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21/12/2018

Portrait de Jarosław Kaczyński - ancien Premier ministre polonais, président du parti Droit et Justice

Portrait de Jarosław Kaczyński - ancien Premier ministre polonais, président du parti Droit et Justice
 Aleksander Smolar
Auteur
Président de la Fondation Stefan Batory à Varsovie

Le dirigeant polonais est moins visible que M. Orbán ou que M. Salvini. Il apparaît plus mystérieux. Le portrait qu’en dresse Aleksander Smolar, politologue et journaliste franco-polonais, président de la Fondation Stefan Batory à Varsovie, montre que Jarosław Kaczyński est un acteur clé de la remise en cause, en Europe centrale, de certains fondements essentiels du modèle libéral, tels que l’indépendance de la justice et plus généralement la séparation des pouvoirs. 

Michel Duclos, conseiller spécial géopolitique, rédacteur en chef de cette série

 

Il y a quelque chose de romanesque dans le personnage de Jarosław Kaczyński. D’abord, parce que l’homme gouverne la Pologne dans l’ombre depuis 2015. Chacun sait que c’est lui qui, à 69 ans, depuis la direction du parti Droit et Justice dont il est le co-fondateur, oriente aujourd’hui les décisions du gouvernement. Il n’est pourtant ni Président, ni Premier ministre. Ensuite, parce qu’il appartient à la catégorie assez peu répandue des jumeaux en politique. La mort tragique de son frère Lech en 2010, alors président de la République, n’a pas interrompu sa carrière, mais la plus grande partie de celle-ci avait consisté en une sorte de destin à deux qui frappe l’imagination. Ce destin a enfin dessiné une trajectoire politique qui, aujourd’hui encore, domine les grandes orientations de la Pologne et de sa place en Europe.

Lech Wałęsa tolère de moins en moins l’indépendance grandissante des deux frères, qui poursuivent leur propre agenda politique. Jarosław et son frère sont renvoyés de la présidence, et basculent dans l’opposition.

L’engagement politique de Jarosław et Lech débute dans les années 1970-80 au sein de l’opposition libérale pro-occidentale au régime communiste. Il se poursuit dans les années 1980, auprès de Solidarność. Les deux frères affichent également dans leur lutte une proximité avec le Comité de défense des ouvriers (KOR, formé en 1976), dont ils ne seront jamais membres à proprement parler. Ils mènent leur vie militante parallèlement à des études poussées en droit et obtiennent tous deux leur doctorat, tandis que Jarosław se passionne pour l’histoire. Lech devient professeur de droit du travail à l’Université de Gdańsk.

Les négociations qui mènent aux premières élections de la Pologne moderne au lendemain de la chute de l’URSS portent au pouvoir Tadeusz Mazowiecki. Solidarność a finalement gagné son long combat, mais déjà les premières tendances centrifuges commencent à apparaître au sein du mouvement. Les frères Kaczyński s’affirment progressivement dans leur opposition aux grandes figures de l’ex-opposition démocratique telles Tadeusz Mazowiecki, Bronisław Geremek, ou Jacek Kuroń. Ils choisissent le camp de Lech Wałęsa, qui se sent isolé à Gdańsk et trahi par ses anciens amis, et créent leur propre parti, l’Accord du centre, en 1990. Celui-ci prône une accélération des changements post-communistes et l'élimination des représentants de l'ancien régime de la vie publique. Le pari des deux frères est gagnant : Lech Wałęsa est élu Président en novembre 1990, et les frères Kaczyński, qui ont alors 41 ans, deviennent les collaborateurs les plus proches du Président Wałęsa. Lech s’occupe des sujets sécuritaires, tandis que Jarosław devient le chef de la chancellerie du Président.

L’idylle entre les Kaczyński et Wałęsa n’est que de courte durée ; dès 1991, des divergences de position apparaissent concernant l’attitude à adopter vis-à-vis des cadres politiques ayant participé au régime communiste polonais. Plus fondamentalement, Lech Wałęsa tolère de moins en moins l’indépendance grandissante des deux frères, qui poursuivent leur propre agenda politique. Jarosław et son frère sont renvoyés de la présidence, et basculent dans l’opposition. 

L’Accord du centre devient un parti d’opposition, en perte de vitesse et en voie de marginalisation tout au long des années 1990. Le seul message que portent (déjà) les deux frères vise la défense de la Pologne des périphéries (campagne et petites villes) face à celle des élites urbaines libérales. Lech et Jarosław tiennent par ailleurs un discours de plus en plus radical vis-à-vis de la mémoire de la période communiste. Ils revendiquent en effet, dans le cadre du débat sur la loi de lustration, une grande sévérité à l’égard des anciens informateurs de la sécurité. Cette stratégie vise à procurer aux Polonais une compensation morale face aux difficultés matérielles que rencontre la Pologne en ces années 1990, marquées par la libéralisation radicale de l’économie.

