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23/04/2021

Santé mentale : La pop et la mode pour parler autrement de santé mentale 

Trois questions au Dr Jean-Victor Blanc

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Santé mentale : La pop et la mode pour parler autrement de santé mentale 
 Jean-Victor Blanc
Médecin-psychiatre à l’hôpital Saint-Antoine

Précarisés, isolés, en proie à des parcours scolaires ou universitaires chaotiques et à un marché du travail contracté, les jeunes subissent de plein fouet les effets de la crise sanitaire et montrent des signes de grande vulnérabilité psychologique. Depuis plusieurs mois, de nombreuses voix s’élèvent pour alerter sur les effets délétères de la pandémie sur leur santé mentale. À l’heure où les pouvoirs publics multiplient les annonces sur le sujet (Assises de la psychiatrie, chèques-psy…), nous consacrons une série de billets sur les jeunes face à cette "vague psychiatrique".

En interview avec Johanna Couvreur, cheffe de projet santé mentale, le psychiatre Jean-Victor Blanc nous parle de stigmatisation et nous montre que le changement de regard est possible sur la psychiatrie. 

Plusieurs travaux démontrent que les jeunes sont particulièrement exposés aux conséquences de la crise sanitaire sur la santé mentale. Est-il difficile d'amener les jeunes vers le soin ?

Cela reste aujourd’hui plus difficile que pour d’autres pathologies, c’est certain. La stigmatisation de la santé mentale reste importante, et les plus jeunes sont perméables à - voire dépendants de - la vision de leur parents pour l’accès aux soins. Des proches les disqualifiant seront un obstacle parfois insurmontable à la consultation.

Pourtant, je sens un vrai clivage générationnel sur le sujet. Pour les adolescents et jeunes adultes de 2021, la santé mentale ne renvoie heureusement pas à des clichés aussi éculés que chez leurs aînés. Pas plus tard qu’hier, un jeune patient atteint de schizophrénie me disait qu’il percevait une vraie scission entre les plus et moins de quarante ans. D’un côté, les premiers, pétris de culpabilité et qui restent très timides à évoquer leurs diagnostics en public. De l’autre, des jeunes pour qui le "coming out" en santé mentale est une chose plus naturelle, voire une revendication, au même titre que situer son genre ou son appartenance à une communauté.

Je vois plusieurs raisons à cela. Cette génération est la première à bénéficier aussi largement du mouvement en faveur de la verbalisation des émotions qui traverse nos sociétés. Ils ont grandi avec des images du super-héros Captain America ou du Président Barack Obama en train de pleurer. C’est aussi la première à pouvoir s’exprimer aussi largement sur les réseaux sociaux. Elle peut ainsi bénéficier d’un support communautaire qui aide à rompre un sentiment de solitude. Elle s’expose, avec ou sans filtre, sur la santé comme sur d’autres sujets. D’une certaine manière, cette génération est plus à l’aise avec la santé mentale. 

Cette génération est la première à bénéficier aussi largement du mouvement en faveur de la verbalisation des émotions qui traverse nos sociétés.

Enfin, je constate que la crise actuelle a un effet incontestable : la santé mentale apparaît comme un enjeu qu’on ne peut plus traiter par le mépris. Le raisonnement - qui a fait long feu - qui voudrait que les troubles psychiques ne concernent qu’une partie négligeable - et négligée - de la société n’est plus recevable. Aujourd’hui, qui pourrait sérieusement dire que ressentir de la tristesse, de l’anxiété ou un sentiment d’isolement est un gage de faiblesse de caractère ? Qui pourrait nier le fait que beaucoup de personnes ont cherché un refuge dans des substances psychoactives, et en faire des citoyens de seconde zone ?

Plusieurs de mes patients m’ont fait remarquer qu’ils ressentent une plus grande bienveillance de leur manager sur le sujet depuis un an.

J’espère que la crise sanitaire que nous traversons permettra une meilleure prise en compte de la santé mentale. La meilleure information de la classe dirigeante est sans doute un enjeu de premier ordre, sous peine d’entretenir un rapport obsolète à la santé mentale.

Votre travail récent comme votre livre Pop & Psy cherche à parler de la maladie mentale autrement, à travers la culture pop et l'art. Est-ce une façon d'amener une prise de conscience des jeunes et plus largement de la société ?

