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28/09/2021

La nouvelle économie politique de Xi Jinping - Première partie : le raisonnement à l’œuvre

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La nouvelle économie politique de Xi Jinping - Première partie : le raisonnement à l’œuvre
 François Godement
Auteur
Expert Résident principal et Conseiller spécial - Asie et États-Unis

Chaque jour, de nouvelles règles et de nouvelles mesures prises en Chine agissent comme autant de pas supplémentaires vers une reprise de contrôle totale par Xi Jinping sur l'économie et la société chinoises. L’un des aspects de la psychologie de Xi Jinping, à l'image de Mao Zedong, réside dans sa capacité à des volte-face rapides, faisant peu de cas des engagements passés à l’égard de ses partenaires. Il reste façonné par le contexte de ses premières années, un "climat de lutte" incessant : le mot est un de ses favoris.

Et pourtant, nous avions tous sous-estimé ce point. Certes, nous savions qu’il n’était pas un grand partisan de l'économie de marché à grande échelle, mais il semblait parfaitement à l'aise avec l’idée de conglomérats hybrides et de champions nationaux qui n’ont cessé de nourrir la croissance rapide de la Chine. Nous voyions dans ses campagnes anti-corruption un outil d’abord et avant tout politique, utilisé contre ses opposants réels ou potentiels. Nous considérions aussi ses premières proclamations en faveur de réformes économiques comme en grande partie mort-nées. Nous appréhendions l'influence croissante de la Chine sur l'économie mondiale comme un enjeu crucial pour les ambitions qu’il nourrissait pour son mandat. La politique du crédit suivait toujours un cycle de "stop-and-go", alternance de flambées du crédit et de coups de frein, comme au cours des décennies de réforme antérieures. Là où Xi Jinping se distinguait, c'était dans la force de sa rhétorique politique rouge et nationaliste, dans la nouvelle impulsion donnée au soutien pour les hautes technologies, amplifiant une politique initiée par ses prédécesseurs, et par son attitude intransigeante dans les négociations commerciales internationales, comme dans d’autres domaines.

Il s'avère que nous nous trompions. Xi Jinping est en train de transformer le visage de l'économie politique du pays. Mais ce n’est pas pour prendre le chemin de l’économie de marché - un chemin que les partenaires internationaux de la Chine ont attendu des années durant avant de perdre espoir. Ce faisant, Xi est prêt à prendre des risques qui dépassent tout ce que ses prédécesseurs avaient été prêts à concéder depuis la mort de Mao. Nous avions décrit la dimension purement politique de cette révolution ; il convient ici d'en examiner, de la même manière, l'aspect économique. 

Tout d'abord, le raisonnement sous-jacent à ces changements, à la fois explicite et implicite. Ces changements ont peut-être été précédés de quelques déclarations d'intention au cours des années précédentes, mais elles n’avaient alors jamais été suivies d’effets.

Xi Jinping est en train de transformer le visage de l'économie politique du pays.

Le naufrage des sociétés immobilières chinoises est à ce point le fruit d'événements convergents qu'il apparaît délibéré, même si les causes de ce naufrage sont autant à chercher du côté des tendances macro-financières que du côté de la bulle immobilière elle-même. Le secteur immobilier de la Chine représente un quart de son PIB.

Pour les citoyens chinois à revenus moyens ou élevés, l’immobilier représente une tirelire bien plus fiable que les banques ou le marché boursier. Avec le secteur des infrastructures physiques, l’immobilier est aussi la première cause de l'augmentation continue des émissions de CO2 et d’autres types d’émissions en Chine - une augmentation qui n'est pas complètement atténuée par une quelconque amélioration de l'efficacité énergétique par unité de PIB. Accessoirement, l’immobilier chinois est aussi le principal facteur de l'inflation actuelle des prix des matières premières et des biens de construction dans le monde entier. La Chine a-t-elle trop de logements ? L'évolution des prix dans les villes de premier rang semblerait le démentir. Mais soyons clairs : en 2013, un Parisien disposait en moyenne de 31 m2 de surface habitable et un Français vivant en appartement disposait en moyenne de 32,5 m2. À Shanghai, où en 1976 les résidents ne disposaient en moyenne que de 4 m2, on compte aujourd'hui 37,5 à 40 m2 par résident, et 49 m2 dans la province du Jiangsu. Les données chinoises comptabilisées pour 68 villes en 2018 montrent une fourchette de 24 à 70 m2, avec seules 21 villes ayant moins de surface habitable par résident que Paris. En 2017, lorsque Xi Jinping formulait l’affirmation selon laquelle "un logement est fait pour vivre, pas pour spéculer", c’est une réalité financière qu’il pointait du doigt, et non une crise du logement. Et même si les entreprises chinoises de l’immobilier ne sont pas des entreprises d'État, elles entretiennent des relations si étroites avec les responsables locaux et nationaux qu’elles semblent protégées par une garantie implicite de l'État. 

