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18/09/2019

BCE : les défis de Christine Lagarde

Entretien avec Eric Chaney

BCE : les défis de Christine Lagarde
 Eric Chaney
Expert Associé - Économie

Christine Lagarde prendra ses fonctions au sein de la Banque Centrale Européenne le 1er novembre prochain. Quels sont les principaux défis auxquels elle devra faire face ? Se situe-t-elle en rupture ou en continuité avec son prédécesseur Mario Draghi ? Quelles sont ses forces et ses faiblesses ? Entretien avec Eric Chaney, conseiller économique de l’Institut Montaigne.


Christine Lagarde a démissionné du FMI et prendra la présidence de la BCE le 1er novembre. Quels sont les principaux défis qu’elle devra relever ?

Comme les autres grandes banques centrales, la BCE est confrontée au risque d’un ralentissement excessif de l’activité économique accompagné d’une inflation trop basse. Si ces risques, dont le premier a commencé à se matérialiser en Allemagne – où l’activité stagne mais où les salaires sont en forte croissance – venaient à se réaliser, la BCE devrait envisager d’aller plus loin que l’éventail de mesures annoncées le 12 septembre par Mario Draghi.
 
Rappelons-les brièvement :

  • une baisse du taux de dépôt pour les banques à -0,5 % (au lieu de -0,4 %), avec un système de paliers limitant l’impact de ce prélèvement pour les banques les plus riches en réserves ;
  • une reprise du programme d’achat d’actifs à hauteur de 20 milliards d’euros par mois à compter du 1er novembre ;
  • une nouvelle opération de refinancement des banques à long terme, à conditions très avantageuses, y compris la possibilité d’emprunter à taux négatif auprès de la BCE pour les banques actives dans le financement de l’économie ;
  • un changement des indications prospectives (forward guidance), qui, jusqu’à présent, étaient temporelles et seront dorénavant liées à l’objectif poursuivi, c’est-à-dire la remontée du taux d’inflation vers 2 %.

Mario Draghi a reconnu que la reprise du programme d’achat, sans limite temporelle, n’avait pas fait l’unanimité. Traduisons : elle a été vigoureusement combattue par plusieurs membres du Conseil des Gouverneurs, à commencer par Jens Weidmann, président de la Bundesbank.
 
À moins d’une catastrophe économique imprévue, ces mesures devraient donner à la BCE le temps de respirer un peu pour se concentrer sur le cadeau d’accueil que Mario Draghi a laissé à Christine Lagarde : la revue stratégique du cadre de la politique monétaire de la BCE. Au menu, et sans tenter d’être exhaustif : la cible d’inflation, les classes d’actifs éligibles à la politique d’achat et les seuils de détention associés, les limites de cette politique, les risques associés aux taux négatifs, les alternatives possibles comme la distribution monétaire directe (helicopter money), l’opportunité d’émettre une monnaie digitale centralisée, la publicité des débats du Conseil, sans même mentionner le sujet explosif de la pondération des votes au sein du Conseil. Évoquons trois de ces sujets : la cible d’inflation, le programme d’achat, et la distribution monétaire directe.

Un débat peut en cacher… deux autres

Déjà évoquée par Mario Draghi, la cible d’inflation, traduction quantitative du mandat primaire de la BCE, la stabilité des prix, sera chaudement débattue. Elle est aujourd’hui formulée de façon pythique comme "proche mais en dessous de 2 %", à la suite d’un compromis entre faucons et colombes élaboré sous la présidence de Jean-Claude Trichet. Durant les quinze premières années de la BCE, l’inflation moyenne de la zone euro était restée étonnamment proche de 2 % (1,9 % en moyenne, 2,0 % en tendance). Mais, causé initialement par la chute du prix du pétrole, un décrochement s’est produit en 2014, tirant la tendance vers zéro, avant qu’elle ne remonte vers 1,6 % (moyenne 2017-2019). Cela fait donc environ six ans que la BCE ne parvient pas à faire remonter l’inflation vers sa cible.

Un cible d’inflation à 1 %, à 2 % ou à 4 % ?

Le nouveau gouverneur de la Banque centrale d’Autriche, M. Holzmann, propose de prendre acte de la "japonisation" de l’économie, et de fixer la cible à 1,5 %. Jacques de Larosière, ancien Gouverneur de la Banque de France, est encore plus radical, avec une cible de 1 %. À l’opposé, des économistes de renom, dont Olivier Blanchard et Kenneth Rogoff, ont proposé de remonter la cible à 4 %, de façon à ce que la banque centrale dispose d’une confortable marge à la baisse en cas de crise, et se voit épargnée l’aventure des taux négatifs dans laquelle la Banque Nationale de Suisse erre depuis 2014. Paradoxalement, les deux camps ont la même préoccupation : éviter les taux négatifs, que les partisans d’une cible basse considèrent comme contre-productifs, parce qu’ils minent la profitabilité des banques. Notons à ce sujet que toute l’habileté des mesures annoncées le 12 septembre revient précisément à neutraliser l’impact des taux négatifs pour les banques.
 
