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08/03/2021

Les deux grandes omissions du budget de la défense chinois

Les deux grandes omissions du budget de la défense chinois
 Mathieu Duchâtel
Auteur
Directeur des Études Internationales et Expert Résident

Chaque année, la Chine annonce son budget militaire officiel dans le cadre de l’Assemblée nationale populaire. Il dépasse cette année les 200 milliards de dollars pour la première fois, mais n’inclut pas deux postes pourtant cruciaux pour les équilibres régionaux : les dépenses publiques de recherche et de développement pour l’industrie d’armement, et la Police armée du peuple et son corps des garde-côtes. Cet effort de défense considérable est à la mesure de l’ambition chinoise de remodeler l’ordre sécuritaire en Asie orientale. 

Mars est le mois de la session annuelle de l’Assemblée nationale populaire, et de l’annonce attendue du budget officiel de la défense chinois. Ce budget dépasse pour la première fois cette année le seuil symbolique des 200 milliards, pour s’élever à 208,47 milliards de dollars. La Chine occupe une confortable deuxième place au classement des pays par dépenses militaires, un rang qu’elle n’a pas quitté depuis qu’elle l’a atteint en 2010. Elle demeure loin des États-Unis, qui consacrent plus de 700 milliards à leurs forces armées, mais tient son premier poursuivant, l’Inde, à une distance respectable puisque celle-ci dépense aujourd’hui trois fois moins pour sa défense. 

Le discours officiel chinois aime souligner que son budget de la défense représente depuis des années environ 1,3 % de son PIB, contre une moyenne mondiale supérieure à 2,5 %. Il met aussi en avant le ralentissement du rythme de la hausse. Depuis 2016, le budget consacré à la défense a abandonné la croissance à deux chiffres, et son augmentation reste comprise dans une fourchette entre 6,6 % et 8,1 %. À 6,8 % cette année d’après les nouvelles annonces, la hausse est légèrement supérieure à l’objectif de croissance pour l’année 2021 annoncé par Li Keqiang, autour de 6 %. Il y a là un souci d’équilibre général, une vision macro de la proportionnalité mise en avant par le 14e plan quinquennal qui souligne que "la puissance militaire et la puissance économique augmentent au même rythme" (国防实力与经济实力同步提升).

Mais pour les équilibres sécuritaires dans la région, ce sont la valeur brute des sommes investies et la qualité de l’outil de défense chinois qui importent davantage. Et sur ce point, la Chine creuse l’écart avec tous ses voisins, si bien que la principale garantie d’équilibre régional est la présence de l’alliance nippo-américaine. Le département de la Défense américain souligne dans son dernier rapport annuel sur les capacités militaires de la Chine que si la supériorité est toujours américaine, la Chine a aujourd’hui trois domaines d’excellence : sa flotte de surface, ses missiles balistiques et de croisière sur lanceurs terrestres, et sa défense aérienne intégrée (surtout grâce aux systèmes russes S-400 et S-300).

Sur une décennie, le budget chinois a systématiquement augmenté de plus de 10 milliards de dollars par an. 

Sur une décennie, le budget chinois a systématiquement augmenté de plus de 10 milliards de dollars par an. Cette augmentation annuelle représente voire dépasse le total des dépenses annuelles de certains des voisins de la Chine, avec lesquels elle entretient des différends territoriaux : le Vietnam et l’Indonésie dépensent moins de 10 milliards chaque année, les Philippines et la Malaisie moins de 5.

Taiwan, dont l’effort de défense vise à dissuader une invasion chinoise, a annoncé pour 2021 un budget de 15 milliards de dollars, soit 2,4 % du PIB taiwanais (en hausse de 10 % après des années de quasi stagnation).

Or, dans ces annonces autour du budget chinois, un poste budgétaire crucial à l’estimation de l’effort chinois est comme toujours laissé dans l’ombre : le soutien public à la recherche et au développement pour l’industrie d’armement. Comment le calculer ? Aux États-Unis, ce poste a atteint en 2021 la somme record de 106,6 milliards de dollars, soit 15 % du budget officiel. En Corée du Sud, un pays techniquement en guerre, et dont l’industrie d’armement, comme celle de la Chine, regarde vers les marchés d’exportation, la R&D représente 7 % du budget de la défense. Si l'on se fonde sur ces deux comparaisons internationales et leur ordre de grandeur, on peut raisonnablement deviner une fourchette entre 14 et 31 milliards de dollars pour la R&D au service de l’industrie d’armement de la Chine.

A l’heure où la compétition technologique devient le principal théâtre d’opérations de la rivalité sino-américaine, la R&D de défense est une priorité absolue pour la direction d’un Parti qui a formulé la stratégie de "développement centré sur l’innovation", réaffirmée avec force dans le 14e plan quinquennal. Dès le 19e Congrès du Parti, Xi Jinping soulignait dans sa feuille de route à l’horizon 2050 que "nous devons être clairvoyants, la technologie est la capacité de combat centrale. Nous devons encourager l’innovation dans les technologies les plus importantes et innover de manière indépendante".

