Rechercher un rapport, une publication, un expert...
L'Institut Montaigne propose une plateforme d'Expressions consacrée au débat et à l’actualité. Il offre un espace de décryptages et de dialogues pour valoriser le débat contradictoire et l'émergence de voix nouvelles.
31/01/2019

L’économie chinoise : dérive progressive, effondrement ou mutation ?

Imprimer
PARTAGER
L’économie chinoise : dérive progressive, effondrement ou mutation ?
 François Godement
Auteur
Expert Résident principal et Conseiller spécial - Asie et États-Unis

2019 est une année pleine d'ambiguïtés pour l'économie chinoise, et ce principalement pour deux raisons. La première réside dans l'impact psychologique important de la guerre commerciale entre les États-Unis et la Chine. Cette guerre commerciale est susceptible de renverser les tendances du commerce mondial, pourtant largement dominé par la Chine au cours des dernières décennies. La deuxième raison tient au manque de clarté qui caractérise les messages transmis par le gouvernement chinois lorsqu’il s’exprime sur la politique économique qu’il mène. En réponse aux pressions venant de l'étranger, le gouvernement a fait allusion à d'éventuelles réformes. Mais il a également pris des mesures défensives, précisément pour résister à ces pressions, c’est ainsi qu’il a redoublé d’efforts pour réduire la dette et le passif intérieurs. Dans le même temps, il a adopté de nouvelles mesures de relance, notamment de nouvelles lignes de crédit, afin de dynamiser l’économie. S'adapter et résister, stop and go.... Il n’est pas étonnant qu'après une phase d'apparente invulnérabilité face aux pressions américaines, les économistes chinois montrent des signes d'inquiétude. L'économie dérive, mais n'est-elle pas menacée d’un krach?
 
Cette hypothèse nous semble relever d'un pessimisme excessif, qui succède à une phase d'optimisme débridé.
 
Le conflit commercial a déjà eu deux conséquences importantes.

  • La première a été le redémarrage des exportations chinoises vers les États-Unis, jusqu'en octobre 2018. Une baisse du taux de change du yuan par rapport au dollar et l’empressement dont a fait preuve la Chine pour faire passer ses exportations avant les hausses tarifaires de fin septembre lui ont permis d’enregistrer le plus fort excédent commercial jamais constaté avec les États-Unis. Les importations mondiales de la Chine se sont également accélérées. Cette situation résulte probablement du fait que les consommateurs et les entreprises ont anticipé l’évolution des tarifs douaniers et les autres restrictions à l'importation à venir.
     
  • Dans le même temps, le gouvernement consolidait une politique bien connue, consistant à contenir la spéculation et à faire éclater les "bulles" économiques. C'est cette même politique qui avait été mise en œuvre à la veille de la grande crise financière de 2007-2009. À l'époque, l’encadrement du crédit et la discipline budgétaire de la Chine n'étaient peut-être qu'une pure coïncidence, mais ces éléments ont grandement contribué à éviter une panique généralisée lorsque la crise mondiale a frappé. Aujourd'hui, la Chine étant l'un des deux principaux acteurs de la guerre commerciale, les autorités ont eu moins de mal à anticiper les problèmes et donc à renforcer leur contrôle sur les dérives du crédit et de la finance. Au printemps 2018, les déclarations officielles faisaient de nouveau l'éloge des entreprises d'État et de l'économie étatique. Le shadow banking (qui, en Chine, est réellement le "shadow of banks" et joue un rôle majeur dans les fonds structurés, à rendement plus élevé pour les épargnants) a été brutalement réduit. Il en va de même pour le crédit aux entreprises privées : il ne fait aucun doute que l'État-parti est en bonne position pour se protéger en priorité contre les bouleversements à venir. Toutefois, les autorités locales ont été touchées à la fois par des campagnes de lutte contre la corruption et par une réduction importante des projets d'infrastructures. Cela explique également la frénésie des entreprises publiques à s'impliquer dans les projets internationaux Belt & Road. En 2018, les investissements d’infrastructures ont chuté comme jamais auparavant en Chine.

