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10/09/2018

La chute programmée d’Idlib – quelles conséquences ?

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La chute programmée d’Idlib – quelles conséquences ?
 Michel Duclos
Auteur
Expert Résident principal et Conseiller spécial - Géopolitique et Diplomatie

Plus personne désormais ne peut l’ignorer : trois millions de Syriens, dont un million d’enfants, se trouvent bloqués dans cette province d’Idlib, au Nord de la Syrie, qui jouxte la Turquie ainsi que la zone de Lattaquié, cruciale pour le régime syrien. Terre montagneuse, d’accès difficile, parsemée de champs d’oliviers mais très pauvre. Sur les trois millions d’habitants actuels, environ un million sont des déplacés de l’intérieur, qui ont trouvé refuge à Idlib après avoir échappé aux bombardements d’Alep ou d’ailleurs.

Idlib est aussi le dernier sanctuaire des djihadistes plus ou moins affiliés à Al-Qaïda (ceux de Hayat Tahrir al-Cham notamment) et de groupes divers, dont un certain nombre d’islamistes soutenus par la Turquie. La zone compte plusieurs dizaines de milliers de combattants, dont beaucoup, comme les réfugiés civils, sont des rescapés d’accords dits de "réconciliation" (en fait de reddition) qui ont été conclus à Alep ou récemment dans la Ghouta orientale par exemple. Cette concentration de combattants – tous "terroristes" bien entendu aux yeux du régime Assad et de ses parrains – justifient dans l’esprit de ces derniers l’assaut déclenché il y a quelques jours contre la province et quelques poches encore insoumises dans son voisinage.

"Les Russes, les Iraniens et le régime considèrent qu’il est temps pour eux de passer à l’action et d’éliminer la dernière enclave d’opposition armée au régime"

A la différence de ce qui s’est passé dans la Ghouta orientale ou auparavant à Alep, les populations n’ont pas de terre d’accueil où fuir à nouveau – pas d’Idlib bis – car elles redoutent de se rendre dans les zones tenues par le régime, sachant le sort que celui-ci leur réserve, et la Turquie ne veut pas ouvrir ses frontières (celle-ci accueille déjà plus de trois millions de réfugiés syriens). Dans la Ghouta orientale ou à Deraa, les soutiens des groupes rebelles ont poussé ceux-ci à se rendre : ce fut le cas en particulier, peu glorieusement, des Etats-Unis pour la zone de Deraa. Cette fois, du moins pour l’instant, Ankara ne suit pas ce modèle. La Turquie avait en mai dernier conclu avec la Russie et l’Iran un accord de "désescalade" concernant Idlib. Elle s’était engagée à régler le problème des groupes rebelles. Elle n’y est pas parvenue, bien qu’ayant installé des postes avancés de son armée dans la région. Elle demande aujourd’hui des délais supplémentaires alors que les Russes, les Iraniens et le régime considèrent qu’il est temps pour eux de passer à l’action et d’éliminer la dernière enclave d’opposition armée au régime.

Cette équation Russie-Turquie-Iran-régime constitue la clef du drame qui se joue à Idlib, dans un contexte marqué aussi par des paramètres géopolitiques plus larges (Etats-Unis, Europe). Le régime a toujours dit qu’il voulait reprendre le contrôle de l’ensemble du territoire syrien et n’a jamais été effleuré par des considérations humanitaires. La Russie a ces derniers mois temporisé notamment parce qu’elle avait intérêt à ménager la Turquie, l’un des acteurs aux côtés de la Russie et de l’Iran, du processus d’Astana, sur lequel Moscou compte ou comptait jusqu’ici pour faire avancer un "règlement politique" (au sens d’habillage politique de la victoire de son camp). M. Erdogan est désormais affaibli, du fait de la détérioration de ses rapports avec Washington et de la crise économique et monétaire qui frappe la Turquie. M. Poutine a sans doute pensé que c’était le moment de forcer la main de son compère.

