Rechercher un rapport, une publication, un expert...
L'Institut Montaigne propose une plateforme d'Expressions consacrée au débat et à l’actualité. Il offre un espace de décryptages et de dialogues pour valoriser le débat contradictoire et l'émergence de voix nouvelles.
14/09/2020

Ce qui se cache derrière les chiffres du télétravail en France

Ce qui se cache derrière les chiffres du télétravail en France
 Laëtitia Vitaud
Auteur
Présidente de Cadre Noir Ltd

On ne gère bien que ce que l’on mesure. Or, le phénomène du télétravail, dont la croissance est un raz-de-marée en France depuis le début des années 2010, a longtemps été mal mesuré et sous-évalué. Pratiqué essentiellement de manière informelle, les deux tiers du télétravail en France passaient sous le radar en ne faisant pas l’objet d’une contractualisation.

Dans ce contexte, le confinement nous oblige à ouvrir les yeux sur la réalité du télétravail en France. À temps complet et forcé, le télétravail est enfin devenu formel. Et les questions inévitables ne pouvaient plus être mises sous le tapis. Faut-il mieux équiper les salariés à domicile ? Que devient l’économie des bureaux ? Comment encadrer une équipe distribuée ?

En 2020, on a ainsi découvert que les travailleurs concernés par le télétravail représentaient un tiers de la population active française. C’est à la fois beaucoup, au vu des chiffres sous-évalués qui circulaient auparavant, et peu, si on les compare à ceux des économies développées du nord de l’Europe (Suède, Pays-Bas, Danemark), où les emplois plus productifs liés à l’économie du savoir sont plus nombreux. Même pendant la pandémie, on semble cependant manquer de chiffres officiels auxquels se fier pour parler du phénomène avec autorité et faire des comparaisons internationales. Qu’est-ce qui se cache derrière ces chiffres français du télétravail, ou leur absence ?

Des débats incessants sur des chiffres qui restent approximatifs

Le télétravail n’est pas une catégorie de l’Insee, ni un critère fixe et stable sur lequel faire reposer des indicateurs. Il peut être formel ou informel. Il est le plus souvent partiel. Il est difficile de dire avec autorité qu’un métier est "télétravaillable" tandis qu’un autre ne l’est pas. Un professeur de lycée passe entre 15 et 20 heures devant ses élèves dans une salle de classe (en temps normal), mais passe au moins autant d’heures à préparer ses cours et corriger des copies à domicile ou au lycée. Quelle est la part de "télétravail" de ce professeur ?

On s’est souvent appuyé sur des évaluations conservatrices fondées sur des critères trop étroits. On est donc longtemps passé à côté de l’essentiel du télétravail, c’est-à-dire le télétravail informel qui, jusqu’à la pandémie, pouvait représenter environ les deux tiers du volume d’heures télétravaillées. Xavier de Mazenod de Zevillage écrivait déjà en 2016 que "pour un télétravailleur formel on sait que l’on compte deux autres télétravailleurs informels."

Les chiffres qui circulent varient parce qu’ils ne mesurent pas la même chose. Derrière chaque statistique, il y a un échantillon (plus ou moins représentatif), et la volonté de faire passer un message différent. D’un pays à l’autre et d’une culture à l’autre, on ne mesure pas la même chose. Comme l’a écrit le directeur général de l’Insee, Jean-Luc Tavernier, dans un article justement intitulé La statistique à l’épreuve de la crise sanitaire, "dans beaucoup de domaines, la comparabilité des statistiques n’est pas acquise, et un seul institut national, fût-il animé des meilleures intentions, ne peut rendre parfaitement compte des possibilités et des limites des comparaisons internationales".

Les smartphones et l’ubiquité des moyens de communication ont fait d’une écrasante majorité de Français des "télétravailleurs" partiels depuis des années. L’omniprésence des applications numériques a accéléré ce brouillage de la frontière entre le privé et le professionnel. Tout cela ne facilite guère la tâche des professionnels des statistiques.

Ce n’est que depuis quelques années que certaines études commencent à prendre en compte une partie de cette masse immergée de l’iceberg du télétravail. Quand en 2018, puis en 2019, le Comptoir de la nouvelle entreprise de Malakoff Médéric Humanis a publié des études plus objectives sur la réalité du télétravail, cela a créé la surprise. Les chiffres étaient tellement plus élevés qu’anticipé que l’on a commencé à parler de révolution ou de rattrapage. Mais en réalité, ce "rattrapage" est davantage celui de la mesure du télétravail que du télétravail lui-même. Comme le dit Xavier de Mazenod, "le phénomène du télétravail est un raz-de-marée depuis près d’une décennie".