Exactement. Mon travail de sensibilisation avec le livre, le podcast Psycho Pop chez Majelan ou mes conférences dans les cinémas Mk2 a pour objectif de changer le regard que l’on porte sur ces maladies en s’appuyant sur des exemples de notre époque. L’idée est simple : expliciter et décoder des films, des séries ou encore les prises de paroles de célébrités. Je suis convaincu que la visibilisation de la santé mentale qui traverse la pop culture peut et doit s’accompagner d’un changement de mentalité. Des séries comme 13 Reasons Why (Netflix) ou Euphoria (HBO) abordent de manière frontale - et juste - les troubles psychiques des adolescents. J’y vois un bon support pour ouvrir la conversation sur ce sujet. D’autant plus qu’elles ont été des succès critiques et commerciaux.

C’est passionnant de voir que ces œuvres sont bien plus documentées et respectueuses que les représentations qui existaient il y a encore une dizaine d’années. Dans d’autres registres, le film Joker, la chanson 911 de Lady Gaga sur les antipsychotiques, le livre du rappeur français Gringe Ensemble on aboie en silence, ou les coming out de Mariah Carey et Kanye West, sont autant d’illustrations qui me font dire que nous assistons à un changement de paradigme qui touche tous les secteurs de la culture et non à un épiphénomène.

[La pop culture est] un bon support pour ouvrir la conversation sur le sujet de la santé mentale. 

Des secteurs comme la mode ou la beauté, jusque-là très éloignés du sujet, commencent à s'intéresser à la santé mentale. Peut-on y voir, selon vous, le signe d'un recul de la stigmatisation ?

Tout à fait, et c’est encore très récent. Des groupes leaders dans la beauté s’engagent, comme L’Oréal avec son programme Brave Together de Maybelline, contre l’anxiété et la dépression. Dans la mode, la jeune marque de streetwear Madhappy promeut des contenus positifs et un soutien local à ceux qui en ont besoin. Ce label est gender-free, promeut des égéries racisées, et a récemment rejoint le groupe LVMH. Cette tendance, le "Mental Wear", qu’on pourrait traduire par une intégration des préoccupations de la santé mentale dans l’industrie de la mode, promet d’être une tendance forte dans les années à venir.

Il y a évidemment, dans cette appétence des secteurs de la beauté et du luxe, une volonté de se différencier vis-à-vis de leurs concurrents. Mais on peut aussi penser que, après s’être emparés de l’environnement ou la question du genre, les acteurs de ces secteurs investiront à l’avenir le champ de la santé mentale car il correspond à une aspiration forte. Et cet engagement n’est pas que cosmétique. Par exemple, la pop star Selena Gomez, longtemps personnalité la plus suivie d’Instagram, a beaucoup pris la parole sur le trouble bipolaire dont elle est atteinte. C’est elle qui a produit la série 13 Reasons Why, qui parle de harcèlement scolaire et de suicide. Elle prolonge cet engagement avec sa marque de beauté inclusive, dont une part des bénéfices est reversée à des associations de santé mentale.

Il est vrai que les évolutions que j’ai décrites s’observent avant tout dans les pays anglo-saxons. La diffusion large de ces contenus dépasse très largement les frontières. Cependant, je conserve un regret : la frilosité de notre pays à aborder ces sujets avec la même décomplexion et le même naturel. Alors qu’il y a un intérêt grandissant de notre société pour la santé mentale, je constate chez certains décideurs encore trop d’appréhensions à se saisir du sujet. Je propose ainsi des conférences pour parler de santé mentale en entreprise. Lorsqu’elles ont lieu, c’est souvent grâce à des personnes déjà engagées sur le sujet, et leurs collaborateurs répondent massivement à l’appel. Mais encore souvent, l’évocation des termes "psychiatrie", "dépression" ou "addiction" continue de susciter beaucoup de craintes. On me dit que ça va être "effrayant", "déprimant" ou que l’entreprise n’est pas le lieu adéquat car non concernée… Des réflexes de l’ancien monde qui seront bientôt des exceptions, je l’espère !

 

Copyright : Gabriel BOUYS / AFP

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