Cela nous amène à un second niveau d’analyse. Depuis le début de la pandémie de Covid-19, et malgré la sortie de crise plutôt réussie dont peut se prévaloir la Chine depuis un an et demi, les politiques budgétaires et de crédit chinoises se sont durcies. Il y a bien sûr des exceptions flagrantes à cela, notamment du côté de certains secteurs des industries high tech comme les semi-conducteurs et l'informatique en général, et pendant un temps, au printemps 2020, les grandes entreprises d'État ; pour Pékin, il s’agissait là d’assurer la paie des salariés à statut. Cependant, dans d'autres domaines, la tendance est stupéfiante. À titre d’illustration, les budgets centraux et locaux sont actuellement en baisse par rapport à 2019. Non seulement le budget approuvé en mars 2021 ne prévoit qu’une modeste augmentation de 4,5 % des dépenses par rapport à 2020, mais les décaissements réels de la période janvier-juillet 2021 sont loin derrière cet objectif. Les dépenses centrales ont chuté de 12,5 % par rapport à 2019, et les dépenses locales de 1 %. Pire encore, les coupes budgétaires les plus importantes portent sur des secteurs pourtant affichés comme prioritaires par Pékin : environnement, agriculture et sylviculture, éducation.

Notre hypothèse est que la priorité absolue accordée aux restrictions budgétaires a provoqué, par inadvertance, des coupes dans les secteurs les plus faibles et les moins profitables pour les administrations locales, tout comme celles-ci ont délaissé les objectifs sur les émissions carbonées par rapport à celui de la croissance économique. On peut se demander dans quelle mesure ces choix étaient validés par Xi Jinping lui-même, car ils le plaçaient en contradiction directe avec les objectifs environnementaux et de "prospérité commune" qu’il a énoncés. Il n’en demeure pas moins que tout ceci coïncide avec un objectif plus large consistant à mettre un terme à la spirale de l’endettement que connaît la Chine, et avec une politique monétaire rigoureuse destinée à limiter le risque financier international.

Depuis le début de la pandémie de Covid-19, et malgré la sortie de crise plutôt réussie dont peut se prévaloir la Chine [...], les politiques budgétaires et de crédit chinoises se sont durcies.

Non seulement les ambitieux objectifs de croissance du PIB sont abandonnés, mais, et ce contre la volonté d’économistes chinois en théorie libéraux (en réalité keynésiens), le credo du ministère des Finances et de la banque centrale est beaucoup plus conservateur. Selon ses propres termes, il s'agit de "maintenir la croissance de la masse monétaire et du financement social en phase avec la croissance économique nominale, tout en maintenant le ratio de levier macroéconomique fondamentalement stable". Cette préférence pour une politique dite "intercyclique" au détriment d'une relance anticyclique tient davantage d’Hayek que de Keynes, et davantage de la Bundesbank que de la Fed. Les seules concessions faites, en juillet 2021, ont résidé dans une légère réduction du taux de réserves obligatoires pour les banques, et dans de petites injections de liquidités pour les opérations de prise en pension.

Dans le même temps, l'essentiel du contrôle et de la limitation des nouveaux crédits a porté sur le secteur immobilier. Cela s'est fait directement, mais aussi par la réduction des moyens de financement des collectivités locales - ou "shadow debt" - dont la plupart sont liés au financement de la vente de terrains et droits à construire qui génèrent des ressources fiscales essentielles à ces gouvernements locaux. Cette volonté de reprendre le contrôle de la dette locale et immobilière n’a rien de nouveau, elle est affichée depuis 2017. La pandémie avait, début 2020, contré cette volonté, en imposant une phase de relance de l’économie. Mais en 2021, le désendettement s'est accéléré. Lors de la session de printemps de l'Assemblée nationale populaire, le ministère des Finances a indiqué qu’il en allait de la "sécurité nationale". La réduction concernait à la fois le gouvernement central et les gouvernements locaux, ainsi que la dette des consommateurs. Au cours du premier semestre de l'année, les gouvernements locaux n'ont vendu que 42 % de leur quota total annuel d'obligations.