Il faut attendre 1997, et le gouvernement de Jerzy Buzek, pour que les frères Kaczyński retrouvent le pouvoir. Le Premier ministre nomme Lech au poste de ministre de la Justice. Cette fonction stratégique lui permet de gagner rapidement en popularité, notamment grâce à sa lutte très médiatisée contre la corruption, tandis que Jarosław retrouve un siège parlementaire aux élections législatives la même année.

Le paysage partisan polonais se réorganise au début des années 2000, avec l’apparition de la "Plateforme civique", nouveau parti créé en 2001 par Andrzej Olechowski, Maciej Płażyński et Donald Tusk en faveur d’une Pologne libérale. Dans ce contexte, l’Accord du centre devient en 2003 le PiS ("Droit et Justice"). Lors des élections législatives de septembre 2005, le PiS, dont Jarosław est président, emporte le plus grand nombre de sièges.

Lech est élu à la présidence en octobre 2005 [...] Moins d’un an plus tard, il nomme son frère Jarosław au poste de Premier ministre.

Jarosław refuse toutefois de prendre le poste de Premier ministre que cette victoire lui permet d’occuper, arguant que ce choix pourrait desservir les intérêts de son frère Lech qui se présentait aux élections présidentielles au mois d’octobre. C’est déjà depuis son siège de parlementaire que Jarosław aime tirer les ficelles de la politique polonaise.

Lech est effectivement élu à la présidence en octobre 2005 (un an après l’adhésion de la Pologne à l’Union européenne). Moins d’un an plus tard, il nomme son frère Jarosław au poste de Premier ministre. Les deux hommes, qui occupent ainsi les principales positions de pouvoir au sein de l’Etat polonais, sont conscients de devoir sauvegarder les apparences. Ils ne se montrent que rarement ensemble en public. Dès 2005, ils entament un programme de réforme de l’Etat teinté d’illibéralisme, fondé sur la doctrine de l' "impossibilisme".

Les nombreuses censures imposées par le pouvoir judiciaire à l’action gouvernementale entre 2005 et 2007 persuadent en effet Lech et Jarosław qu’il est devenu impossible de gouverner une Pologne paralysée par les trop nombreuses règles et institutions qu’impose l’Etat de droit. Dans leur vision, une gouvernance efficace ne saurait être restaurée sans un affaiblissement des pouvoirs législatif et surtout judiciaire au profit de l’exécutif. C’est en tout cas ce que Jarosław a retenu de ses lectures attentives sur le père de l’indépendance polonaise de 1918, le maréchal Józef Piłsudski. Les deux hommes s’inspirent aussi de l’exemple de Viktor Orban, dont ils se sentent proches idéologiquement.

En 2007, les élections législatives anticipées organisées par le PiS pour asseoir son pouvoir face aux petits partis populistes avec lesquels il a dû s’allier tournent à l’avantage des libéraux de "Plateforme civique" ; une cohabitation difficile s’organise entre le Premier ministre Donald Tusk et le Président Lech Kaczyński.

Dans leur vision, une gouvernance efficace ne saurait être restaurée sans un affaiblissement des pouvoirs législatif et surtout judiciaire au profit de l’exécutif.

Un tournant tragique intervient en 2010 avec la mort du président Lech Kaczyński et des 96 hommes politiques et militaires polonais qui l’accompagnaient dans un accident d’avion près de Smolensk, en Russie. L’homme est désormais seul pour défendre ses idées à la tête de Droit et Justice. Il n’est pas populaire, et perd largement les élections organisées pour la succession de son frère.

Certains observateurs insistent sur le poids psychologique de cette période pour Jarosław Kaczyński ; sans épouse, sans frère, sans poste exécutif ni popularité – jusqu’à aujourd’hui, il est l’un des politiciens le plus impopulaires en Pologne - il a le sentiment d’être un perdant devant prendre sa revanche sur la vie. 

L’homme n’en demeure pas moins stratège ; fort de sa mésaventure à l’élection présidentielle de 2010, il comprend qu’il ne pourra gouverner que dans l’ombre d’un plus populaire que lui. Il pousse ainsi aux élections présidentielles de 2015 un jeune avocat inconnu, Andrzej Duda, pour succéder au Président sortant Komorowski. Duda l’emporte à la surprise générale, signant ainsi le retour du parti Droit et Justice au pouvoir. La recette est efficace ; il la reproduit avec Beata Szydło qu’il place au poste de Premier ministre après la victoire du PiS aux législatives d’octobre 2015. Cette dernière est finalement remplacée par un jeune banquier, Mateusz Morawiecki, apparemment plus flexible, notamment dans ses relations avec Bruxelles et Berlin. Malgré les apparences, la position internationale  de la Pologne ne s’améliore pas. Les relations avec la Russie restent exécrables, depuis l’accident de 2010 à Smolensk. Les relations avec l’Allemagne, la France et même l’Ukraine, pourtant une alliée traditionnelle de la Pologne, ne s'améliorent pas. Les relations avec l’Union européenne deviennent également de plus en plus difficiles. La Commission Européenne a déclenché l’article 7 du traité de l’UE, encore jamais utilisé, estimant qu’ "il y a un risque clair d’une violation grave de l’Etat de droit en Pologne". (Cette procédure a été également appliquée à la Hongrie). 