Tout indique que l’industrie d’armement chinoise est face à un tournant, qui va décupler l’importance déjà élevée de ses fondements scientifiques et technologiques nationaux. D’une part, son accès aux technologies duales occidentales va continuer de se tarir, à mesure que les restrictions américaines se renforcent. L’administration Trump a beaucoup agi sur ce dossier, en créant en particulier une liste des "entreprises militaires communistes chinoises", dont l’approvisionnement en technologies et en capitaux étrangers est sous surveillance renforcée. La liste inclut les grands conglomérats publics de défense, de Norinco à Aviation Industry Corporation of China (AVIC) en passant par China Aerospace Science and Industry Corporation (CASIC), mais aussi des entreprises privées comme Huawei et Hikvision. 

D’autre part, le niveau atteint par l’industrie d’armement chinoise force l’admiration, et la ligne politique encourage la réduction de la dépendance, tout en employant de nouveau le langage maoïste de l’auto-suffisance. Cette évolution transforme la dynamique dans la relation de défense de la Chine avec son principal fournisseur, la Russie - on voit aujourd’hui, plus que des achats de systèmes d’armes (même si de nouvelles annonces ne sont pas à exclure), l’émergence d’une coopération industrielle sino-russe, par exemple au sein du projet chinois de construction d’un hélicoptère militaire lourd.

La R&D et les fondements industriels de l’outil de défense chinois sont particulièrement importants à l’heure de la montée en gamme de la puissance militaire du pays, qui demande un investissement considérable. Le commentateur militaire Shi Yang souligne par exemple que le destroyer lance-missile 055, fleuron de 12 000 tonnes de la marine chinoise, navire d’escorte des porte-avions dans les futurs groupes aéronavals, est 50 % plus cher que le destroyer 052D, l’Aegis chinois, produit en série depuis 2014. Cette logique s’applique à tous les systèmes en cours de développement - et la Chine a des programmes dans toutes les grandes catégories, du sous-marin nucléaire d’attaque aux avions de combat.

L’industrie d’armement chinoise est face à un tournant, qui va décupler l’importance déjà élevée de ses fondements scientifiques et technologiques nationaux.

Enfin, une analyse qualitative de l’effort de défense chinois centré sur les rapports de force en Asie orientale ne peut ignorer la nécessité d’ajouter au budget officiel un poste, estimé à 20 milliards de dollars par le SIPRI : la Police armée du peuple (PAP), et le corps des garde-côtes, désormais placé sous son autorité. La PAP est une organisation paramilitaire dont le rôle en temps de paix est la stabilité intérieure, mais qui, en temps de guerre, est incorporée dans l’APL pour soutenir ses opérations. À l’issue d’une réforme initiée par Xi Jinping, la PAP est aujourd’hui placée sous l’autorité directe de la Commission militaire centrale, donc du Parti. Le ministère de la Sécurité publique en a perdu la co-tutelle et le gouvernement chinois n’est donc plus dans la chaîne de commandement de ses opérations. Or en plus de ses missions sur le sol chinois, la PAP joue déjà un rôle de politique étrangère - on la voit active dans certains pays d’Asie centrale, poursuivant l’objectif de contribuer à isoler le Xinjiang de son environnement international

Une autre réforme de Xi Jinping a placé le corps des garde-côtes chinois sous l’autorité directe de la PAP, donc de la Commission militaire centrale, le soustrayant également à l’autorité formelle du gouvernement chinois. Or le rôle international des garde-côtes est crucial puisqu’ils défendent les revendications territoriales chinoises en mers de Chine du Sud et de l’Est. Leur montée en puissance pendant les années Xi Jinping est un fait stratégique qui a transformé les rapports de force dans l’Asie maritime. Aujourd’hui, leurs bâtiments les plus imposants déplacent plus de 10 000 tonnes et sont armés de canons de 76 millimètres et de défense anti-aérienne. Il s’agit bien là d’une deuxième marine. D’autant que la nouvelle loi chinoise sur les garde-côtes, entrée en vigueur au mois de février 2021, les autorise à "prendre toutes les mesures nécessaires, y compris l’emploi de la force armée" (article 22) pour défendre les intérêts de la Chine dans les eaux "sous sa juridiction".

L’effort de défense de la Chine s’inscrit dans un projet national plus large, celui énoncé par Xi Jinping au 19e Congrès du Parti : une Chine leader à l’international à l’horizon 2049. Le rapport de travail au Congrès fixait déjà l’objectif de transformer à cet horizon l’Armée populaire de libération en force "de classe mondiale". Et derrière le ralentissement apparent du rythme de croissance des dépenses, la direction du Parti admet une accélération du calendrier de ses ambitions. Le 14e plan quinquennal réaffirme ainsi l’intention du Parti d’atteindre "dès 2027 l’objectif de notre combat centenaire pour construire une armée puissante" (2027年实现建军百年奋斗目标).
 

Copyright : NOEL CELIS / AFP

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