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29/04/2019

En Ukraine, la loi implacable des séries

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En Ukraine, la loi implacable des séries
 Dominique Moïsi
Auteur
Conseiller Spécial - Géopolitique

Le fait qu'un héros de feuilleton ukrainien incarnant un président à l'écran finisse par le devenir pour de bon montre que la démocratie traverse l'une de ses plus graves crises d'identité. Dans le monde entier, la confiance du peuple envers ses élites est tombée au plus bas.

Avec la victoire de Volodymyr Zelensky (le héros d'une série à succès "Serviteur du peuple") sur l'ancien président Petro Porochenko en Ukraine, les séries télévisées ont changé de statut. Elles ne sont plus seulement des outils incontournables de compréhension des émotions du monde. Elles sont devenues des instruments de conquête du pouvoir.

Il est vrai que, en s'inscrivant dans le temps long des saisons, les séries - contrairement au cinéma - permettent de créer un lien réel entre leurs héros et le public.

Mais plus sérieusement, si le héros d'une série télévisée peut passer du "président idéalisé" de la fiction au président réel de l'Ukraine, c'est avant tout parce que la démocratie traverse une de ses plus graves crises d'identité. L'élection triomphale (73 % des suffrages exprimés) de Zelensky apparaît ainsi comme l'illustration de la justesse de la thèse soutenue dans un livre, publié récemment dans sa version française, par Ilvo Diamanti et Marc Lazar Peuplecratie (Gallimard, mars 2019). La confiance dans les élites est tombée à son niveau le plus bas et pas seulement en Ukraine. Le peuple, encouragé par les populismes, n'a plus confiance qu'en lui-même. Toute intermédiation est une trahison.

Novice absolu

Zelensky ignore tout de la politique réelle, c'est un novice absolu. Quoi de mieux qu'un homme radicalement nouveau, pour permettre un nouveau départ ? Les Ukrainiens de toute façon n'ont rien à perdre. Leurs élites ont lamentablement échoué à leurs yeux. Sur ce plan les commentaires russes "prudents" mais orientés sont très intéressants. Des analystes proches de Moscou voient dans l'humiliation électorale de l'ancien président Porochenko la preuve que les Ukrainiens ont massivement rejeté "les années Maïdan", du nom de la place où les manifestants se sont massés en 2014 pour contester et forcer un changement du régime en place.

Si le héros d'une série télévisée peut passer du "président idéalisé" de la fiction au président réel de l'Ukraine, c'est avant tout parce que la démocratie traverse une de ses plus graves crises d'identité.

Il s'agit là bien sûr d'une interprétation très réductrice. En élisant Zelensky les Ukrainiens ont, en fait, porté un jugement amer et désabusé sur toute l'expérience politique que l'Ukraine a connue depuis qu'elle a regagné son indépendance, avec la chute de l'URSS. Ce sont près de trente années qu'ils rejettent et pas seulement cinq. "À l'Ouest", on attendait l'Ukraine en particulier sur la question de la corruption. Le résultat fut décevant : impossible de distinguer un oligarque ukrainien d'un oligarque russe. Pour le dire différemment, au moment où Kiev a souhaité s'ancrer à l'Ouest en matière de sécurité, son "mode de fonctionnement" est resté désespérément à l'Est.

Pauvre Ukraine, si proche de Moscou, si loin de Bruxelles.

Un pays malade

Plus un pays est "malade", politiquement et socialement, plus les dérives du peuple risquent d'être spectaculaires. Ce qui vient de se produire en Ukraine est tout à la fois l'expression d'une sanction légitime et la démonstration que la démocratie, au strict sens de l'élection, a bien fonctionné. Mais le choix fait par le peuple ukrainien de Zelensky sonne aussi comme un avertissement pour les régimes démocratiques au sens classique du terme, comme pour les démocraties dites "illibérales". Retirer toute légitimité aux élites, c'est prendre le risque de croire en la toute sagesse du peuple.

Le choix fait par le peuple ukrainien de Zelensky sonne aussi comme un avertissement pour les régimes démocratiques au sens classique du terme, comme pour les démocraties dites "illibérales".

Or l'Histoire en a fait l'ample démonstration, le peuple peut se tromper de la manière la plus radicale, comme en Allemagne en 1933. Il n'y a, bien entendu, aucune comparaison possible entre un acteur jeune et souriant, juif de surcroît, et Adolf Hitler. Mais nous sommes entrés, avec l'élection de Zelensky, dans un monde totalement imprévisible, celui où, pour être légitime en politique, il faudra bientôt n'en avoir aucune expérience. Dans un film prémonitoire des années 1980, dont le titre en français était "Bienvenue Mister Chance", Peter Sellers incarnait un jardinier dont les aphorismes, d'une platitude totale, faisaient "la pluie et le beau temps" à Washington.

L'espoir d'un miracle

Il est bien trop tôt pour savoir ce que signifiera pour les relations entre l'Ukraine et la Russie et pour l'ensemble de l'Europe du Centre-Est, l'élection de Zelensky. Peut-être un miracle se produira-t-il, le rôle dans lequel il s'est fondu avec talent - celui d'un homme intègre, totalement dédié au bonheur du peuple - le poussant à surmonter tous les obstacles de la vie politique réelle ?

Le risque est grand, hélas, que cette expérience se termine mal, et s'inscrive dans un processus de délégitimation, non seulement de la démocratie comme principe, mais de l'Ukraine comme Etat souverain. Or l'équilibre européen présuppose une Ukraine indépendante de la Russie.

 

Avec l'aimable autorisation des Echos (publié le 29/04/19).

Copyright : GENYA SAVILOV / AFP

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