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13/06/2022

Ne pas humilier Poutine : le péché d'orgueil de la France

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Ne pas humilier Poutine : le péché d'orgueil de la France
 Dominique Moïsi
Auteur
Conseiller Spécial - Géopolitique

En choisissant de maintenir le dialogue avec le maître du Kremlin, Emmanuel Macron veut, bien sûr, éviter un dérapage vers un troisième conflit mondial. Mais cette position fait fi d'un risque peut-être plus grand encore : éviter que le "crime ne paye", comme l'écrit Dominique Moïsi.

"Je connais bien Poutine. Il ne faut pas souhaiter son départ : ceux qui risquent de lui succéder seront bien pires." C'était en janvier 2017 à New York : Henry Kissinger souhaitait tempérer mon hostilité viscérale à l'encontre du maître du Kremlin. Il est vrai que presque, dans la même phrase, il avait voulu me rassurer aussi sur la personnalité du président des États-Unis qui venait d'entrer en fonction, Donald Trump : "Il est imprévisible, mais ce n'est pas un idéologue", me disait-il alors.

Alors que la guerre s'installe dans la durée en Ukraine et commence à évoquer, pour certains analystes militaires, les tranchées de la Première Guerre mondiale, les propos de Kissinger sur Poutine me reviennent à l'esprit. Et ce d'autant plus que, dans son rapport à la Russie, le président Emmanuel Macron semble se comporter comme un disciple du stratège américain d'origine allemande, qui ne cachait pas son admiration pour Bismarck et la Realpolitik.

Fixer des limites nécessaires

Pour l'auteur de ces lignes, en mettant l'accent sur la nécessité de ne pas humilier et de ne pas isoler la Russie, Kissinger et Macron se trompent de priorités. L'essentiel est ailleurs. Il est d'éviter à tout prix que le "crime ne paye", que l'agresseur ne soit récompensé et l'agressé, vaincu. Autrement dit, empêcher la défaite de l'Ukraine est plus important - même et surtout sur le long terme pour la stabilité de l'ordre mondial - que de prévenir l'humiliation de Poutine

Dans son rapport à la Russie, le président Emmanuel Macron semble se comporter comme un disciple du stratège américain.

Nous vivons dans un monde où les mots et les nuances comptent plus que jamais. Vouloir empêcher la défaite de l'Ukraine, ce n'est pas exactement la même chose que d'avoir pour objectif la défaite de la Russie. Ce n'est pas le pays que l'on veut rabaisser et humilier, c'est son dirigeant auquel on entend fixer des limites nécessaires. Et cet objectif ne peut être atteint, ni de près ni de loin, par le dialogue avec Moscou, mais par la création d'un rapport de forces plus équilibré entre la Russie et l'Ukraine.

Comment, dans ce contexte, expliquer alors l'approche diplomatique et la quête du dialogue presque à tout prix avec Moscou, privilégiée par Paris ? Au-delà de l'orgueil, on peut légitimement s'interroger sur les motivations philosophiques, culturelles, géopolitiques, politiques, ou autres, qui expliquent le choix d'une diplomatie qui a objectivement isolé Paris de la majorité des capitales européennes et occidentales.

Une certaine tradition gaulliste

Au-delà des préoccupations exprimées par Kissinger - les alternatives à Poutine seraient pires - il y a celles formulées par Jürgen Habermas. L'Europe - et chacun sait que le philosophe allemand est un partisan convaincu de la cause européenne - ne peut envisager son avenir sans maintenir une forme de lien avec la Russie. Habermas reflète dans ses propos une préoccupation qui est très "allemande" et traduit la proximité géographique, historique, culturelle entre Berlin et Moscou, sans oublier le poids spécifique de la culpabilité et du remords liés à la Seconde Guerre mondiale.

À force de mettre l'accent sur l'importance du couple franco-allemand, Emmanuel Macron, dans son rapport à la Russie, serait-il devenu plus "allemand" que les Allemands eux-mêmes ? De manière plus classique, n'est- ce pas le rapport de la France à l'Amérique et une certaine tradition gaulliste qui expliqueraient avant tout le rapport particulier entre Paris et Moscou ? Les intérêts de Paris ne sont pas ceux de Washington. Et ce d'autant plus que l'Amérique est devenue imprévisible en dépit de sa fermeté retrouvée, en apparence au moins, sur la question de l'Ukraine. Faire entendre la différence de Paris, n'est-ce pas aussi - n'en déplaise à la majorité des pays européens - affirmer la spécificité de l'identité de l'Europe sur la scène du monde ?

Poutine et Hitler

Il existe enfin une autre interprétation, plus philosophique et historique.

Le président de la République, inquiet des analogies historiques multiples qui peuvent exister entre la situation actuelle et les conditions qui prévalaient à la veille et au début de la Première Guerre mondiale, entendrait-il tout faire pour que le monde ne bascule pas dans une troisième guerre mondiale, potentiellement nucléaire de surcroît ? Sans faire de polémique, on peut néanmoins se demander si Emmanuel Macron, légitimement obsédé par la Première Guerre mondiale et les risques de dérapage vers une troisième, ne fait pas l'impasse sur une troisième comparaison historique, pourtant incontournable : celle avec la Seconde Guerre mondiale ? Et pour être plus précis, avec un parallèle qui, au fil du temps, ne peut plus être sommairement rejeté comme trop extrême : celui entre Poutine et Hitler ?

En péchant par orgueil, la France ne risque-t-elle pas d'apparaître comme l'illustration des divisions grandissantes à venir au sein du camp occidental sur la question de l'Ukraine ?

Péché d'orgueil

Que signifie ne pas humilier et ne pas isoler Poutine à l'aune de cette comparaison ? Pour saisir toute la vanité de cette ambition, il suffirait de se reporter au Journal d'une ambassade à Berlin, écrit par l'un des diplomates français qui a, parmi les premiers, perçu la "spécificité" d'Hitler, l'ambassadeur André François-Poncet. L'idée que l'on pouvait rechercher des compromis avec Hitler/Poutine l'aurait sans doute amusé. En maintenant, "quoi qu'il en coûte" - un dialogue chronophage d'un temps qui aurait pu être utilisé de manière plus productive - Macron peut arguer qu'il a tout fait pour éviter le pire. Mais dispose-t-il bien de cartes équivalentes à celles de la Turquie pour se présenter comme un intermédiaire de choix entre la Russie et l'Ukraine ?

En péchant par orgueil, la France ne risque-t-elle pas d'apparaître comme l'illustration des divisions grandissantes à venir au sein du camp occidental sur la question de l'Ukraine ? La France ne serait-elle pas aussi plus crédible, dans sa volonté de garder à tout prix le contact avec Moscou, si le président français avait choisi de se rendre - idéalement de manière conjointe avec le chancelier allemand - à Kyiv ? C'eût été un geste d'empathie émotionnelle qui aurait pu faire passer, plus facilement peut-être, la volonté de Paris de maintenir le dialogue avec Moscou, en dépit de Marioupol, de Boutcha et des preuves qui s'accumulent des crimes de guerre commis par les soldats russes.

Pour aller à l'essentiel, ce n'est pas le camp occidental qui est le principal responsable de l'humiliation de la Russie. C'est Poutine lui-même.

 

Avec l’aimable autorisation des Echos, publié le 13/06/2022.

Copyright : Kenzo TRIBOUILLARD / AFP

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