Dans ses réponses aux questions des parlementaires, Christine Lagarde a déjà pris position dans le débat, s’alignant sur l’exigence de symétrie avancée par Mario Draghi au Symposium de Sintra : mentionner explicitement que la BCE cherchera avec la même vigueur à faire remonter l’inflation lorsqu’elle est trop basse qu’à la faire baisser lorsqu’elle est trop élevée. Bien que ce soit implicite, insister sur la symétrie est une façon de dire que la cible devrait être fixée à 2 % sans autre forme de procès.

Quelle est la bonne cible : l’inflation ou le niveau des prix ?

Mais à nouveau, le débat sur la cible d’inflation pourrait en cacher un autre, plus fondamental. Le mandat de la BCE est la stabilité des prix, et un large consensus considère qu’il s’agit d’un objectif de moyen/long terme, l’inflation pouvant être sujette à de fortes variations à court terme, ne serait-ce qu’à cause du prix du pétrole. Faut-il alors considérer que le véritable objectif devrait être de maintenir un taux moyen d’inflation – à 2 % par exemple – sur une longue période ? Techniquement, viser un taux moyen d’inflation revient à cibler une trajectoire de prix idéale, dont la croissance serait imperturbablement de 2 % par an. Si ce fut le cas entre 1998 et 2014, ça ne l’est plus du tout depuis. Or, si la politique monétaire devait viser le niveau des prix, elle devrait parvenir à un taux d’inflation supérieur à 2 % par an dans la zone euro pendant plusieurs années, de façon à rattraper le retard perdu. Pour les économies au plein emploi, comme l’Allemagne, les Pays-Bas ou l’Autriche, cela signifierait probablement des taux d’inflation élevés, de 4 % ou plus, et donc une rémunération réelle de l’épargne fortement négative. On imagine d’avance les tensions politiques qu’une telle situation entraînerait. C’est pourquoi, dans la mesure où le débat sur la symétrie de la politique monétaire pourrait être une version atténuée de celui sur la nature de la cible, il risque d’être houleux.

"QE for ever", une dérive propre à la discorde

Sur le principe, Mario Draghi a clairement expliqué que la poursuite de la politique d’achat d’actifs sera dorénavant conditionnée par la réussite de la BCE dans son objectif de relever durablement l’inflation, plutôt que par un calendrier. Mais ce n’est pas si simple, car la BCE a déjà beaucoup acheté d’obligations gouvernementales, à hauteur de 2 172 milliards d’euros, dont 519 milliards pour l’Allemagne et 420 pour la France, et, dans certains cas, se rapproche des limites qu’elles s’est elle même fixée : ne pas détenir plus de 33 % d’une souche donnée. Si le nouveau programme d’achat devait durer un an ou plus, la limite serait rapidement atteinte pour des pays comme l’Allemagne ou les Pays-Bas. Relever le seuil de détention, à 50% par exemple, serait juridiquement possible mais délicat, et politiquement explosif, car risquant de faire plonger les taux d’intérêt à long terme de ces pays encore plus profondément en dessous de zéro. Qu’il soit tranché lors de la revue ou lorsque les circonstances le demanderont, ce débat est bien une bombe politique que Mario Draghi a laissé sur le bureau de la nouvelle présidente.

Distribuer de la monnaie directement. Pas question ! Vraiment ?

Les taux d’intérêt négatifs soulevant les boucliers que l’on sait, bien que leur impact soit minimisé par les mesures du 12 septembre, il est probable que la revue stratégique envisage les alternatives possibles. Depuis que Stanley Fischer, Philipp Hildebrand et mon ancienne collègue Elga Bartsch ont proposé dans une note de Blackrock une forme de financement de l’économie de la zone euro presque directe – la BCE abonderait un compte dans lequel les banques devraient puiser pour prêter directement à tous leurs clients à taux zéro et sans échéance de remboursement –, il est difficile d’éluder le sujet de la monnaie "hélicoptère". Mario Draghi, à qui un journaliste faisait remarquer que Stanley Fischer avait été son directeur de thèse, s’est contenté de remarquer que tout financement direct relevait in fine de la politique budgétaire (fiscal policy). Comme les Traités interdisent à la BCE de financer les États, la réponse : le sujet n’en est même pas un. Il ne devrait donc pas soulever de difficulté pour Christine Lagarde. Mais il pourrait s’introduire indirectement à travers la possibilité d’émettre une monnaie digitale, soit centralisée au niveau de la BCE, soit décentralisée au niveau des banques centrales de la zone euro. Si la BCE faisait un pas dans cette direction, que les banques centrales suédoise, anglaise et chinoise envisagent sérieusement, la distribution monétaire directe deviendrait techniquement très simple, chaque résident de la zone euro ayant la possibilité d’avoir un compte en monnaie digitale auprès de la banque centrale. À nouveau, un débat – l’opportunité d’émettre une monnaie digitale – pourrait en cacher un autre, celui de la relance monétaire directe.