Peut-être le gouvernement chinois a-t-il sous-estimé ces effets économiques. Le marché boursier chinois a été le moins performant au monde pour l’année 2018. Le déclin de l'emploi dans le secteur manufacturier, une réalité depuis 2015, s'est fortement accéléré au second semestre de 2018, et plus encore au dernier trimestre de l'année. Cette tendance ne concerne plus seulement la "Ceinture de Rouille" (Rustbelt) du Nord-Est du pays, mais aussi l'ensemble des régions côtières où se situent les industries exportatrices de biens de consommation.

Peut-être le gouvernement chinois a-t-il sous-estimé ces effets économiques.

On évoque de plus en plus fréquemment la perspective d’une délocalisation des entreprises internationales à l'extérieur du territoire chinois, ce qui pourrait équivaloir à une rupture potentielle des chaînes d'approvisionnement mondiales. Les restrictions américaines et éventuellement européennes sur les investissements chinois dans la haute technologie déclencheront également des mesures de rétorsion. Il en sera de même pour les nouveaux contrôles à l'exportation. Même si les questions tarifaires sont, dans une certaine mesure, limitées par les négociations commerciales en cours entre la Chine et les États-Unis, cette tendance de long terme consistant à freiner les transferts de technologie de toute nature aura certainement un impact sur l'économie.

Comme d'habitude, ces tendances à la baisse s'accompagnent de doutes quant au taux de croissance réel de la Chine. Cette suspicion est aussi récurrente que peu significative en soi. D’abord, de nombreuses statistiques ont toujours été biaisées, en particulier au niveau local. De surcroît, une grande partie du PIB de la Chine est de toute façon le résultat de stimuli constants provenant de tous les niveaux de gouvernement. A titre d’illustration, depuis 2016, l’endettement public net augmenté, intégrant tous ces niveaux, est chaque année supérieur à 11 % du PIB selon le FMI. Ce qui importe le plus, c'est la marge de manœuvre dont dispose le gouvernement central pour soutenir l'économie, surtout si celle-ci, plutôt que de dériver, finissait par s’effondrer. La Chine dispose d'atouts et d'avantages clés qu'elle peut mobiliser : des réserves de devises étrangères (avec un léger rebond depuis 2017 grâce à la lutte contre les sorties de capitaux spéculatifs), un solde des comptes courants qui demeure légèrement positif, une forte épargne des ménages encore largement captée par le système financier étatique pratiquant la répression financière au détriment des épargnants, et une politique budgétaire sous contrôle car conduite par un gouvernement central - contrairement aux finances locales. Cela devrait suffire à apaiser les prédictions apocalyptiques annonçant un krach.
 
Pourtant, si ces différents leviers peuvent être utilisés à court terme pour soutenir l'économie face à une guerre commerciale, quelles en seront les répercussions à long terme sur l'économie chinoise ? N’en résulterait-il pas encore plus de projets non soutenables, plus de spéculation financière et immobilière, plus d'entreprises d'État ? Le gouvernement chinois est probablement conscient de ce risque, car il n'a jusqu'à présent insufflé à son économie que des stimuli limités - essentiellement des obligations et des crédits plus ciblés à destination des entreprises privées.

La prudence dont il a fait preuve a été critiquée par certains. L'économiste Yu Yongding - qui exprime également des doutes quant à l’exactitude des chiffres officiels de la croissance - plaide, afin de soutenir l’investissement, pour une politique monétaire et budgétaire beaucoup plus expansionniste. Ne se souvient-il pourtant pas que, pendant la crise financière mondiale de 1997-1998, il avait expliqué que l'énorme relance entreprise par la Chine pouvait être menée une fois, peut-être deux fois, mais qu'il "n’y avait pas trois cartouches dans le barillet" ? Si sa suggestion était mise en oeuvre, il s’agirait de la deuxième utilisation de l’arme de la relance économique massive.

Depuis 2016, l’endettement public net augmenté, intégrant tous ces niveaux, est chaque année supérieur à 11 % du PIB selon le FMI.

