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08/09/2021

2001-2021 : comment le 11 septembre a transformé les États-Unis

2001-2021 : comment le 11 septembre a transformé les États-Unis
 Maya Kandel
Auteur
Historienne, chercheuse associée à l’Université Sorbonne Nouvelle Paris 3 (CREW)

Les attentats du 11 septembre 2001 ont traumatisé les États-Unis, qui ont réagi guidés par la peur et l’hubris. Cette réaction a provoqué l’avènement du moment néoconservateur en politique étrangère, mais la réponse politique et militaire aux attentats a aussi profondément transformé le système partisan et la société américaine. Bilan de ces 20 ans qui commencent et finissent en Afghanistan.

Politique étrangère  : apogée et chute des néoconservateurs

En politique étrangère, le 11 septembre 2001 marque l’avènement du moment néoconservateur : après une décennie post-guerre froide de désarroi stratégique, les États-Unis retrouvent un ennemi, une doctrine et un objectif pour le moment unipolaire. Face au choc de l’attaque contre Manhattan et le Pentagone, les conseillers et intellectuels néoconservateurs influents sont en effet les seuls à avoir une théorie et un plan d’action "délivrable", aspect parfaitement retracé dans le rapport de la Commission 9/11. S’ensuit un déferlement de puissance militaire américaine sur le monde, visant d’abord à punir les Talibans et détruire le sanctuaire d’Al-Qaïda en Afghanistan, mais surtout à saisir l’opportunité du moment unipolaire pour forger un nouvel ordre mondial : inspirée de Samuel Huntington (celui de la "la troisième vague") et des théories de la paix démocratique, l’idéologie néoconservatrice prône le changement de régime, y compris par la force, pour lutter contre le terrorisme et les régimes détenteurs d’armes de destruction massive ("l’axe du Mal" du discours de Bush à la nation en 2002) et diffuser la démocratie. Hubris du nation-building, méconnaissance du monde extérieur, l’état d’esprit est parfaitement résumé par cette déclaration d’un conseiller de Bush en 2002 : "nous sommes un empire maintenant, nous créons notre propre réalité". Le paradoxe, l’échec des néoconservateurs est que leur vision pour mettre à profit ce moment d’hyperpuissance américaine va en précipiter la fin.

Paradoxe pour un président, George W. Bush, qu’on avait craint trop isolationniste pendant la campagne 2000, à un moment où les isolationnistes (anti-interventionnistes) gagnaient en influence au parti républicain : les attentats les marginalisent, en unissant les deux autres courants de politique étrangère du parti, les interventionnistes (dominés par les néoconservateurs sur le plan intellectuel) et les nationalistes ("jacksoniens"). Pour rallier ces nationalistes, c’est une autre théorie d’Huntington qui impose sa lecture au grand public, celle du "choc des civilisations" : le soir du 11 septembre, Bush déclare la guerre contre le terrorisme, expression qui s’impose, y compris dans l’autorisation d’utiliser la force votée par le Congrès ; profitant du choc de la nation et des élus, les conseillers de Bush imposent cette formule floue et refusent de spécifier une organisation particulière. La guerre ainsi déclarée est conceptuellement impossible à gagner, d’emblée "sans fin". 20 ans après, les néoconservateurs sont marginalisés ou auto-exclus du parti républicain : Trump représente ce tournant en politique étrangère, nouvelle synthèse républicaine entre anti-interventionnistes (plutôt qu’isolationnistes) et nationalistes militaristes. 

Le bilan de ces 20 ans de guerre en Afghanistan, une défaite terminée en débâcle en août dernier, est aussi l’expression d’un système politique américain de plus en plus incapable de produire une politique étrangère compétente et cohérente dans la durée. En ce sens, la politique étrangère n’est qu’un symptôme d’une crise plus large de la politique américaine, d’autant plus préoccupante qu’elle conforte le récit chinois (et russe) d’une inefficacité des démocraties face aux régimes autoritaires.

Politique intérieure : l’arsenalisation de la polarisation

Cette crise s’exprime aussi en politique intérieure, autre conséquence de l’impact des attentats de 2001 sur le système partisan et le fonctionnement politique américains. Certes, la décennie 1990 semblait déjà l’apogée des guerres culturelles américaines : les États-Unis, vainqueurs de la guerre froide, se déchiraient en querelles internes, sur l’avortement, les armes à feu, les Clinton… Les élections 2000 illustrent ce pays divisé, avec une présidentielle tranchée par la Cour Suprême après 36 jours d’incertitude et un Sénat divisé à 50-50.

Le bilan de ces 20 ans de guerre en Afghanistan [...] est aussi l’expression d’un système politique américain de plus en plus incapable de produire une politique étrangère compétente et cohérente dans la durée. 

Les attentats, après une brève période d’union sacrée (Bush est à 90 % d’opinions favorables pendant plusieurs semaines), amplifient la polarisation, qui gagne la politique étrangère et change de nature. Les adversaires politiques deviennent des traîtres, des ennemis : quelques mois après les attentats, pendant la campagne pour les midterms de 2002, le conseiller républicain Karl Rove recommande d’instrumentaliser la sécurité nationale contre les démocrates. Face aux républicains qui affirment que c’est "la civilisation" qui a été attaquée, toute critique devient trahison, qu’ils s’agissent des élus démocrates interpellant sur le Patriot Act ou la prison d’Abu Ghraib, ou des journalistes qui enquêtent et révèlent les pratiques de la CIA, des "sites noirs" aux "techniques renforcées d’interrogation".

