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12/07/2021

Les leçons amères de l'Afghanistan

Les leçons amères de l'Afghanistan
 Dominique Moïsi
Auteur
Conseiller Spécial - Géopolitique

"Nous ne pourrons jamais gagner cette guerre. Les Afghans savent que, contrairement aux talibans, nous n'avons pas vocation à rester." C'était au début de l'année 2009. J'enseignais alors à l'université Harvard. Un de mes étudiants, officier supérieur français de retour de Kaboul où il avait servi dans le cadre de l'Otan, me confiait, non pas ses doutes, mais ses dures certitudes.

J'ai beaucoup pensé à lui ces derniers jours, alors que s'écroule, tel un château de cartes, toute la construction bâtie en Afghanistan, par l'Amérique et ses alliés . Les talibans ne sont-ils pas - métaphoriquement aujourd'hui et très probablement dans la réalité demain - aux portes de Kaboul, comme les troupes nord-vietnamiennes étaient aux portes de Saigon en 1975 ? La progression des talibans sur le terrain est - quoi qu'en dise le gouvernement afghan - plus rapide que les plus pessimistes des observateurs ne pouvaient le craindre.

Plus d'un millier de soldats de l'armée afghane viennent de faire défection avec armes et bagages, cherchant refuge au Tadjikistan. Sans la supériorité aérienne des États-Unis, sans l'aide de leurs services de renseignement, comment feraient-ils le poids face à des talibans résolus ? Ils sont défaits dans leur tête, avant même de l'être sur le terrain.

"Fermer boutique"

Une fois de plus, l'Afghanistan semble mériter son surnom de "cimetière des empires". À qui le tour maintenant ? Les Chinois succèderont-ils aux Grecs, aux Mongols, aux Britanniques, aux Soviétiques, et, enfin, aux Américains et leurs alliés ? Beijing regarde, avec un mélange d'appétit et d'anxiété, du côté de l'Afghanistan, alors que l'Amérique s'en retire. Les États-Unis, mélange de fatigue et de désintérêt, prennent leurs distances avec un Moyen-Orient élargi, qui leur a beaucoup coûté et peu rapporté au cours des vingt dernières années. Alors que s'approche la date fatidique du 11 septembre, l'Amérique estime qu'il est temps de "fermer boutique" . Peu importe si la mission n'a pas été accomplie. Elle ne pouvait pas l'être.

Alors que s'approche la date fatidique du 11 septembre, l'Amérique estime qu'il est temps de "fermer boutique". Peu importe si la mission n'a pas été accomplie

Tels des "nouveaux riches de la puissance", ce qu'ils ne sont pas historiquement, les Chinois entendent reprendre la place laissée vide par les Américains, tout en évitant de commettre les erreurs accumulées par ces derniers. Peuvent-ils y parvenir ? Ont-ils un autre choix ? L'Afghanistan, s'il sombrait dans le chaos, serait un obstacle sérieux sur la voie d'une "route de la soie" stable et sûre. Des fondamentalistes musulmans incontrôlables au pouvoir à Kaboul, pourraient être désireux de soutenir la cause des Ouigours en Chine, avant même de servir de sanctuaire à des terroristes anti-occidentaux.

Mieux vaut reconstruire l'Afghanistan via le Pakistan et les talibans, les premiers servant de relais pour l'aide aux seconds. Ce calcul est-il possible sans une présence militaire ? Beaucoup d'argent peut-il éviter de faire couler le sang chinois ? Ou bien la Chine est-elle à la veille d'expérimenter à son tour le coût de la puissance ?

Ingérence militaire

Avant de se lancer dans l'aventure, elle devrait faire une pause, et tirer les leçons pour elle-même des échecs des politiques d'interventions du monde occidental. En 2000, Beijing avait commandé à ses experts une étude sur la politique étrangère de l'Allemagne entre 1870 et 1914, avec le passage d'une politique de profil bas dans le monde à la Bismarck, à une politique d'affirmation de la puissance à la Guillaume II. Elle s'est d'ailleurs ralliée au mauvais modèle, le second.

Le nouvel échec du dernier libérateur/envahisseur en Afghanistan, l'Amérique, repose de manière fondamentale la question de l'ingérence militaire. Depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale -tel un jeu de yo-yo oscillant au gré des émotions et des calculs - les politiques d'interventions sont passées par trois phases.

Durant la guerre froide, les politiques d'intervention des anciennes puissances coloniales ou des nouvelles puissances impérialistes (au premier rang desquelles l'URSS) se déroulaient à l'ombre des armes nucléaires. Elles fournissaient en quelque sorte un élément de respiration, à un monde gelé par l'équilibre de la terreur. Chaque camp avançait ainsi ses pions de l'Afrique, au Moyen-Orient, de l'Amérique latine et centrale à l'Asie. Ce qui se traduisait souvent par des guerres dites de "proxy".

Le nouvel échec du dernier libérateur/envahisseur en Afghanistan, l'Amérique, repose de manière fondamentale la question de l'ingérence militaire.

Avec la fin de la guerre froide, la paix n'étant plus impossible, la guerre redevint moins improbable. Dans les années 1990, l'échec de l'Occident à prévenir le génocide au Rwanda ou les massacres dans les Balkans, renforça l'instinct interventionniste de tous ceux qui, par un mélange de compassion et d'empathie, de romantisme postcolonial, sinon d'ambitions nationales pures, abritaient leurs émotions complexes derrière le concept de "devoir d'ingérence".

Statut des femmes

Un devoir qui paraissait plus évident encore au lendemain du 11 Septembre 2001. Protéger les peuples du despotisme et de la barbarie, c'était se protéger soi-même. Avec la démocratie, on portait la paix. Cet enthousiasme interventionniste négligeait une leçon essentielle : on ne sauve pas les peuples sans eux et souvent en dépit d'eux. Et en leur fournissant la démonstration - par les dommages collatéraux qu'on leur inflige pour les sauver - que leurs vies comptent moins que celles de leurs libérateurs.

En 2021, avec l'échec patent des Occidentaux en Afghanistan et - ne nous voilons pas la face - celui des Français au Sahel, c'est un troisième chapitre dans l'histoire des interventions qui s'ouvre devant nous. Il contient des réminiscences de l'après-guerre du Vietnam, mais aussi des éléments de radicale nouveauté, avec l'arrivée de la Chine, comme acteur clé.

L'échec de l'Amérique est d'autant plus tragique que l'Afghanistan a connu des progrès indéniables au cours des vingt dernières années : en particulier en matière d'éducation et de statut des femmes. Mais voilà, les priorités de l'Amérique ont changé. Et ce sont les femmes afghanes qui seront les victimes principales de la volonté américaine de mettre fin à une aventure malheureuse.

Au-delà des femmes, il y a les interprètes de la coalition et leurs familles. Plus de 120.000 personnes en tout. Les abandonner, c'est les condamner à une mort certaine. Il est de notre responsabilité morale de leur fournir asile et aide. Un départ sans gloire n'a pas à être, de manière inéluctable, un départ honteux.

 

Avec l'aimable autorisation des Échos (publié le 04/07/2021)

 

Copyright : JOHN MOORE / GETTY IMAGES NORTH AMERICA / Getty Images via AFP

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