Les entreprises, les pouvoirs publics, les villes comme les partenaires sociaux ont besoin de statistiques sur lesquels baser leurs négociations et leurs décisions.

Il n’existe donc pas de statistiques fiables qui fassent autorité pour tout le monde. Il faut savoir interpréter les chiffres avec souplesse et rester vigilants sur la manière dont ils ont été agrégés (par qui et avec quel objectif). La période de crise que nous traversons révèle le besoin de nouveaux indicateurs et catégories pour mieux appréhender un phénomène hybride, complexe et fluctuant. C’est un chantier conceptuel de grande ampleur. Les entreprises, les pouvoirs publics, les villes comme les partenaires sociaux ont besoin de statistiques sur lesquels baser leurs négociations et leurs décisions.

La part de télétravailleurs dépend de la structure de l’économie

On l’a vu, les comparaisons internationales sont limitées par la difficulté à comparer des statistiques. Pour autant, on sait que le pourcentage de télétravailleurs varie d’un pays à l’autre en fonction du niveau de développement, de la part du secteur agricole et du tourisme dans l’économie, et de l’avancement de la transition numérique dans les entreprises. Dans certains pays moins développés et plus agricoles et touristiques, même en faisant travailler tous ceux qui le peuvent de la maison, 75 % des actifs seront toujours obligés de sortir de chez eux pour travailler. À cet égard, le taux de télétravail en période de pandémie est corrélé au niveau de richesse et de développement d’une économie. Et il nous dit quelque chose de la possibilité ou de l’impossibilité des travailleurs de se protéger du virus.

Dans les pays d’Europe du Nord, par exemple, plus de la moitié des travailleurs peuvent poursuivre leurs activités professionnelles à domicile. Leur travail ne s’arrête pas (ils sont nettement moins touchés par le chômage). Et ils peuvent davantage se protéger de la contamination. Au Mexique, en revanche, c’est tout au plus 25 % de la population qui peut travailler à domicile. Les autres travailleurs (75 %) doivent s’exposer à l’extérieur ou affronter l’épreuve du chômage (le Mexique est d’ailleurs l’un des pays les plus endeuillés).

Plusieurs chercheurs de l’Université de Chicago se sont posé cette question pendant la pandémie de Covid-19 : combien d’emplois peuvent être effectués à domicile et quel est l’impact des mesures de distanciation physique ? Ils ont produit des estimations pour 86 pays et les ont placés sur un graphique dont l’abscisse correspond au PIB par tête, par parité de pouvoir d’achat, et l’ordonnée, à la part des emplois qui peuvent être effectués à domicile. Leur analyse révèle une corrélation évidente entre les niveaux de revenus et la part des emplois qui peuvent être effectués à domicile.

 

Source : https://bfi.uchicago.edu/key-economic-facts-about-covid-19/#working-from-home-by-country

 

Par exemple, alors que moins de 25 % des emplois en Turquie peuvent être effectués à domicile, cette part dépasse 40 % en Suède et au Royaume-Uni. Ce schéma frappant suggère que les économies en développement et les marchés émergents sont confrontés à un défi encore plus important pour continuer à travailler pendant les périodes de forte distanciation sociale. (Le calcul se base sur les données les plus récentes sur l'emploi disponibles auprès de l'Organisation internationale du travail (OIT) et la mesure du revenu est le PIB par habitant obtenu auprès du Fonds monétaire international).

Aux États-Unis, 37 % des emplois peuvent être effectués à domicile, et ces emplois génèrent 46 % des revenus de l’ensemble des actifs. En d’autres termes, ceux qui ne télétravaillent pas cumulent tous les handicaps : ils sont plus exposés au virus faute de pouvoir s’éloigner des clients ou des collègues, et ils sont plus pauvres et plus exposés aux fluctuations économiques de la période (ils sont plus concernés par le chômage). Vu sous cet angle, on ne peut que vouloir pour la France la part la plus élevée possible de télétravail, et regretter notre "retard" par rapport aux pays du Nord comme les Pays-Bas – qui, au fond, reflète aussi un retard de développement et une spécialisation économique non optimale dans cette période.

Un recul du télétravail plus fort qu’ailleurs depuis l’été ?

La part du télétravail a aussi des explications culturelles et organisationnelles. On l’a vu à propos du Japon : la culture du présentéisme et l’importance des rituels comme le tamponnage physique des documents ont pendant un temps freiné la poussée du télétravail de la période de pandémie. En France aussi, la "frilosité" (relative) des managers concernant le télétravail pourrait trouver son origine dans plusieurs traits culturels caractéristiques qui nous font préférer le "présentiel".