Vendredi 7 septembre, une rencontre au sommet Poutine-Rouhani-Erdogan s’est tenue à Téhéran. Le président turc n’a pas obtenu un report de l’offensive : M. Poutine a asséné qu’on ne pouvait pas "céder aux terroristes" ou "trier entre ceux-ci". M. Erdogan n’a pas non plus cédé : il menace désormais de se retirer du processus d’Astana. Cela est peut-être à mettre en relation avec les messages les plus récents qui proviennent de Washington : le nouvel envoyé spécial pour la Syrie, l’Ambassadeur Jeffrey, qui fut ambassadeur à Ankara, annonce que l’administration américaine est déterminée à rester engagée en Syrie. Avec d’autres porte-parole de l’administration Trump, il indique que les Etats-Unis sont prêts à réagir fortement en cas d’offensive contre Idlib.

"Peut-on imaginer que les Occidentaux, qui ont laissé faire le régime et ses alliés lors des précédentes offensives contre des bastions de l’opposition armée, cherchent soudain à peser dans cette "ultime bataille" ?" 

Il y a bien sur ce point changement de langage, car jusqu’ici la menace de réactions était réservée, pour les Américains comme pour la France, à un éventuel emploi de l’arme chimique. Cette inflexion du discours américain relève-t-il seulement du bluff ? Peut-on imaginer que les Occidentaux, qui ont laissé faire le régime et ses alliés lors des précédentes offensives contre des bastions de l’opposition armée, cherchent soudain à peser dans cette "ultime bataille" ? Si tel était le cas, les recommandations suivantes mériteraient d’être prises en compte :

  • Si le régime de Damas reprend le contrôle d’Idlib, l’occupation turque et la présence américaine au nord et au nord-est du pays seront encore plus fragilisées. Le pouvoir de Damas sera en mesure de rétablir son contrôle nominal sur l’ensemble du territoire. Il sera moins enclin que jamais à entrer dans quelque règlement politique que ce soit. Et si les Russes exigent de lui qu’il se montre plus flexible, il s’appuiera d’autant plus sur l’Iran.
     
  • Nous devons donc mettre les Russes devant les vrais enjeux de la bataille d’Idlib : celle-ci risque d’être catastrophique sur le plan humanitaire, sans résoudre, bien au contraire, le problème terroriste (une insurrection clandestine se poursuivra avec encore plus de violence). Idlib risque de surcroît sur le plan politique d’enfoncer les derniers clous dans le cercueil d’un éventuel règlement politique ;
     
  • Dans ces conditions, la "réponse" occidentale ne peut consister qu’à faire entrevoir à Moscou l’inéluctabilité d’un nouveau palier dans l’actuelle "guerre froide" de facto. Par exemple, la suspension de Nord Stream II et l’imposition de nouvelles sanctions, déjà évoquées, reviendront sur le tapis avec insistance. Symétriquement, une fenêtre d’opportunité s’ouvre pour les alliés de l’OTAN de soutenir Ankara et de faire des ouvertures à M. Erdogan (la visite prochaine de celui-ci à Berlin constituera un test) ;

Sur le plan militaire, le recours aux armes chimiques par Assad revêt une haute probabilité car son armée n’a pas beaucoup d’autres moyens de contribuer à la reconquête d’Idlib. Les Russes ne sont pas loin de l’admettre en lançant une campagne préalable de désinformation rejetant par avance le blâme sur les rebelles, qui seraient actionnés par les services occidentaux. Une autre raison pour Assad de déployer des moyens chimiques tient à ce que les cas précédents n’ont entrainé que des frappes de représailles symboliques de la part des Etats-Unis, de la France et de la Grande-Bretagne. Il est clair que pour dissuader vraiment Assad, les Occidentaux devraient cette fois se préparer à des représailles beaucoup plus douloureuses pour les forces du régime.
 
Ces éléments de position fermes ne sont pas exclusifs, bien entendu, de propositions constructives : les Occidentaux ont le même intérêt que la Russie à l’élimination des djihadistes d’Idlib. En cas de suspension de l’offensive programmée, ils devraient articuler un programme de coopération avec la Russie sur le terrain contre-terroriste, dans un cadre évidemment respectueux de la vie des populations civiles et ménageant la possibilité d’un règlement politique.

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