D'autres ont exprimé des inquiétudes à partir d’une approche économique plus libérale, dénonçant essentiellement la captation des ressources financières et des dépenses par l'État-parti. Selon eux, le principal problème économique chinois est, plutôt que le ratio investissement / consommation, l’écart entre la consommation publique et la consommation privée. Selon un économiste libéral, les dépenses publiques sont passées de 23 % à 46 % du PIB. Les impôts de toutes sortes, comme les charges sociales patronales ayant pour vocation à couvrir les assurances sociales, se sont multipliés. Cela peut s'expliquer en partie par le fait que l'administration Xi-Li met effectivement en application des politiques qui restaient souvent de l’ordre du théorique dans le passé. Pendant ce temps, après des décennies de transferts sectoriels et d'augmentations technologiques, la productivité totale des facteurs (PTF) en est venue à stagner. Les secteurs de la finance et de l'immobilier, qui sont généralement liés à l'administration sont les principaux bénéficiaires des mesures de soutien. Certains commentateurs vont jusqu'à questionner, à leurs risques et périls, le coût de 20 millions de cadres employés par le Parti communiste chinois (PCC).
 
Les arguments en faveur d'une réforme libérale peuvent se résumer comme suit : la Chine a le même PIB par habitant que le Brésil, mais la consommation des ménages chinois est équivalente à celle du Nigeria (selon les statistiques de la Banque mondiale). Le taux auquel sont fixées les charges sociales patronales, soit 32 % de la masse salariale, n'est pas si éloigné de... celui de la France. La dette locale est estimée entre 17 et 40 trillions de yuans, soit entre 2,5 et 6 trillions de dollars, soit entre 23 % et 57 % du PIB chinois. La nouvelle politique des naissances autorisant deux enfants n'est pas suffisante pour enrayer une baisse marquée du taux de natalité : la population chinoise entamera son déclin avant 2030. La réduction de l'emploi dans les entreprises publiques et d'État, et plus généralement des dépenses publiques qui ont un faible effet multiplicateur, serait donc aussi importante à moyen terme qu'un plan de relance ne l'est à court terme.

la Chine a le même PIB par habitant que le Brésil, mais la consommation des ménages chinois est équivalente à celle du Nigeria.

Certains représentants du gouvernement partagent en partie ce point de vue. Après les éloges, au printemps 2018, de l’idée d’une économie fortement soutenue par l’Etat, du marxisme et de l'idéologie, un conseiller économique incontournable, Liu He - qui, par ailleurs, est directement impliqué dans les négociations commerciales avec Washington - a plaidé en faveur d'un soutien accru à l'économie privée, tout comme Wang Yang, membre du Comité permanent et connu pour être un réformateur avant 2012.

Leur revendication repose sur le slogan dit 56789: "l'économie privée contribue à plus de 50 % des recettes fiscales, à plus de 60 % du PIB, à plus de 70 % de l'innovation technologique, à plus de 80 % de l'emploi en milieu urbain, à plus de 90 % des nouveaux emplois."En un mot, certains tentent de souligner le fait que les entreprises privées sont pénalisées de façon disproportionnée par le caractère hybride de l’économie chinoise, combiné au système de l'État-parti et à la crise du crédit.

Il peut sembler absurde de voir l'économie chinoise comme obérée le poids des dépenses publiques et sociales et menacée par une chute historique de son taux de croissance potentielle. N’oublions pas que la Chine reste, avec l'Allemagne, le premier exportateur mondial. Elle bénéficie encore d'un excédent de la balance courante et fascine les autres pays du monde avec les nouvelles Routes de la Soie, considérées comme sa propre version du Plan Marshall. Surtout, sa taille et sa gouvernance ferme semblent la protéger de tout effondrement spéculatif, dans la mesure où la Chine a déjà survécu, dans le passé, à des ralentissements socio-économiques. D’ailleurs, une trêve dans le conflit commercial Chine-États-Unis provoquerait immédiatement un regain psychologique et une reprise de la croissance en 2019. Pourtant, les mesures préconisées par les économistes libéraux et partiellement soutenues par certains dirigeants constituent à la fois une protection contre un environnement international sans doute défavorable, et la reprise d’un choix à long terme vers l’économie de marché.
 
Cela suffira-t-il à mettre un terme au retour en arrière des politiques économiques de la Chine, un retour constaté depuis cinq ans ? Cette question, qui a des implications politiques importantes, reste sans réponse pour l'instant.

Recevez chaque semaine l’actualité de l’Institut Montaigne
Je m'abonne