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08/01/2018

M. Erdogan à Paris : tournant stratégique ou épisode sans lendemain ?

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M. Erdogan à Paris : tournant stratégique ou épisode sans lendemain ?
 Michel Duclos
Auteur
Expert Résident principal et Conseiller spécial - Géopolitique et Diplomatie

Etonnante rencontre que celle qui a eu lieu au palais de l’Elysée vendredi 5 janvier entre le président turc, Recep Tayyip Erdogan, et le président Macron.

Il ne fait pas de doute qu’en se rendant à Paris le chef de l’Etat turc, fragilisé sur le plan interne et de plus en plus isolé sur le plan externe, cherchait à "accroître le nombre de ses amis", selon sa formule, et plus précisément à renouer avec l’Europe. En froid polaire avec la chancelière d’Allemagne, il n’avait pas tellement d’autre choix que de frapper à la porte de l’Elysée. Au demeurant, le courant passe bien entre les deux hommes, comme l’avaient montré diverses rencontres précédentes en marge d’événements internationaux et de fréquents entretiens téléphoniques.

"Les deux pays ont des intérêts géopolitiques communs sur lesquels une coopération bilatérale apparaît indispensable".

La réponse de M. Macron très courtoise certes, a été d’une grande clarté : "aucune avancée possible, n’ayons pas l’hypocrisie d’évoquer de nouveaux chapitres", mais par contre il a marqué sa disponibilité à "regarder si on ne peut pas repenser cette relation non pas dans le cadre du processus d’intégration, mais peut-être d’une coopération, d’un partenariat avec une finalité… préserver l’ancrage de la Turquie dans l’Europe". C’était en fait le concept – et même la formule, un "partenariat" – que Nicolas Sarkozy avait lui-même en tête. Il est vrai que de son côté le président Erdogan a évoqué la "grande fatigue" des Turcs vis-à-vis de l’adhésion. C’est un fait aussi que le Brexit prive la candidature turque à l’UE de l’un de ses principaux soutiens traditionnels. Plus généralement, il est possible que l’évolution du contexte rende plus acceptable par les Turcs une fin de non-recevoir formulée par Emmanuel Macron alors que le même message dans la bouche de M. Sarkozy auparavant ou de Mme Merkel récemment provoquait chez eux une colère… Jupitérienne.

L’atmosphère de la rencontre, ou au moins de la conférence de presse, a en tout cas paru tout à fait cordiale. Des contrats économiques ont été signés. Le président Macron, souvent à l’aise dans le rôle de dompteur d’autocrates, a rappelé sans ambiguïté notre souhait de voir l’Etat de droit respecté dans la Turquie post-coup d’Etat – "la liberté d’expression ne se divise pas" -, mais est discrètement venu au secours de son homologue lorsque celui-ci, irrité par la question d’un journaliste, s’est laissé aller à réagir avec une brutalité hors de propos.

L’explication de cette bonne atmosphère tient sans doute au total à ce que les deux pays ont des intérêts géopolitiques communs sur lesquels une coopération bilatérale apparaît indispensable. C’est le cas en particulier du terrorisme – de manière très pratique dans le contexte de la vague de retour de djihadistes français revenant d’Irak ou de Syrie par la Turquie, ou encore du financement du PKK évoquée explicitement par M. Macron. Deux personnages rarement vus dans les rencontres officielles, étaient présents à l’Elysée : Hakan Fidan, directeur des service secrets turcs (MIT), et Bernard Emié, directeur général de la DGSE, d’ailleurs ancien ambassadeur de notre pays à Ankara.

"Est-il possible de relancer la relation Europe-Turquie en laissant de côté les aspects "bruxellois" de celle-ci (processus d’adhésion, etc.) et en se focalisant au contraire sur les enjeux géopolitiques à traiter en commun ?"

D’autres sujets ont été évoqués par les deux présidents – la Syrie, l’Irak, la Palestine – sur lesquels existent des degrés de convergence variés mais un même intérêt à coopérer. La question la plus importante à cet égard est celle des Kurdes de Syrie, nos alliés dans la lutte contre Daesh mais considérés comme des ennemis par la Turquie. On peut imaginer, sur ces différents thèmes, que le dialogue va se poursuivre au niveau des administrations et des entourages.

En filigrane de cette rencontre, se trouve donc posée une question fondamentale pour l’avenir : est-il possible de relancer la relation Europe-Turquie en laissant de côté les aspects "bruxellois" de celle-ci (processus d’adhésion, etc.) et en se focalisant au contraire sur les enjeux géopolitiques à traiter en commun ? Sans négliger bien entendu les enjeux économiques perçus de part et d’autre comme majeurs. Les Européens peuvent trouver dans une telle approche une réponse à certains de leurs défis – immigration, protection des frontières extérieures de l’UE – et la Turquie un partenaire alternatif à l’allié américain évanescent et à l’encombrant interlocuteur russe.

Si l’on suit cette ligne de raisonnement, le choix de Paris par les Turcs pour renouer avec l’Europe n’est pas seulement circonstanciel : la France est actuellement le grand pays européen encore perçu comme capable de raisonner en termes géopolitiques. Ne tirons pas trop vite cependant des conclusions définitives de cette visite : certains signaux laissent penser que M. Erdogan, pour préparer les prochaines élections, a intérêt à gommer les aspects les plus répressifs de sa politique récente mais rien n’assure qu’il envisage de modifier substantiellement sa trajectoire. Du côté européen, il reste aussi du chemin à faire pour adopter une ligne stratégique inspirée de celle qu’Emmanuel Macron semble avoir tracée le 5 janvier à l’Elysée. De nouveaux malentendus peuvent surgir et entraver l'assainissement d’une relation qui n’a jamais été simple.

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