Pour mieux appréhender ces caractéristiques culturelles, rien de tel que la "carte culturelle" mise au point par Erin Meyer, professeure à l’INSEAD, sur la base des travaux de chercheurs comme le génial psychologue néerlandais Geert Hofstede, décédé en février de cette année. Meyer distingue plusieurs critères qui différencient les cultures entre elles. Parmi ces critères, il y en a trois qui peuvent expliquer les réticences françaises vis-à-vis du télétravail :

  • Le mode de communication nécessite en France un "contexte" plus élevé qu’aux Pays-Bas ou au États-Unis. Dans les cultures où le contexte de l’échange joue un rôle faible, la communication doit être efficace, claire et explicite. "Les États-Unis ont la culture où le contexte joue le rôle le plus minime dans la communication, comme au Canada, en Australie, aux Pays-Bas et en Allemagne". En revanche, dans des cultures comme la culture française, la plupart des cultures latines, et l’essentiel des cultures asiatiques, le contexte de l’échange est si important qu’il faut apprendre à comprendre l’implicite, le second degré, l’ironie… Chez les Japonais, par exemple, on dit qu’il faut savoir "lire l’air" dans une pièce pour comprendre ce qu’il s’y passe. Ce mode de communication s’accommode moins bien de la distance. Le télétravail a besoin d’une communication explicite, ce qui est un peu moins naturel en France.
     
  • La nature du leadership, hiérarchique ou égalitaire, joue un rôle important. Dans les pays de culture égalitaire comme le Danemark, la Suède ou les Pays-Bas, il y a peu de distance entre un patron et ses subordonnés, et la communication ne doit pas suivre des voies hiérarchiques. En France, en revanche, le statut compte beaucoup et la communication doit davantage suivre les voies hiérarchiques. Le télétravail a tendance à "aplatir" la hiérarchie et à rendre le statut moins visible quand la communication est fluide. Mais, du coup, la rigidité statutaire et hiérarchique rend le télétravail moins efficace et plus pénible.
     
  • La manière dont la confiance se construit au travail varie d’une culture à l’autre. Meyer distingue la "confiance cognitive" qui repose sur la qualité du travail et la fiabilité professionnelle, de la "confiance affective" qui dépend des sentiments de proximité affective construits autour de moments partagés (en particulier les repas). Les Danois ou les Néerlandais, par exemple, construisent la confiance davantage sur les "tâches" tandis que les Chinois ou encore les Mexicains doivent apprendre à connaître leurs interlocuteurs indépendamment du travail qu’ils effectuent. Les Français se situent entre les Danois et les Chinois : les repas gardent en France une grande importance dans la construction de la confiance.

Ces traits culturels expliquent pourquoi le télétravail a chuté plus fortement en France depuis la fin du confinement. Les Echos titraient récemment Le télétravail a beaucoup reculé malgré la persistance du coronavirus.

Le télétravail est aussi conditionné par l’économie des services de proximité. Par exemple, si le rôle des repas dans la vie professionnelle est plus fort en France, cela implique un poids plus fort des restaurants dans l’économie des bureaux (et dans la part des emplois totaux). Peut-être que ces entreprises dont l’activité dépend des bureaux sont-elles aussi mieux organisées dans leurs efforts d’influence et de lobbying ?

La ville de New York n’est qu’à 27 % de sa mobilité habituelle au 14 septembre, Amsterdam à 37 %, Copenhague à 41 %, mais Paris et Lyon, tout en bas de la liste, sont respectivement à 92 % et 100 % de leur mobilité habituelle.

À cela s’ajoute une réaction à un confinement qui a été plus strict qu’ailleurs, et une envie de ne plus entendre parler du coronavirus. Des chiffres surprenants, agrégés par l’application Citymapper dans un index de mobilité qui permet de comparer les villes entre elles, montrent que la ville de New York n’est qu’à 27 % de sa mobilité habituelle au 14 septembre, Amsterdam à 37 %, Copenhague à 41 %, mais Paris et Lyon, tout en bas de la liste, sont respectivement à 92 % et 100 % de leur mobilité habituelle.

En conclusion, le télétravail est un phénomène complexe et fluctuant qui reflète bien plus de choses sur un pays, une ville ou un secteur que la seule nature du management. Mieux l’appréhender requiert de prendre en compte des statistiques multiples et de créer des indicateurs nouveaux. Alors que la crise sanitaire promet de nouveaux rebondissements, il est d’autant plus essentiel d’avoir une vision plus objective du phénomène.

 

Copyright : Julie JAMMOT / AFP

Recevez chaque semaine l’actualité de l’Institut Montaigne
Je m'abonne