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22/02/2019

Daesh – étrange fin de partie dans le Nord-Est syrien

Daesh – étrange fin de partie dans le Nord-Est syrien
 Michel Duclos
Auteur
Expert Résident principal et Conseiller spécial - Géopolitique et Diplomatie

Le 10 juin 2014, la foudre s’abattait sur le monde : Mossoul, la seconde ville d’Irak, était tombée aux mains d’une organisation djihadiste que l’on appelait encore à l’époque l’Etat Islamique en Irak et au Levant. Son chef, Abu-Bakr al-Baghdadi, allait quelques jours plus tard se proclamer Calife. En janvier de la même année, l’Etat Islamique s’était emparé de la ville de Raqqa, en Syrie, et en juillet, un mois après Mossoul, le groupe djihadiste prenait une autre ville syrienne des bords de l’Euphrate, Deir es-Zor.

Daesh, comme les autorités françaises prirent l’habitude d’appeler la nouvelle organisation, fut ainsi capable de contrôler un vaste territoire, disposant de ressources, notamment pétrolières, entre le Tigre et l’Euphrate. Elle abolissait la frontière irako-syrienne qui datait de l’époque mandataire. Elle créait une forme d’entité étatique, imposant à tous les habitants une théocratie particulièrement intransigeante, tout en utilisant les méthodes et certains cadres de l’ancien parti Baath irakien et en développant une politique de communication extrêmement moderne. Des djihadistes venus d’Europe, d’Afrique du Nord, d’Asie affluèrent. Les exactions barbares contre la population, notamment certaines minorités (Yazidis), les meurtres ignobles hypermédiatisés, les attentats en Europe, tout cela devint une réalité quotidienne pendant des mois.

Pourquoi, compte tenu de l’image d’horreur absolue qui s’attache à cette organisation, la victoire contre Daesh n’est-elle pas davantage célébrée dans les capitales occidentales ?

Une coalition internationale contre Daesh, conduite par les Etats-Unis, s’est mise en place dès l’été 2014. La France en fait partie, bien que, dans un premier temps, ses avions n'intervinrent que dans la zone irakienne du "Califat". Elle s'est jointe aux frappes contre Raqqa et Daesh en Syrie à partir de septembre 2015, en soutien à la coalition kurdo-arabe (les "Forces Démocratiques Syriennes"), qui combat les djihadistes sur le terrain. Raqqa constitue un objectif majeur pour les forces françaises car il y a des raisons de penser qu’une partie des attentats préparés et parfois exécutés contre le territoire national a été planifiée dans la "capitale" syrienne de Daesh. Comme on le sait, Mossoul a été libérée en juillet 2017, Raqqa en octobre de la même année. La dernière bataille significative contre Daesh a lieu en Syrie à Hajin en décembre 2018 - janvier 2019.

La dernière poche de résistance est en train d’être réduite dans un endroit appelé Baghouz – dans le fin fond de l’Est syrien. C’est là notamment que les frères Clain semblent avoir été mis hors d’état de nuire par une frappe de la coalition mercredi 20 février. Daesh, en tant qu’organisation "territorialisée", selon l’expression consacrée, est donc désormais détruite.

Pourquoi, compte tenu de l’image d’horreur absolue qui s’attache à cette organisation, la victoire contre Daesh n’est-elle pas davantage célébrée dans les capitales occidentales ? On avancera, à titre d’hypothèses, trois raisons d’inégales importances.

Daesh n'est pas mort

D’abord tous les experts en terrorisme sont d’accord pour estimer qu’en dépit des apparences, la défaite de Daesh n’est pas totale : des cellules dormantes ou des militants cachés se terrent certainement dans la province d’al-Anbar, qui jouxte la Syrie et la Jordanie ; si l’organisation paraît coulée, l’idéologie, la légende, le mythe qu’elle laisse derrière elle, vont continuer à travailler de nombreux sunnites mécontents ou frustrés ; enfin, les conditions qui ont présidées à l’émergence de Daesh continuent à exister, au moins en Syrie, où le régime d’Assad savoure sa propre victoire contre son peuple.