L’UE est en effet jugée responsable – avec l’Allemagne – de la mauvaise gestion de la crise des migrants, et porteuse de valeurs profondément contraires au conservatisme catholique de la Pologne de Kaczyński. La vision d’une Europe libérale et ouverte, par exemple défendue par E. Macron, ne plaît pas au parti, qui lui préfère de loin l'"Europe des nations" du Général de Gaulle. L'Église, dont le pouvoir s’est beaucoup renforcé dans le pays depuis l’arrivée au pouvoir du PiS, est la championne de ce discours sur la décadence européenne, tandis que les relations avec les Etats-Unis de l’administration Trump et la Hongrie de V. Orban font l’objet d’un effort diplomatique particulier de la part de Varsovie. Kaczyński demeure l’homme le plus influent de la majorité parlementaire. Il s’assure ainsi une influence considérable – si non un contrôle – sur l'État polonais.

Quelle politique défend-il ? La concentration des pouvoirs géographiques et institutionnels au sein de l’Etat en est manifestement une caractéristique. Kaczyński perçoit les juges comme constituant une "corporation" corrompue, trop libérale, qui doit être limitée dans ses pouvoirs de nuisance. Les médias publics sont totalement contrôlés par le parti au pouvoir, devenant des instruments de propagande officielle. Leur audience chute considérablement, au profit de nouveaux médias privés. Ceux-ci font l’objet de critiques nourries de la part du PiS, qui cherche à les contrôler, voire de les faire racheter par des entreprises publiques gérées par les hommes du parti de Jarosław Kaczyński.

Les médias privés font l’objet de critiques nourries de la part du PiS, qui cherche à les contrôler, voire de les faire racheter par des entreprises publiques gérées par les hommes du parti de Jarosław Kaczyński.

L’exemple de M. Poutine influence certainement le PiS. J. Kaczyński pourrait être proche de Moscou si ne demeurait pas, entre la Pologne et la Russie, le fossé infranchissable d’une russophobie historique, très profonde dans l’opinion polonaise.

J. Kaczyński ne s’arrête pas en si bon chemin. Le concours de recrutement à l’école de formation des administrateurs de la haute fonction publique, jadis compétitif (sur le modèle de l’ENA), est réformé afin de promouvoir des personnes acquises aux idées du PiS. Il s’agit d’une réforme importante dans la poursuite de l’objectif d’éliminer les anciens cadres administratifs du pays, qu’ils soient post-communistes ou libéraux. Cette volonté est aussi manifeste dans les domaines de l’armée, de l’éducation et de la culture, et vise la promotion d’une Pologne nationaliste et catholique, fervente et conservatrice.

Les réformes du PiS ne sauraient être menées sans l’aval d’une grande partie du peuple polonais, dont 30 à 40 % soutiennent aujourd’hui encore le parti de J. Kaczyński. Ce soutien se fonde notamment sur un traumatisme du passé lié à la transformation économique du pays dont les libéraux sont jugés responsables. En ce sens, les mesures populistes mises en oeuvre par le gouvernement depuis 2015 en faveur d’une redistribution des richesses (rehaussement du salaire minimum, abaissement de l’âge à la retraite, revenus de transfert conséquents alloués aux familles à partir du second enfant) satisfont une grande partie du peuple polonais, bien qu’il soit permis de douter de leur viabilité financière sur le long terme.

Lors d’une rencontre avec V. Orban, les deux hommes ont utilisé, il y a quelques années, l’expression d’une "contre-révolution culturelle"

Kaczyński joue enfin habilement de la question du nationalisme, en excitant la fierté polonaise. Ce discours n’est pas ouvertement anti-européen en soi (les fonds structurels de l’Union européenne apportent des aides substantielles au pays, et l’UE reste très populaire en Pologne), mais vise plutôt l’Europe libérale et ouverte telle que défendue aujourd’hui à Bruxelles. Selon Kaczyński, l’Europe devrait au contraire protéger les identités nationales, au premier rang desquelles se trouve l’identité polonaise. Ce discours s’appuie enfin sur une attention particulière prêtée à la dimension collective du peuple polonais, qui doit faire corps pour survivre face aux dangers extérieurs et aux valeurs européennes de plus en plus individualistes.

Quels objectifs J. Kaczyński poursuit-il en fin de compte, au-delà bien sûr de son propre maintien ? Un grand mystère plane sur cette question ; en une occasion, lors d’une rencontre avec V. Orban, les deux hommes ont utilisé, il y a quelques années, l’expression d’une "contre-révolution culturelle". Mais l’expression a aussitôt disparu de leur vocabulaire. Dans l’immédiat, les élections européennes et législatives qui s’annoncent en 2019 en Pologne ne garantissent en rien que le PiS demeurera le parti au pouvoir en Pologne. Les forces de l’opposition et les mouvements sociaux indépendants sont en effet beaucoup plus forts en Pologne qu’en Hongrie ou dans d’autres pays de la région.

 

Illustration par David MARTIN, pour l'Institut Montaigne.

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