La rhétorique des républicains, malgré les précautions oratoires de Bush, est celle d’une guerre de religion, une croisade contre l’islam radical ; toute autre expression devient suspecte de faiblesse. La violence politique augmente pendant toute la période, d’abord verbale, bientôt physique.

Cette évolution du système partisan est inséparable de l’évolution du paysage médiatique. Fox News, fondée en 1995 par Roger Ailes, homme de réseaux et d’influence du parti républicain, voit son influence décupler sur la période, jusqu’à prendre l’ascendant sur le comité national du parti, sur le plan des idées comme de la sélection des candidats. En 2016, deux politologues américaines, Theda Skocpol et Vanessa Williamson, dans un livre sur le Tea Party, analysent le pouvoir de Fox News comme une conséquence du vide intellectuel du parti et du mouvement conservateur après le rejet de Bush et des néoconservateurs  : "sans leaders intellectuels forts au sein même du parti, les animateurs de Fox News sont devenus les seules voix d’autorité pour les électeurs républicains". Les animateurs phares de Fox, Bill O’Reilly, Rush Limbaugh, Glenn Beck, Tucker Carlson, s’abreuvent du complotisme, une constante américaine déjà renforcée par les attentats, et en nourrissent l’expansion, car le complotisme est bon pour l’audimat. La veille de l’inauguration d’Obama, Fox embauche Glenn Beck qui lance sa nouvelle émission sur la "trahison des Pères fondateurs" que représente à ses yeux l’élection d’Obama ; ses propos inspirent le mouvement Tea Party. Cette mainmise d’une entreprise commerciale sur un parti politique contribue aussi à rendre possible l’élection de Trump. 

Société : de la polarisation à la violence politique

Les guerres déclenchées après les attentats ont enfin un impact profond sur la société et le climat social, les visions de l’identité américaine, le rapport au monde et à l’immigration en particulier. Elles alimentent également la transformation de la police, qui, à partir de la fin des années 2000, récupère les équipements et se militarise, avec des conséquences sur les violences policières dans un contexte racial qui se tend, d’abord à la suite des attentats, puis avec la victoire d’Obama, le mouvement Tea Party et l’élection de Trump. Enfin, elles ouvrent la voie à la violence politique, avec la naissance de nouvelles milices, dont le poids croissant mène droit à l’assaut du Capitole, le 6 janvier 2021. Une particularité des guerres de ces deux dernières décennies, les plus longues de l’histoire américaine, est aussi d’avoir peu touché la population dans son ensemble, alors que des millions de vétérans reviennent brisés et traumatisés.

L’empreinte légère ("light footprint") du contre-terrorisme privilégié à partir d’Obama rend la guerre invisible à la population alors qu’elle est menée en son nom. Depuis la chute de Kaboul, il a été davantage question d'Afghanistan que pendant les dix années précédentes, y compris lorsque le Washington Post a publié les Afghanistan Papers exposant les mensonges des responsables militaires - et le désintérêt des responsables politiques, du côté de l’exécutif comme du Congrès.

La violence politique n’a cessé d’augmenter tout au long de la dernière décennie, pour dépasser en 2019 le record de 1995.

Enfin, les nouvelles milices qui se multiplient à la fin de la décennie 2000 se développent en recrutant spécifiquement des vétérans, les centaines de milliers de soldats de retour d’Irak et bientôt d’Afghanistan, aguerris au combat urbain. Ces anciens combattants se sentent ignorés par la société et peinent à se réinsérer ; l'épidémie d'opioïdes, responsable de la baisse de l'espérance de vie pour la première fois depuis un siècle, fait des ravages dans leurs rangs. En 2011 déjà, un sondage Pew montrait que plus de la moitié des vétérans pensaient que les guerres avaient été inutiles ; Biden a rappelé dans son discours marquant le départ des derniers militaires américains le chiffre effarant de 18 suicides quotidiens d’anciens combattants de ces guerres. Alimentée par les milices nourries de complotisme, la violence politique n’a cessé d’augmenter tout au long de la dernière décennie, pour dépasser en 2019 le record de 1995, année de l’attentat d’Oklahoma City. En 2020, le FBI fait du terrorisme d’original national la première menace intérieure.

Les nouveaux défis américains

20 ans après les attentats du 11 septembre, les États-Unis sont un pays beaucoup plus nationaliste - "patriotique" dans la version démocrate, qui entend se tourner vers les défis de l’avenir, notamment le défi chinois, mais l’aborde dans une position de puissance relative tout à fait différente.

Une ère s’est achevée : celle de l’internationalisme libéral, d’une vision wilsonienne de la politique étrangère et du "wilsonisme botté" des néoconservateurs, pour reprendre l’expression de Pierre Hassner. Reste une politique étrangère où la dimension économique et la politique commerciale dominent. 

Pour autant, si l’ère de la contre-insurrection et du nation-building se clôt également, le contre-terrorisme se poursuit dans sa version obamienne ("light footprint" dont le père est en réalité Donald Rumsfeld), sous un nouveau nom ("over the horizon") - ce que Biden défendait déjà en 2009 face à Obama. 

Les États-Unis font désormais face à un double défi : sur le plan international, la capacité à produire une stratégie à la hauteur du défi chinois, et à y associer ses alliés ; sur le plan intérieur, la paix civile américaine. Les deux sont liés et constituent le double héritage du 11 septembre 2001. 

 

 

Copyright : CHANG W. LEE / POOL / AFP

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