pays riches, que dire pour les pays pauvres ? À ce stade, il faut imaginer ce que pourra être l’impact de l’épidémie dans les bidonvilles de métropoles colossales, là où se conjuguent insalubrité de l’habitat et importante densité de population. Les inquiétudes sont particulièrement prononcées, dans des contextes où les systèmes sanitaires sont souvent balbutiants et marqués par des inégalités d’accès que n’imaginent pas les habitants des pays développés.

Les diverses solutions prônées par le gouvernement pour faire face à la crise - le confinement notamment, mais aussi ce qui en découle, de la classe à domicile, cours numériques ou encore télétravail - ne risquent-elles pas d'accentuer les inégalités au sein de la société ?

Le coronavirus et, en réponse, le confinement ne révèlent pas vraiment de nouvelles inégalités. Elles en exacerbent certaines. Il est bon de commencer par rappeler que la principale de ces inégalités relève de l’âge ! Ce sont d’abord et principalement les personnes âgées qui sont en danger. On aurait presque tendance à l’oublier dans le concert des tribunes et prises de position qui entonnent aujourd’hui les refrains sur un autre monde à venir, fait, en premier lieu, de mise au pilori des plus aisés et de remise du libéralisme dans les poubelles de l’histoire.

Coronavirus et confinement devraient être analysés, au sujet des inégalités, sur trois principaux axes : l’âge, l’habitat, le niveau de vie.

La deuxième inégalité concerne la localisation et l’habitat. On a assez dit que les métropoles et en premier lieu Paris s’étaient dépeuplées. Et certains, comme en Vendée, veulent interdire la venue de ces étrangers de l’intérieur qui pourtant, toute l’année, font vivre leurs territoires. Plus concrètement, le confinement n’a évidemment rien à voir pour la majorité des Français qui vivent dans un pavillon, et pour tous ceux qui vivent dans des immeubles plus ou moins denses.

Le troisième ordre d’inégalité est le plus traditionnel. Pour dire l’évidence : il vaut mieux être riche et en bonne santé pour pouvoir vivre bien confiné. Rien de véritablement neuf sous le soleil en la matière.

Quatrième registre des inégalités : le travail. En effet, de nouvelles fractures, qui existaient déjà, s’accentuent. Elles ne sont pas toutes très neuves. Il en va ainsi des protections et garanties de votre emploi qui n’ont strictement rien à voir selon que vous êtes dans le secteur public ou dans le secteur privé, exerçant en indépendant, dans une PME ou dans une grande entreprise. D’autres sujets sont plus inédits, comme la capacité de recourir, dans de bonnes conditions, au télétravail. Au sujet de l’emploi, épidémie et confinement montrent surtout ce que sont les emplois vraiment utiles. On a là le procès, de fait, des bullshit jobs qui ne servent à rien et qui encombrent l’économie.

Cinquième registre, que vous évoquez, celui des cours à la maison. Là aussi, au fond, pas grand-chose de véritablement inattendu. Pour parler comme Bourdieu, le capital culturel et le capital scolaire sont inégalement distribués. Le confinement scolaire pendant quelques semaines ne devrait pas y changer grand-chose. Toutes choses égales par ailleurs – si on pouvait calculer de la sorte – les meilleurs élèves travailleront. Les plus mauvais passeront leur temps sur les réseaux sociaux. Bien évidemment, les capacités des parents pour accompagner leurs enfants ne sont pas les mêmes. Mais ceci aura-t-il un impact notable sur les performances des enfants ? On peut s’en inquiéter en faisant du lyrisme. Si impact il y a, il ne sera pas déterminant. Donc, pas d’inquiétudes, si l’épisode ne dure bien que quelques semaines, pour les scolaires et les étudiants installés. En revanche – et on en parle moins – pour les étudiants préparant des concours, la période est terrible, et pose des questions d’équité générationnelle. C’est un terme pompeux pour dire que l’organisation des concours, publics ou privés, prend le Covid-19 en pleine figure, avec rupture d’égalité possible dans ces modalités, certes particulièrement françaises, d’accéder à certaines voies de l’enseignement supérieur.

Résumons. Coronavirus et confinement devraient être analysés, au sujet des inégalités, sur trois principaux axes : l’âge, l’habitat, le niveau de vie. Il y a là d’abord une inégalité que vivent les aînés, ensuite de la lutte des places (selon où vous habitez) et enfin de la plus traditionnelle lutte des classes.

Pour être plus original, on peut observer qu’en période de confinement les inégalités face au temps se réduisent. Celles face à l'espace s'exacerbent. En clair, chacun doit occuper un temps contraint par le confinement, avec moins d'activités socialement marquées. Donc moins d'inégalités de temps, et tout le monde devant des écrans. En revanche, les différences deviennent absolument fondamentales entre la ville et le rural. Et, dans les villes, elles sont patentes entre les très bien logés, ceux qui toute l'année sont en réalité déjà confinés dans des appartements trop petits, et ceux pour qui il est difficile d’être confiné chez eux car ils n’ont pas de chez-soi, les sans-abri.

Pour être plus original, on peut observer qu’en période de confinement les inégalités face au temps se réduisent. Celles face à l'espace s'exacerbent.

Une fois la crise passée, quelles leçons faudra-t-il retenir, selon vous, de celle-ci pour réduire les inégalités qui persistent au sein de la société ?

D’abord, que des inégalités persistent est nécessaire et légitime. L’égalitarisme radical est une perspective de table rase, généralement dictatoriale. À ce sujet, un risque post Covid-19 se profile. Celui, précisément, d’appels à l’éradication intégrale des inégalités et à, en quelque sorte, la revanche de ceux qui se sentiraient mis de côté par rapport aux supposés nantis. La crise épidémique risque alors de se doubler d’une crise sociale. Avec continuation du blocage de l’économie par des grèves revendicatrices, décisions politiques de circonstance, violence dans les rues et, pourquoi pas, incendie des résidences secondaires. Bien des personnes, avec de plus ou moins bonnes raisons, pourraient enfiler à nouveau, ou pour la première fois, un gilet jaune.

Ce scénario triste à l’esprit, je pense qu’un premier sujet pourrait être de nettoyer les entreprises de tous les bullshit jobs. Toutes les organisations normalement constituées, publiques ou privées, devraient faire le point sur les fonctions qui ont été utiles pendant la crise, celles qui ont manqué en raison du confinement et celles dont l’absence n’aura pas été remarquée. Toujours sur ce plan du travail, il faudra certainement reconsidérer les critères de pénibilité et de rémunération de tous ces métiers essentiels qui permettent la vie quotidienne.

Un autre sujet, plus colossal, qui d’ailleurs s’enclenche d’emblée, pendant la crise, avec les menaces sur les EHPAD, est celui du grand-âge. Si j’avais la baguette magique, je mettrais de côté la réforme des retraites, qui, reprise, remettrait de l’huile sur le feu, et je mettrais tous les moyens pour améliorer les conditions de vie des plus âgés et de ceux qui travaillent pour eux.

 

 

Copyright : SEBASTIEN BOZON / AFP

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