Dans un ordre d’idées voisin, il faut ajouter que dans la province d’Idlib, une autre centrale terroriste, Hayat Tahir al-Cham (HTC), renforce son pouvoir, en attendant une offensive probable du régime et de ses alliés ; celle-ci risque d’être sanglante, compte tenu notamment de la masse de déplacés civils qui s’est réfugiée dans cette zone. Comme pour Daesh, et même si HTC a plus de racines dans la population syrienne locale que ce n’était le cas pour le soi-disant Califat, Hayat Tahir al-Cham compte dans ses rangs de nombreux fanatiques francophones, ainsi d’ailleurs que russophones et des Ouighours

La désertion américaine

En second lieu, la campagne contre Daesh s’achève, du fait de Donald Trump, dans des conditions à vrai dire lamentables.

On sait que le président des Etats-Unis, dans un tweet du 20 décembre, a fait savoir qu’il allait retirer les forces américaines présentes dans le Nord-Est syrien. On pense que ce retrait sera achevé en avril. La victoire contre Daesh a été obtenue en partie grâce à l’action au sol d’une coalition kurdo-arabe ("Forces Démocratiques Syriennes"), dirigée en fait par la milice kurde, le PYD, affilié au PKK turc. Le départ précipité des Américains expose les Kurdes du PYD soit à une offensive de l’armée turque, soit à une prise de contrôle par le régime Assad. La décision de Donald Trump offre aussi une incitation inespérée à l’expansionnisme iranien et prive les Occidentaux de l’une des dernières cartes qui leur restait pour tenter d’influencer un règlement politique final en Syrie.

La désertion américaine – pour appeler les choses par leur nom – place en outre certains gouvernements européens, dont la France, devant de terribles dilemmes, s’agissant de leurs ressortissants encore présents sur le terrain, soit comme prisonniers des forces kurdo-arabes, soit comme combattants encore en liberté. Ajoutant l’insulte à la blessure, M. Trump vient d’enjoindre les Européens de "récupérer leurs djihadistes" ; et il prétend même que ses alliés européens devraient quant à eux, aux côtés de forces régionales, maintenir des contingents sur place – pour servir de "tampons" entre les Turcs, les Kurdes et les forces du régime. Ce dernier point a fait l’objet d’échanges acrimonieux entre Américains et Européens lors de la conférence de Munich de cette année.

La désertion américaine place en outre certains gouvernements européens, dont la France, devant de terribles dilemmes, s’agissant de leurs ressortissants encore présents sur le terrain.

L’invitation à rester sur place quand les forces américaines s’en vont peut être interprétée comme relevant du pur blame game (note : qui consiste à rejeter sur d’autres la responsabilité d’une mauvaise action) car l’administration américaine n’a transmis aux Européens aucun plan précis, aucun schéma concret qui leur permettrait d’envisager une telle option en toute hypothèse extrêmement dangereuse. À moins que l’annonce faite ce 22 février, à la suite d’une nouvelle conversation téléphonique entre M. Trump et M. Erdogan, du maintien de deux cents soldats américains dans une mission de "maintien de la paix" soit l’amorce d’une vraie proposition.

L'incertitude sur l'avenir dans la région

Enfin, une troisième raison, plus diffuse, tend à relativiser la victoire contre Daesh : c’est l’incertitude totale qui plane sur l’avenir de cette région.

La bataille contre la centrale terroriste de M. Baghdadi a été depuis cinq ans la priorité des priorités pour les gouvernements occidentaux – au détriment sans doute d’un véritable investissement sur la question syrienne dans son ensemble.

Le succès de la campagne contre Daesh reste sur le fond l’une des très rares bonnes nouvelles dans le Proche-Orient d’aujourd’hui.

La défaite de Daesh étant consommée, tous les autres défis que pose la Syrie réapparaissent au premier plan : la menace que constitue Idlib, comme on l’a vu, avec la probabilité d’un nouveau drame humanitaire et de mouvements massifs de populations ; la victoire complète du régime et donc l’improbabilité d’un règlement politique, rendant dérisoires les débats sur une reconstruction éventuelle du pays ; les risques d’escalade du conflit entre Iran et Israël, entre la Turquie, le régime Assad et les Kurdes, bien d’autres risques encore.

Si l’on ajoute à tous ces défis, l’incohérence de la politique américaine et le fossé qui s’est créé entre les Etats-Unis et leurs alliés, il y a de la sagesse à ne pas pavoiser. Toutefois, le succès de la campagne contre Daesh reste sur le fond l’une des très rares bonnes nouvelles dans le Proche-Orient d’aujourd’hui. Il serait regrettable que les puissances qui ont vaincu cet hydre maléfique ne soient pas capables d’en tirer un bénéfice politique, au moins une capacité d’influence accrue sur les évolutions de la région.

 

Copyright : Delil Souleiman/AFP

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