À travers son audition devant la Commission des finances du Parlement Européen, percevez-vous une inflexion de politique monétaire par rapport à Mario Draghi ?

Christine Lagarde avait donné des réponses détaillées aux questions écrites et n’a éludé aucune question orale. Elle a puisé dans son expérience de directrice générale du FMI et soigneusement évité de prendre position sur les débats que je viens d’évoquer. En revanche, elle a soutenu toutes les initiatives importantes de Mario Draghi, depuis le fameux "whatever it takes" et l’arme dissuasive contre la spéculation qui en est sortie, les OMTs ("opérations monétaires sur titre"), jusqu’à l’appel aux politiques budgétaires à prendre leur part de l’effort de relance. Malgré toutes ses précautions, elle s’est donc présentée comme décidée à assumer l’héritage de Mario Draghi, souvent considéré en Allemagne ou aux Pays-Bas comme une colombe inguérissable. Les différences sont apparues plutôt dans la façon de communiquer et dans ses thèmes non monétaires de prédilection.

Les différences entre Mario Draghi et Christine Lagarde sont apparues plutôt dans la façon de communiquer et dans ses thèmes non monétaires de prédilection.

Sur la communication, Christine Lagarde a voulu se présenter comme garante que la BCE serait la banque du peuple - disons des gens - qu’elle est supposée servir, et ressentie comme telle. Elle a indiqué vouloir écouter les syndicats, les associations de consommateurs, les ONG etc., ajoutant qu’elle communiquerait plutôt avec les gens qu’avec les marchés financiers "qui n’en ont pas besoin". On appréciera la pointe, sachant qu’une des obsessions des banquiers centraux est précisément d’être bien compris des marchés, de façon à ce que ces derniers accompagnent l’action de la banque centrale, plutôt que de parier contre elle.

Sur les thèmes extra-monétaires, l’ancienne directrice du FMI a beaucoup insisté sur les innovations qu’elle avait apportée dans cette institution, comme l’inclusion, l’accession des femmes aux responsabilités, l’accent mis sur les inégalités, ou encore le changement climatique, sujet sur lequel elle a fait un lien avec la politique monétaire, par le biais de la qualité des actifs détenus par la BCE, tout en renvoyant la balle aux institutions européennes pour définir ce que seraient des obligations vertueuses. Nous sommes là bien loin de Mario Draghi et plus proche de l’expression de convictions politiques et sociétales.


Le fait que Mme Lagarde ait eu des responsabilités politiques et qu’elle ne soit pas économiste au sens académique risque-il d’être un handicap ?

Il est vrai que certains quartiers, y compris au sein du Conseil des Gouverneurs, pourraient retenir à charge son passé de membre des gouvernements Villepin puis Fillon, comme indiquant une propension à défendre des intérêts nationaux dans ses nouvelles fonctions. Mais la charge me paraît bien faible. Christine Lagarde a prouvé lors de la grande crise de 2008 et 2009 son intelligence globale de l’économie et des marchés financiers, acquise par ses années à la tête du cabinet d’avocats d’affaire Baker & McKenzie. Une fois au FMI, elle a montré son indépendance à propos de la Grèce. Enfin, personne en Allemagne ne semblait considérer qu’avoir été conseiller de la Chancelière disqualifiait Jens Weidmann dans la course à la présidence de la BCE.

Ne pas venir du monde économique universitaire pourrait être un handicap plus sérieux, ne serait-ce que parce que la maîtrise des concepts économiques par Mario Draghi, diplômé du MIT et resté en contact avec la fine fleur de la profession, lui a donné un ascendant certain vis-à-vis de son opposition interne, qui, de ce point de vue, ne faisait pas le poids. Christine Lagarde a bien conscience de cette différence, et son expérience au FMI lui a appris à la transformer en atout, ne serait-ce qu’en obligeant les parties en présence à expliquer leurs thèses de façon simple.

L'expérience de Mme Lagarde au FMI lui a appris à la transformer en atout, ne serait-ce qu’en obligeant les parties en présence à expliquer leurs thèses de façon simple.

Par ailleurs, elle disposera du conseil d’un économiste de grande valeur, Philip Lane, ancien professeur à Trinity College, ancien Gouverneur de la banque centrale d’Irlande et aujourd’hui chef économiste de la BCE. Mais ce n’est qu’en cas de crise sérieuse qu’on saura si l’attelage Lagarde-Lane fonctionne bien.
 
Enfin, elle a une autre carte dans sa manche : sa formation et sa pratique juridique lui donneront une autorité que n’avait pas nécessairement Mario Draghi sur les épineux sujets juridiques auxquels la BCE sera inévitablement confrontée dans la reprise de son programme d’achat de titres. On est, en Allemagne, très attaché au respect de l’Etat de droit, de la Constitution et des Traités, qui sont les fondements de la République fédérale. Madame Lagarde a de ce point de vue une carte à jouer, et je gage qu’elle ne s’en privera pas.

 

Copyright : JOHN THYS / AFP

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