Dans le même temps, l'essentiel du contrôle et de la limitation des nouveaux crédits a porté sur le secteur immobilier.

De nombreuses autres mesures ont été adoptées ou seraient à l'étude. Les milliardaires et les grandes entreprises numériques font "spontanément" des dons importants au nom des objectifs de "prospérité commune". On débat d'une réforme des retraites, où les riches s'appuieraient sur des contributions spécifiques et aussi sur le système d'impôt sur le revenu.

En théorie, ce dernier est progressif, mais une réforme de 2018, en créant de nombreuses déductions et en en relevant le seuil, a fait passer le pourcentage de la population urbaine concernée par l’impôt sur le revenu de 44 à 15 %. Sur l’inégalité sociale, des mesures sectorielles ont déjà été introduites, comme le plafonnement à 5 % de l'augmentation des loyers (en faisant le premier contrôle des loyers en Chine post-1978), et une rotation obligatoire des enseignants dans les grandes villes pour éviter la spéculation immobilière autour des meilleures écoles. 

Dans ce dernier cas, nous observons également de nouvelles politiques sociales à l’origine de l'interdiction soudaine des cours particuliers, interdiction qui entraîne la disparition d'un secteur pesant pour 120 milliards de dollars, mais accessible avant tout aux classes moyennes. Le plafonnement des jeux vidéo à 3 heures par semaine semble difficile à appliquer, tout comme le sermon fait aux entreprises du secteur, selon lequel elles ne doivent plus faire de la recherche du profit leur objectif principal. On entend que le secteur de la chirurgie esthétique - une industrie évaluée à 50 milliards de dollars en Chine - pourrait être le prochain ciblé. Une application mobile comptant 200 millions d'utilisateurs, initialement conçue pour lutter contre la fraude financière par téléphone et par internet, est désormais utilisée par les autorités pour interroger les personnes ayant accédé à des services d'informations financières internationaux. Il y a aussi bien sûr l'interdiction des voyages à l'étranger, justifiée par la politique "zéro-Covid". Le changement d’approche vis-à-vis de l'immobilier et la spéculation s'étend désormais à de nouvelles règles de rénovation urbaine qui remettent clairement en cause la mentalité prévalant dans les projets immobiliers chinois. La façon dont l'économie, la société et la politique sont intimement liées dans ce cas précis peut être déduite par un passage des nouvelles directives de construction : "nous mettrons fin à la mauvaise pratique consistant à convoiter et rechercher des bâtiments grandioses, étranges et de style occidental". Ironiquement, le reste du nouveau règlement aurait pu être rédigé par une administration démocratique de sensibilité écologiste ou socialiste.

Ces ambitions vont-elles plus loin ? La rhétorique de la "prospérité commune" pourrait le suggérer. Il est frappant de constater que de nombreux économistes médiatisés y vont de leurs propositions pour lutter contre les inégalités. De la réforme des retraites à la "redistribution tertiaire" (philanthropie) en passant par l'inégalité actuelle de l'impôt sur le revenu, ils s'inspirent des penseurs occidentaux à vocation sociale (essentiellement américains, mais Thomas Piketty est également mentionné) pour donner corps aux paroles de Xi Jinping. Mais ce qui s'est passé précédemment avec l'ensemble de l'économie des plateformes digitales, et qui résonne aussi dans ces nouvelles annonces, incite à la prudence : le contrôle des données par le gouvernement était clairement la priorité la plus cohérente, au-delà des actions anti-monopoles et de la protection des données privées contre leur utilisation commerciale. De même, dans toutes les politiques énumérées ci-dessus, nous suggérons que la limitation des risques financiers et, par conséquent, le contrôle des nouvelles dettes et des bulles spéculatives restent l'objectif principal, la redistribution sociale n’étant qu’un objectif secondaire et un accessoire politique utile. 

L'effet boule de neige économique - crise du secteur immobilier dans son ensemble, impact sur la consommation - qui a pris forme en septembre 2021 laissera une empreinte profonde sur la société urbaine chinoise et les classes dites moyennes, ainsi que sur les investisseurs internationaux. La deuxième partie de cette analyse porte sur les risques pris et les répercussions internationales de ces changements.

 

 

Copyright : NICOLAS ASFOURI / AFP

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